Tunisie : et si on s’occupait des vrais problèmes…
Vie chère, chômage, désordre, insécurité… Très préoccupante, la situation socioéconomique de la Tunisie n’en est pas pour autant désespérée. À condition que tout le monde se remette sérieusement et rapidement au travail.
Mohamed Bouazizi, le marchand ambulant de légumes dont le suicide, le 17 décembre 2010 dans la ville de Sidi Bouzid, avait déclenché l’insurrection populaire qui a balayé le régime de Zine el-Abidine Ben Ali, se reconnaîtrait-il dans la Tunisie de mai 2012 ? Celui qui a été promu à titre posthume symbole de la révolution endosserait probablement, à tout le moins dans son principe, la transition démocratique inaugurée par l’élection libre d’une Assemblée nationale constituante (ANC) en octobre 2011 et l’entrée en fonction, au début de 2012, du gouvernement de coalition issu des urnes.
Sans doute se féliciterait-il aussi de voir ses concitoyens, qu’ils soient favorables ou non au gouvernement, ou encore apolitiques, user sans limites d’une liberté chèrement acquise pour exprimer leurs opinions et revendications. Mais il ne pourrait que constater que, au lieu de sortir de la crise économique et sociale, le pays s’y est au contraire gravement enfoncé.
C’est peu dire, en effet, plus de un an après la révolution, que la vie quotidienne des citoyens tunisiens s’est singulièrement compliquée. Le laisser-faire est devenu roi. En l’absence des contrôleurs municipaux, qui étaient la bête noire de Bouazizi, les trottoirs ont été « colonisés » par les commerçants, qui en ont fait des sortes d’annexes à leurs boutiques, tandis que d’autres y ont bâti carrément des baraques en dur, au grand dam des piétons, forcés de partager la chaussée avec les automobilistes. Les constructions anarchiques pullulent, parfois sur le domaine public.
Spéculation
Un affairisme sauvage s’est instauré dans le pays, faisant flamber le coût de la vie. Les prix au détail des produits alimentaires – comme la viande, le poulet, les oeufs, les tomates, les pommes de terre, les petits pois et le poivron – ont quasi doublé. Même la chakchouka, ratatouille locale et plat du pauvre par excellence, est devenue coûteuse. « J’ai oublié le goût de la viande, dont le prix est inabordable depuis des mois, se plaint Mabrouka, une mère de cinq enfants croisée au marché municipal de l’Ariana, dans la proche banlieue de Tunis. Regardez mon panier, il n’y a que quelques légumes. » Une autre ménagère glisse 1 dinar (0,50 euro) au boucher, qui
lui tend un sachet où il a placé des déchets de viande sans les peser. « Juste pour le goût », me chuchote-t-elle discrètement à l’oreille.
La mafia des Trabelsi-Ben Ali et de ses sous-traitants est peut-être partie, d’autres sont restés ou ont pris sa place. Partout dans le pays, on signale des groupes organisés disposant de gros moyens financiers et agissant ouvertement pour spéculer impunément. « Yahya Ben Ali ! » (« Vive Ben Ali ! ») ont lancé par défi certains d’entre eux lorsque le président Moncef Marzouki s’est rendu au marché de gros de Bir el-Kassaa, dans la capitale, pour se présenter devant les caméras de télévision comme le défenseur du panier de la ménagère. Comme au temps où les familles du clan Trabelsi-Ben Ali régissaient les circuits de distribution, les étals regorgent, malgré une interdiction formelle du gouvernement, de pommes importées par bateaux entiers, de bananes d’Amérique latine et d’oranges en provenance d’Espagne.
Sabotages
La grogne s’est généralisée à l’ensemble du pays. Les grèves et les sit-in – sauvages ou non – sont devenus un sport national. « On en a recensé 60 000 en 2011. Le chiffre est retombé à 15 000 depuis janvier », souligne Khelil Ezzaouia, le ministre des Affaires sociales. Des chômeurs organisent des sit-in à l’entrée des entreprises pour les forcer à les recruter, empêchant physiquement les employés d’aller travailler. D’autres les imitent parce qu’ils n’ont pas réussi un concours de recrutement, comme cet étudiant en droit qui veut coûte que coûte devenir conducteur d’engin. Certains, enfin, en font un prétexte pour racketter ou saboter une activité dans le cadre d’une surenchère politique. Des manifestations massives sont organisées devant les tribunaux pour faire pression sur les juges à propos de telle ou telle affaire. Des postes de police et de la garde nationale sont attaqués et incendiés. Ici, les amandiers d’une exploitation agricole sont brûlés pour obliger l’exploitant à partir, au prétexte qu’il n’est pas originaire de la région. Là, des routes, voies de chemin de fer et artères d’accès aux ports commerciaux (comme celui de Tunis-Radès) sont coupées, ce qui isole des régions entières et bloque des activités essentielles pour les citoyens et l’économie.
En avril, de tels sit-in et sabotages étaient encore enregistrés dans des secteurs stratégiques. Avec une production annuelle moyenne de 8 millions de tonnes, dont 80 % sont valorisés sur place, la Tunisie est l’un des cinq grands opérateurs mondiaux de phosphates. Ses entreprises, la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) et le Groupe chimique tunisien (GCT), qui ont fusionné en 1994, se chargent de l’extraction et produisent de l’acide phosphorique et des engrais minéraux. Le chiffre d’affaires avoisinait, bon an mal an, 1 milliard de dinars (près de 500 millions d’euros). Or, avec la multiplication des mouvements sociaux depuis janvier 2011, ce chiffre est tombé à 200 millions de dinars pour 2011, alors que les cours mondiaux des phosphates sont à la hausse. Durant le premier trimestre de 2012, la production a repris, mais elle est demeurée très au-dessous de son niveau de 2010 (- 62 % pour la CPG et – 42 % pour le GCT). Comme si cela ne suffisait pas, les sit-in ont repris en avril, interrompant de nouveau les livraisons.
Halle aux fruits et légumes du marché de gros de Tunis.
© Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com
Il n’est pas étonnant qu’avec de telles perturbations l’année 2011 ait été marquée par une récession, avec quatre trimestres consécutifs de décroissance (- 2,2 % de PIB). Durant le premier trimestre de 2012, le tourisme a rebondi (voir pp. 106-109). « Compte tenu du retour de la confiance dans la destination Tunisie, nous nous attendons à des performances proches de celles d’une année normale, nous a déclaré Elyes Fakhfakh, ministre du Tourisme. Ce ne serait que 15 % de moins qu’en 2010. » Les investissements privés, notamment étrangers, ont progressé de 30 %, après avoir chuté de 25 % en 2011.
Un quart du budget de l’État a été affecté au développement.
Les importations de biens d’équipement ont repris. La croissance du PIB est estimée, pour ce premier trimestre, à 2 %, ce qui augure une sortie de la récession.
Emprunts
Mais l’hirondelle ne fait pas le printemps. Le déficit commercial s’est creusé en raison de la crise économique qui sévit dans les pays de l’Union européenne (UE), avec lesquels la Tunisie effectue 80 % de ses échanges. Conséquence directe : la balance des paiements courants s’est dégradée, ce qui a fait chuter les réserves en devises à un niveau équivalent à quatre-vingt-dix-huit jours d’importation. On s’est ainsi dangereusement rapproché du seuil de quatre-vingt-dix jours, en deçà duquel la situation devient préoccupante. De l’avis des experts, c’est là le talon d’Achille de l’économie tunisienne. Les chefs d’État du G8 avaient promis aux pays du Printemps arabe pas moins de 40 milliards de dollars (près de 30 millions d’euros) pour les aider à réussir leurs transitions démocratiques.
L’UGTT calme le jeu
Au lendemain de la révolution, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) était l’ennemi à abattre aux yeux des partisans de Ben Ali, qui reprochaient à la base de la centrale syndicale d’avoir joué un rôle décisif dans les manifestations populaires qui ont contribué à le chasser du pouvoir. Peine perdue ; l’UGTT a tenu le choc et s’est entre-temps dotée d’une nouvelle direction, avec à sa tête Hassine Abassi, un homme pondéré et à l’écoute. Dans un premier temps, la centrale a fait cause commune avec l’opposition, avant de corriger le tir pour revenir à sa constante historique : placer l’intérêt du pays au-dessus de tout. Elle s’est ainsi résolue à traiter directement avec le patronat au lieu de passer par le gouvernement en place, comme c’était le cas sous Bourguiba et Ben Ali, et à nouer des relations de confiance avec les leaders de la troïka au pouvoir, au point que l’on évoque désormais la conclusion d’un pacte social, condition sine qua non du redressement économique.
Mais cette promesse n’a, à ce jour, pas été honorée. De tous les partenaires du pays, seuls les États-Unis ont fait un réel effort en s’engageant à soutenir une sortie de la Tunisie sur le marché des capitaux américain. L’État a néanmoins réussi à conclure avec le Qatar un emprunt obligataire de 500 millions de dollars qui a été finalisé en avril à un taux d’intérêt de 2,5 % par an, remboursable d’ici à 2017. « Cet emprunt arrive à temps pour permettre de payer en avril 650 millions de dollars de service de la dette », note Moez Labidi, un universitaire membre du conseil d’administration de la Banque centrale de Tunisie (BCT).
Dans un contexte où les sources de financement autres que celle du marché paraissent asséchées, la marge de manoeuvre du gouvernement Jebali paraît limitée. Dans son programme, présenté le 26 avril avec la loi de finances complémentaire pour 2012, 6,2 milliards de dinars – sur un budget de l’État totalisant 25,4 milliards de dinars – sont consacrés au développement, notamment celui des régions défavorisées, à travers une soixantaine de grands projets d’investissements dans les infrastructures routières et les équipements collectifs. Le gouvernement prévoit également la création de 25 000 emplois dans le secteur public et mise sur une croissance de 3,5 % pour en créer davantage. Mais les économistes estiment à au moins 7 % le taux de croissance annuel requis pour s’attaquer efficacement au problème du chômage, qui touche 700 000 personnes.
Besoin de sérénité
Si la situation est difficile, elle n’est pas encore désespérée. À condition que le pays se remette sérieusement au travail, que les incitations à la désobéissance civile cessent et qu’un frein soit mis aux mouvements sociaux – quelle que soit l’obédience politique de leurs inspirateurs -, afin que les forces de l’ordre puissent se consacrer aux problèmes réels de sécurité et que le gouvernement et la Constituante soient en mesure de préparer plus sereinement la nouvelle Loi fondamentale et les textes nécessaires pour la tenue des élections générales de la mi-2013.
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