Maroc : réforme de l’audiovisuel, saison 1
Décidé à soumettre les télés publiques à un nouveau cahier des charges, le ministre de la Communication marocain Mustapha El Khalfi a déclenché sans le vouloir une polémique qui a pris les allures d’un feuilleton à rebondissements.
Tous les ingrédients d’un feuilleton du milieu d’après-midi sont réunis : un ministre marocain islamiste et jeune face à des directeurs de télé réputés proches du Palais, quelques méchants barbus, de gentils technos et un scénario aux multiples rebondissements. Les dialogues, au Parlement notamment, sont en arabe, mais les sous-titres dans les salons sont dans la langue de Molière. Et comme dans les romans de Vargas Llosa (La Tante Julia et le Scribouillard) ou de Tonino Benacquista (Saga), ce feuilleton, qui ressemble au départ à un divertissement léger, deviendrait presque le miroir d’une société qui se cherche et se recompose. Parfois, la télévision est un grand cinéma. Depuis la fin de mars, les cahiers des charges des deux premières chaînes ont provoqué un bras de fer tendu entre le gouvernement d’Abdelilah Benkirane et une partie des médias (majoritairement francophones) qui revendiquent pêle-mêle la modernité, le pluralisme, la liberté de créer. Certains ont laissé des plumes dans cette foire d’empoigne, même s’il est trop tôt pour désigner un vainqueur. Interdiction de zapper !
Épisode 1
Trop de précipitation
29 mars. La Haute Autorité de la communication audiovisuelle (Haca) approuve les nouveaux cahiers des charges des deux premières chaînes de télévision publiques : Al Aoula et 2M. Le communiqué du régulateur cite notamment le « processus de coordination soutenue » avec le ministre de la Communication. Presque immédiatement, ce dernier fait publier les nouvelles obligations sur le site web du ministère. Mustapha El Khalfi avance vite et veut le montrer. Accusé plus tard de forcer la main aux responsables de la deuxième chaîne – Al Aoula restera curieusement en dehors de la polémique -, le ministre de la Communication rétorquera qu’il a simplement exercé ses prérogatives. « Le document a été élaboré après des dizaines d’auditions et remis à la primature, qui l’a transmis le 28 mars au régulateur », détaille ce connaisseur du dossier. La Haca, qui ne contrôle que la légalité du document, l’approuve dès le lendemain. Première erreur de communication du ministre de tutelle. « Je crois qu’El Khalfi souhaite sincèrement réformer le secteur, confirme une source gouvernementale, mais il a certainement voulu trop bien faire. »
Épisode 2
Les patrons font de la résistance
16 avril. Le directeur général de 2M, Salim Cheikh, dégaine. Il tire sur son ministre de tutelle. Il dénonce une « approche extrêmement interventionniste », parle d’un « retour en arrière » et prend des accents graves : « Il est de ma responsabilité de défendre la chaîne quand je sens qu’elle est menacée. » Le discours est rodé : il n’est pas question d’attaquer la coloration politique du nouveau cahier des charges, mais de dénoncer une immixtion dans le travail des professionnels. Quelques jours auparavant, le présentateur du JT francophone de 2M, Ouadih Dada, tirait la sonnette d’alarme : le nouveau cahier des charges imposerait de décaler le JT de 20 h 45 au profit d’un rendez-vous en arabe. Il est soutenu par l’ex-ministre socialiste Ahmed Reda Chami. Dans une tribune tonitruante (« Ne touchez pas à mon multilinguisme, Monsieur le Ministre ! »), le député de Fès met en garde contre le risque d’un « net recul linguistique chez nos jeunes, qui seront désormais encore moins exposés aux langues étrangères ». La controverse linguistique est lancée, elle s’ajoutera aux accusations de « dirigisme » lancées contre le ministre islamiste et à sa supposée « fermeture au dialogue ». Réputé discret jusque-là, Salim Cheikh faisait office de manageur efficace mais sans envergure politique. Patron de régie télé, il manie les chiffres et les dossiers habilement. C’est pourquoi sa sortie étonne, d’autant que le patron de Radio 2M squatte les ondes des concurrents : Atlantic, puis Aswat et Luxe Radio, Cheikh réalise le grand chelem. Réflexe corporatiste ? Voire.
Mustapha el-Khalfi, ministre de la Communication, s’exprimant devant le Parlement, le 16 avril.
© Abdelhak Senna/AFP
Épisode 3
El Khalfi contre-attaque
23 avril. Surpris par la virulence des critiques, le ministre fait d’abord le dos rond. Il suit la polémique, compte les attaques et les soutiens. Son collègue de la majorité (Mouvement populaire) Mohamed Ouzzine, ministre de la Jeunesse et des Sports, directement concerné par l’interdiction de la publicité pour les jeux de hasard, ne le ménage guère : « El Khalfi est un ministre de la Communication et non un mufti ["jurisconsulte", NDLR] ou un fqih ["théologien"] qui interdit et autorise. […] Ce n’est pas un problème de halal ["licite"] ou de haram ["interdit"]. » L’opposition se réjouit de voir la solidarité gouvernementale à ce point malmenée. Visé personnellement, Mustapha El Khalfi choisit de se défendre bec et ongles. Il comprend qu’il ne sert à rien de démonter les craintes soulevées sur la langue, les appels à la prière, les programmes religieux. Ses détracteurs n’ont, pour la plupart, même pas lu le cahier des charges en question. Sa riposte, il la lance devant le Parlement, où sa plaidoirie s’achève sous les applaudissements de la majorité. Au même moment, des fuites opportunes dans des journaux favorables au gouvernement Benkirane « révèlent » les montants de contrats de production. À la guerre, tous les coups sont permis. « Ceux qui me critiquent défendent les intérêts de lobbies particuliers, car ils se sentent menacés dans leurs privilèges », attaque El Khalfi. Pour le ministre, et tout le gouvernement, il s’agit de rassurer sa base et de ne pas céder.
Épisode 4
Cash me if you can
24 avril. La réunion du conseil d’administration de 2M intervient en pleine tension autour des fameux cahiers des charges. Soread-2M, la société éditrice, est détenue à 72 % par l’État, le reste appartenant à des investisseurs, dont l’ONA, le holding royal (20 %). Du coup, le ministre de tutelle préside habituellement le conseil d’administration de la chaîne. Mustapha El Khalfi n’assiste pas au CA et se fait représenter par un responsable du ministère. L’ambiance est électrique, mais la réunion se contente de valider des engagements réciproques entre l’État et 2M. Ainsi, 250 millions de dirhams (plus de 22 millions d’euros) de subventions – en réalité déjà prévues dans le cadre du contrat-programme – seront apportés au capital de l’entreprise. Car 2M est en pleine déroute financière. Sous la coupole, le benjamin du gouvernement (39 ans) vient de révéler que les pertes ont déjà absorbé 93 % du capital social. La chaîne, qui se targue de ne dépendre qu’à 5 % des subventions de l’État, contre 95 % de revenus publicitaires, a donc besoin d’un coup de pouce du gouvernement pour simplement survivre. Une source autorisée à la direction explique que la chaîne a subi de plein fouet « la crise mondiale et la réduction des budgets de communication des gros annonceurs ». Après des années de baisse continue des revenus, les perspectives 2012 sont à l’équilibre. Difficile dans ces conditions de défendre la « viabilité du modèle économique de 2M », que les responsables de la chaîne mettent en avant pour refuser le cahier des charges.
Épisode 5
Le pacificateur
5 mai. « Cette affaire a fini par dérailler totalement, avoue ce ministre. Nous avons été submergés par un débat politicien se cachant derrière la technique. » Nabil Benabdallah vient de réunir pour la première fois une commission interministérielle pour « réaménager » les cahiers des charges. L’actuel ministre de l’Habitat a été ministre de la Communication de 2002 à 2007. À ce titre, il a été le premier à mettre en oeuvre la réforme du secteur audiovisuel. Mais s’il a été chargé de cette mission par le chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, c’est aussi parce que le chef du Parti du progrès et du socialisme (PPS) est la caution de gauche du cabinet. Cette commission est dominée par les ministres du Parti de la justice et de la liberté (PJD), dont le numéro deux du gouvernement, Abdellah Baha, le ministre de la Justice et des Libertés, El Mostafa Ramid, et bien sûr El Khalfi. La majorité plurielle est représentée par les istiqlaliens Mohamed Louafa (Éducation nationale) et Nizar Baraka (Finances). Le secrétaire général du gouvernement, Driss Dahak, complétant le tableau. Difficile de savoir ce qui sortira de cette médiation. Tout indique que les cahiers des charges ne seront pas totalement réécrits. Un membre de poids de la commission précise que « certains contenus seront revus, surtout dans la forme, pour dépasser les crispations apparues pendant le débat ». En attendant des cahiers « moins dirigistes et moins colorés religieusement », le gouvernement devrait valider la prorogation des anciens cahiers des charges. L’épilogue est encore loin.
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