Dany Laferrière : « La réponse la plus subversive à la dictature : être heureux ! »
Véritable pendant à « L’Énigme du retour », qui lui valut le prix Médicis en 2009, « Chroniques de la dérive douce » retrace la première année d’exil de l’écrivain haïtien. L’occasion de narrer avec poésie et raffinement l’ambivalence du déracinement et sa conquête de la liberté.
En 1976, Dany Laferrière fuyait sa patrie, où sa vie était en danger. Dans Chronique de la dérive douce, mélange de vers libres et de prose tout en fragments, l’écrivain, qui avoue n’écrire que sur lui-même, dresse un portrait de sa première année au Québec. Véritable pendant à L’Énigme du retour, ce roman, dont la première version est parue à Montréal en 1994, perpétue le dialogue entre l’enfant du Sud et sa terre d’adoption. Mais le vrai sujet du livre reste l’ambivalence du déracinement. Malgré la douleur de perdre son pays, la misère et les petits métiers avilissants de ses débuts, son départ d’Haïti a été une chance de se réinventer. Un vade-mecum pour tous les exilés…
Jeune Afrique : Vous publiez dans une version enrichie un roman écrit pour la première fois en 1994. Dix-huit ans plus tard, la question de l’exil paraît toujours autant d’actualité…
DANY LAFERRIÈRE : Oui, car des avions continuent de débarquer des jeunes gens dans toutes les capitales d’Occident, souvent en provenance de pays pauvres, ignorant s’ils y seront acceptés. À l’aube de mes 60 ans, j’ai voulu ressortir ce livre pour me rappeler le jeune homme que j’étais. À dix-huit ans d’intervalle, les choses n’ont pas changé, mais ma façon de les appréhender a évolué. Cette nouvelle version est enrichie de faits que j’avais initialement perçus sous une tout autre perspective. Chronique de la dérive douce reste encore le livre de mes débuts, des premiers pas d’un exilé dans sa nouvelle vie. Je l’ai écrit pour aider les gens à comprendre cette expérience à la fois excitante et traumatisante de l’exil. Ceux qui n’ont jamais quitté leur pays ignorent combien il est difficile de vivre en dehors de ses racines, de s’en défaire.
L’Énigme du retour participait aussi de ce désir ?
Dans L’Énigme du retour, il est question de longues et bouleversantes retrouvailles avec les miens, mais aussi avec un pays que je peine à reconnaître après trente-trois ans d’absence. Le temps qui passe et le poids de l’expérience établissent une relation singulière entre les deux ouvrages. Un peu comme si on présentait un jeune homme, puis l’homme d’expérience qu’il est devenu. Il s’agit bien d’une seule et même personne. Placé à l’autre extrémité de la vie du narrateur par rapport à L’Énigme du retour, Chronique de la dérive douce donne à mesurer le chemin parcouru. Et l’exil reste douloureux.
Véritable vade-mecum pour l’exilé, votre livre campe un personnage qui ne se laisse pas impressionner.
Je dédie ce livre à tous ceux qui arrivent dans une nouvelle ville, sans exclusive. Quelle que soit la position qu’ils y occupent, la pire des choses, c’est de s’appesantir sur soi, de se plaindre. L’exilé n’est pas un touriste. Il n’est pas venu voir comment vivent les autres, mais pour participer à leur aventure, que cela lui plaise ou non. L’énergie qu’on possède en arrivant, il ne faut pas la gaspiller en larmes. Mon souhait est que ce livre soit lu par de jeunes Africains avant même leur éventuel départ. Cela les aidera à comprendre qu’ils ne sont pas obligés d’entrer dans les rangs. Au Canada notamment, de nombreuses structures sont prévues pour les primoarrivants. On prépare les lieux où ils sont censés vivre, ce qu’ils sont supposés penser ou manger. L’exilé doit oser l’aventure, s’affranchir des barrières psychologiques. Mais il ne doit pas juger un pays ou un peuple avant de l’avoir effectivement rencontré. Il doit foncer, aller là où on ne l’attend pas, faire semblant de ne pas comprendre quand on insinue qu’il n’est pas à sa place.
Mais la forme littéraire choisie, faite de prose et de vers libres, pourrait rebuter.
Si on se contente de feuilleter l’ouvrage, peut-être. À la lecture, c’est un style assez simple. Et ce mélange de prose et de rimes est aussi une métaphore de la vie : on a souvent besoin de marquer une pause ; on oscille perpétuellement entre accents lyriques et ton plus prosaïque. Ces textes poétiques en prose sont pour moi les plus simples à manipuler. Ils sont débarrassés de tout corset. Dans mon livre, quelque 450 paragraphes racontent des dizaines de petites histoires. Toute la difficulté consiste à procurer de l’émotion au lecteur et à donner du rythme à chaque petite phrase. On voit les choses surgir ; il n’y a pas de distance entre l’écrit et l’action. C’est une écriture délestée de toute fioriture qui cependant n’empêche pas le raffinement.
Mon souhait est que ce livre soit lu par de jeunes Africains avant même leur premier départ pour l’étranger.
Il y a aussi dans cet ouvrage une certaine exaltation de l’insouciance.
Le jeune homme qui fuit une dictature n’a pas besoin de se plaindre en permanence. Il peut s’octroyer une année de vacances consacrée à lire, boire, rencontrer des filles… En exaltant cette insouciance, j’ai aussi voulu souligner qu’elle faisait vraiment défaut dans les pays fortement politisés, comme Haïti dans les années 1970. Cette insouciance transparaît dans chacun de mes ouvrages. À la parution de mes premiers livres, critiques et journalistes se demandaient si je devais être classé parmi les « écrivains légers ». Ils ont fini par me donner du « grand auteur ». J’ai placé les briques les unes après les autres, sans jamais donner l’impression que je voulais ériger une oeuvre. On a fini par comprendre que je ne me contentais pas d’aligner les livres les uns après les autres, mais qu’il y avait, derrière, un projet. Par petites touches, je passe d’un sujet à l’autre, change d’angle de vue, à une vitesse folle. Et cette manière de procéder donne l’impression d’un sautillement, qui au final aboutit à un scintillement. C’est en quelque sorte la métaphore de la jeunesse. Le jeune homme est confronté à un vaste champ d’opportunités, lui qui vient d’un pays en autarcie. On le voit, excité, explorer ces possibilités.
Avec une pointe de cynisme parfois…
En réalité, il est simple, direct et vrai. C’est touchant. Par exemple, il ne prend pas de précautions oratoires pour déclarer, parlant de ses conquêtes : « Julie, c’est pour l’amour, Nathalie, pour le sexe, et il me faut vite quelqu’un pour l’argent. » Ça peut paraître cynique, mais le narrateur est sauvé par sa juvénilité. Il joue tellement franc jeu que c’en est désarmant. C’est un prisonnier en cavale qui ne veut être possédé par aucune femme. Il ne laisse aucun sujet s’emparer de son être, pas plus l’amour que le travail.
Avez-vous consciemment fait de cette première année une période initiatique ?
À mon arrivée à Montréal, la dictature et la colonisation faisaient déjà partie de moi, mais ne m’empêchaient ni de vivre, ni de traverser le monde, ni de regarder les autres. Je ne regarderai jamais un Blanc uniquement comme un colon. C’est réducteur, à la fois pour lui et pour moi. Outre les choses anodines comme la différence de température, j’ai appris la liberté, la solitude, mais aussi l’intimité. Pouvoir m’asseoir à la terrasse d’un café et commander, geste d’une extrême banalité pour n’importe quel Montréalais, correspondait pour moi à la traversée d’un siècle, à une longue conquête. Cela dérangeait à la fois le dictateur et l’opposant, parce qu’ils avaient tous les deux pour moi un projet. Le premier voulait m’assujettir, le second, que je me révolte. Quant à moi, je n’aspire qu’à m’enfoncer dans le quotidien. La chose en apparence la plus frivole est au contraire la plus puissante. La réponse la plus subversive à la dictature, c’est d’être heureux.
Quel est votre rapport à Haïti aujourd’hui ?
La dictature fut éphémère, Haïti est éternelle. Je n’ai jamais eu de rapport crispant à mon île. Je me suis astreint à démontrer que l’exil pouvait devenir un acte libérateur. La pire des choses qu’on puisse faire aux dictateurs, c’est s’accomplir, transformer la punition en récréation. Aujourd’hui, trente-six ans après, je m’emploie toujours à retisser le lien.
L’exilé que vous restez a-t-il gardé cette audace des premières heures ?
L’ensemble de mon oeuvre semble le dire. Je n’hésite pas à traverser l’Amérique pour donner mon opinion, non pas uniquement sur le débat racial ou encore les rapports contrastants entre riches et pauvres, mais aussi sur la littérature, sur Spike Lee comme sur Woody Allen. Il faut éliminer les frontières, en particulier celles qui nous emprisonnent. Les barrières sociales, raciales ou de classe constituent déjà de véritables carcans. Inutile d’en rajouter en nous imposant une ligne d’horizon au-delà de laquelle notre regard n’a plus le droit de se porter. Tous mes livres disent la même chose : il nous appartient de nous organiser dans l’espace, entité qui, par définition, n’appartient à personne. En revanche, cet espace revient à celui qui s’en empare, non pas pour en faire sa propriété mais pour pouvoir circuler, observer, vivre.
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Propos recueillis à Québec par Clarisse Juompan-Yakam
Chronique de la dérive douce, de Dany Laferrière, Grasset, 224 pages, 16 euros.
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