L’Harmattan, pépinière de talents
Avec « Histoire de L’Harmattan », Denis Rolland brosse le portrait d’une maison d’édition pas comme les autres, et celui de ses fondateurs, qui n’a cessé de révéler les talents… Sans forcément en récolter le fruit.
Quel est le point commun entre Wole Soyinka, Véronique Tadjo, Maryse Condé, Alain Mabanckou et même Laurent Gbagbo et Hocine Aït-Ahmed ? Ils ont tous – comme bien d’autres – été publiés chez L’Harmattan. Si la maison d’édition, qui a porté tellement de voix d’auteurs, d’intellectuels et de politiques africains, est bien connue des deux côtés de la Méditerranée, le parcours de ses fondateurs, Denis Pryen et Robert Ageneau, l’est beaucoup moins.
Les deux hommes à l’origine de ce qui deviendra une institution littéraire sont au cœur de l’ouvrage Histoire de L’Harmattan, de Denis Rolland, entre autres professeur des universités et directeur adjoint scientifique au CNRS. Comme son sous-titre, Genèse d’un éditeur au carrefour des cultures (1939-1980), ce livre passionnant se tient au carrefour des genres. La trajectoire singulière des deux anciens prêtres qui vont rompre leurs vœux et contester l’institution religieuse est romanesque à souhait. Les deux rebelles croisent l’Histoire d’un monde en mouvement, à Rome lors du concile Vatican II, en Algérie à la fin de la guerre d’indépendance, au Sénégal lors du Festival mondial des arts nègres de Dakar en 1966 et lors des manifestations étudiantes de 1967, en France lors de Mai 68, etc.
Je ne veux pas que mon travail soit considéré comme un ouvrage de mémoire mais comme un livre d’Histoire
C’est dans ce maelström que naît en 1975 L’Harmattan, porté par le vent de la contestation des mouvements tiers-mondistes contre les colonisations, par la remise en cause des systèmes religieux, économique et politique, et par l’affirmation des populations jusque-là en périphérie de l’édition universitaire et littéraire.
Denis Rolland affiche son ambition : « Je ne veux pas que mon travail de presque trois ans soit considéré comme un ouvrage de mémoire, je suis historien, et j’ai œuvré pour que ce soit un livre d’Histoire. » Un ouvrage pour tous : « Il est accessible aux non-initiés. Quelqu’un qui n’aurait pas de culture historique particulière peut comprendre ces itinéraires qui donnent naissance à cette maison d’édition. Moi-même, je n’étais pas spécialiste de cette période. J’ai appris en écrivant ce livre et c’est ce regard de découverte que je souhaite transmettre. » Apprendre sur des hommes, sur une maison d’édition, sur les époques qu’ils traversent tout en captivant, c’est le triple pari réussi par Denis Rolland.
Jeune Afrique : C’est lors de la visite d’un père blanc qui projette des diapositives d’Afrique de l’Ouest que Denis Pryen, vers l’âge de 7 ans, dit qu’un jour il ira « s’occuper des petits africains ». Son regard est-il teinté de colonialisme ?
Complètement. Ça se passe en 1945-1946, en pleine colonisation, et ce premier contact est empreint sans ambiguïté du regard colonial des missionnaires.
Denis Pryen suit un parcours classique de futur prêtre jusqu’à son arrivée à Rome en 1957 où, tout comme l’Église, il est ébranlé par les prémices du concile Vatican II et par la guerre d’Algérie. Pouvez-vous nous parler de son cheminement intellectuel ?
Au grand séminaire à Rome, Denis Pryen rencontre des professeurs de philosophie ouverts qui lui font découvrir les cinémas européens et, à mon sens, c’est le premier pas vers une réflexion sur la place de l’Afrique dans l’histoire des civilisations et sur le plan culturel. Dans la capitale italienne, c’est l’époque du cinéma de Fellini et bien d’autres. C’est aussi la ville où se rencontrent les différents leaders de l’Algérie pro-indépendance. Denis Pryen va découvrir des religieux latino-américains à l’orée de ce qu’on va appeler la théologie de la libération. Il s’ouvre à des regards différents sur le Sud. Sa vocation missionnaire mute à grande vitesse. Ça bouge beaucoup dans l’Église catholique lors du concile Vatican II. Pour un prêtre à l’éducation très classique en matière de théologie, les portes s’ouvrent les unes après les autres sur un ailleurs qu’il n’avait ni réalisé ni compris jusque-là.
Denis Pryen part faire son service militaire à Oran à la fin de la guerre d’Algérie. Son militantisme est-il né là-bas ?
Denis Pryen est affecté dans un hôpital militaire à Oran. Il navigue entre la société pied-noir oranaise et les responsables militaires. Il est aussi au cœur de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) et des relations avec les harkis, et sera témoin de violences extrêmes. Il côtoie par ailleurs l’évêque d’Oran dont il est proche, Mgr Bertrand Lacaste, un homme ouvert qui va rester en Algérie dix ans après l’indépendance. Cette expérience ébranle Denis Pryen et fait évoluer son regard sur le monde. Une mutation qui se poursuivra après la Rome du concile.
Après Rome et Oran, Denis Pryen part à Dakar et là encore, c’est un nouveau choc culturel…
À Dakar, Denis Pryen est confronté à la culture africaine noire, à l’Islam et à de nouvelles structures familiales. Pour la première fois, il prend des cours de manière libre, à l’Université de Dakar, qui est restée française même après la décolonisation. Ses professeurs sont de grands intellectuels plus ou moins marqués par le marxisme : Louis-Vincent Thomas, Jacques Lombard, Pierre Fougeyrollas, etc. Ils façonnent son esprit. En 1966, se déroule le Festival mondial des arts nègres de Dakar, un événement culturel considérable auquel il assiste. En 1967, lors des soulèvements étudiants, Léopold Sédar Senghor renvoie d’abord les étudiants étrangers chez eux puis les professeurs français. Bien que l’Université de Dakar soit un lieu de fermentation d’idées, il ne veut plus de ce foyer d’agitation. Denis Pryen rentrera en France, son ordre religieux l’y oblige.
En France, Denis Pryen va rencontrer Robert Ageneau, futur cofondateur de L’Harmattan, dont le parcours ressemble étonnamment au sien…
Tous les deux étaient des prêtres spiritains destinés aux missions en Afrique. Enfants ruraux pris en charge par les cadres les plus traditionnels de l’Église catholique, ils ont été marqués – à des degrés divers – par le concile Vatican II, la décolonisation et par Mai 68, qu’ils vivent tous les deux à distance, depuis Paris.
L’Harmattan était aussi un lieu de sociabilité et de réflexion sur ce qu’on appelait à l’époque le tiers-monde. C’est assez logique que des Gbagbo, Aït-Ahmed, etc. soient venus pour y publier leurs ouvrages
On ne sait plus quoi faire d’eux et on les met à la tête de Spiritus, une revue missionnaire, preuve que les congrégations religieuses sentent qu’il faut évoluer avec les décolonisations. Pryen et Ageneau vont aller jusqu’au bout de cette logique en publiant « La dé-mission ». L’article propose non seulement d’arrêter les missions mais aussi de renvoyer tous les missionnaires européens chez eux. Ça va extrêmement loin.
Résultat, le mandat de Pryen et d’Ageneau à la tête de Spiritus n’est pas reconduit. L’Harmattan aurait-il existé sans cela ?
Entre Présence africaine et Maspero, il y avait la place pour un autre éditeur tiers-mondiste, ouvert aux courants de décolonisation et à la découverte des culture africaines. D’ailleurs, dans les années 1980 vont naître Karthala, puis Sépia. On avait besoin de comprendre une réalité qu’on nous avait toujours enseignée autrement. Il faut se souvenir que jusque dans les années 1960-1970, Nos ancêtres les Gaulois était un manuel scolaire y compris de l’autre côté de la Méditerranée. Il fallait des éditeurs pour porter des idées neuves.
À propos de L’Harmattan, Robert Ageneau explique dans une interview à la Revue tiers-monde que les fondateurs ont voulu créer une « librairie et maison d’édition tiers-mondiste, avec une coloration chrétienne ». Quelle est l’importance du christianisme à cette époque dans la ligne éditoriale de L’Harmattan ?
Je parlerais d’héritage chrétien plutôt que de christianisme. Je cite un de mes témoins : « C’était une entreprise de reconstruction qui parfois s’est apparentée à une entreprise de démolition du christianisme. » L’Harmattan naît sur l’héritage du christianisme de gauche. Ça va de Témoignage chrétien à l’environnement du Parti socialiste unifié (PSU) où il y a beaucoup de chrétiens d’origine catholique ou protestante. Cela inclut aussi d’autres personnes moins impliquées politiquement qui veulent intervenir en faveur du tiers-monde. Parmi les premiers auteurs de L’Harmattan, la plupart ont un creuset chrétien. Ils sont religieux ou l’ont été et ils remettent en cause l’éducation chrétienne.
Comment L’Harmattan devient-il un éditeur de référence sur la décolonisation ?
Robert Ageneau et Denis Pryen ont établi un important réseau au fil de leurs itinéraires personnels, puis à la revue Spiritus, qu’ils mettront à profit pour éditer des auteurs à L’Harmattan. Ageneau était plus centré sur le Timor oriental, Pryen sur le Sahara occidental. Ils ont en commun le Mozambique et l’Angola. L’Harmattan se construit à la toute fin des décolonisations. Il reste l’espace colonial portugais et des bribes de l’empire colonial espagnol avec le Sahara occidental. Il existe aussi une tendance forte pour la décolonisation des outre-mer françaises.
On apprend que les deux hommes déjeunaient avec le jeune Laurent Gbagbo, alors professeur, qui publiera quatre livres à L’Harmattan. La maison d’édition a aussi sorti la thèse d’Hocine Aït Ahmed, figure de la lutte pour la libération algérienne. Comment se font ces rencontres avec ceux qui ont fait ou feront l’Histoire de l’Afrique ?
L’Harmattan avait une position favorable à l’Afrique et ce parti pris n’était pas idéologique mais une piste d’atterrissage naturelle. C’était une librairie exceptionnelle grâce au travail de limier de Denis Pryen et de ses collègues pour chercher tous les livres épuisés, anciens ou interdits, qui est devenue peu à peu un acteur incontournable de la question du tiers-monde. L’Harmattan organisait aussi beaucoup de réunions, de discussions, de présentations – c’était un vrai lieu de sociabilité et de réflexion ouverte –, c’est assez logique que des Gbagbo, Aït-Ahmed soient venus à L’Harmattan pour y publier leurs ouvrages, dont certains universitaires. Ce sera aussi le cas de Maryse Condé.
Dans ces espaces de discussion, on retrouve aussi des noms comme Mohammed Dib, Tahar Ben Jelloun, Léon-Gontran Damas…
Dib, Ben Jelloun et d’autres sont venus pour discuter avec le public de thématiques autour de la littérature africaine engagée sur les décolonisations. On retrouve plusieurs autre personnes, dont François Maspero, fondateur des éditions éponymes, et Alioune Diop, fondateur de Présence africaine.
Quelle est la place de la collection Encres Noires dans L’Harmattan ?
C’est la toute première collection de L’Harmattan, qui propose des textes sur l’Afrique ou de l’Afrique. Beaucoup sont le fruit d’auteurs africains mais d’autres sont écrits par des Européens qui parlent de l’Afrique. Avec la publication de romans, L’Harmattan devient visible dans le paysage littéraire. Jusque-là, la maison éditait des sciences humaines et sociales. Cette belle collection existe encore aujourd’hui.
Vous évoquez l’achat du fonds Pierre-Jean Oswald qui permet d’ajouter au catalogue Wole Soyinka, Tchicaya U Tam’si, Bernard Zadi Zaourou, Maryse Condé. L’Harmattan est aussi ce vent qui s’immisce là où ne vont pas les autres éditeurs ?
Lorsque Wole Soyinka devient le premier prix Nobel de littérature africain, Bernard Pivot est bien embêté car il n’a personne à inviter pour évoquer l’événement dans son émission « Apostrophes ». Finalement, le traducteur sera en plateau et L’Harmattan, seule maison d’édition à publier l’auteur nigérian, dans la salle. Pierre-Jean Oswald, qui avait fait un travail incroyable, l’a édité en premier. Mais l’auteur passe sous la bannière L’Harmattan lors du rachat des locaux et du fonds d’Oswald (après sa faillite). Plusieurs auteurs resteront fidèles à L’Harmattan pendant un certain temps.
L’Harmattan n’est certes pas un éditeur qui vous permet nécessairement de bien gagner votre vie, mais il vous permet de vous lancer
L’Harmattan bouscule les codes et demande à ses auteurs de contribuer financièrement à la sortie de leurs livres. Est-ce un choix qui peut jouer sur la qualité des livres publiés ?
La contribution financière des auteurs est une idée de Denis Pryen. Il ne veut pas limiter le nombre de publications pour des raisons économiques. Quand un auteur a les moyens d’aider à supporter les coûts de fabrication, il le sollicite. Un fonctionnement controversé, à contre-courant de celui d’autres éditeurs qui, eux, demandent des financements institutionnels. Denis Pryen pense que la subvention rend dépendant et que l’obtenir prend trop de temps. Il préfère avancer avec cette autre solution qu’est la participation de l’auteur. Ça va être l’une des pommes de discorde entre lui et Robert Ageneau, qui fondera les éditions Karthala.
À quoi est due la séparation entre les deux fondateurs de L’Harmattan ?
Les tempéraments des deux hommes sont différents. Denis Pryen est fonceur, ne veut pas limiter le nombre de publications et veut transformer plus rapidement les manuscrits en livres. Robert Ageneau est pondéré, il veut prendre son temps, désire bien faire les livres et souhaite trouver les moyens d’une diffusion plus importante par des subventions. Ils ont étaient pendant un temps complémentaires, l’un patient et l’autre pas, puis les choses se sont compliquées, leurs avis divergents sont devenus difficiles à concilier.
L’Harmattan a été un découvreur de talents. Est-ce que les jeunes auteurs continuent d’être publiés par la maison d’édition ?
C’est toujours une pépinière. Cela fait parfois souffrir certains directeurs de collection : ils publient beaucoup de bons auteurs en sciences humaines et sociales, et en littérature qui finissent par partir après leur premier ou leur deuxième livre. Ça a été le cas de Véronique Tadjo, d’Alain Mabanckou et d’autres. Il en va toujours ainsi. Diary Sow, jeune Sénégalaise surdouée qui avait fait une fugue pour échapper à la pression sociale, avait publié son premier roman Sous le visage d’un ange chez L’Harmattan. Le deuxième, Je pars, est sorti chez Robert Laffont. Le départ des talents vers d’autres cieux n’a jamais choqué Denis Pryen ni Robert Ageneau. Il n’ont pas voulu changer de modèle économique pour retenir leurs auteurs. Je me souviens avoir vu Alain Mabanckou repasser à L’Harmattan et être de nouveau accueilli à bras ouverts. Lui-même n’est pas devenu méprisant. Sa poésie a été publiée à L’Harmattan. C’est comme ça qu’il a commencé à écrire, ce n’est pas comme ça qu’il a pu en vivre. L’Harmattan n’est certes pas un éditeur qui vous permet nécessairement d’avoir beaucoup de rémunération, mais il vous permet de vous lancer.
Ce livre est un point de vue interne et externe, car vous y avez travaillé mais vous parlez d’une époque que vous n’avez pas connue. Qu’est-ce qui vous a poussé à publier ce livre chez cet éditeur ?
J’ai pensé à le publier ailleurs pour que ça ait plus de légitimité. J’avais contacté d’autres éditeurs, reçu des pré-acceptations mais Denis Pryen a pensé que c’était quand même mieux que ce soit un livre L’Harmattan. Au départ, c’est un devoir de mémoire. Les fondateurs et nombre de personnes qui ont connu de près ou de plus loin la maison sont très âgés. Cette mémoire est en train de disparaître, ça vaut la peine d’y travailler. Avant la sortie du livre, j’ai réuni les témoins que j’ai interrogés, tous étaient satisfaits, y compris les historiens de l’édition et de la culture qui m’avaient accompagné. Il m’ont dit qu’il était rare qu’on puisse voir naître un éditeur d’aussi près et que c’était un beau travail d’histoire et pas seulement de mémoire.
Histoire de L’Harmattan. Genèse d’un éditeur au carrefour des cultures (1939-1980) de Denis Rolland (Éd. L’Harmattan, 443 p., 22 euros)
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