CPI : après Taylor, à qui le tour ?
Le 26 avril, ils étaient nombreux, sur le continent, à suivre le verdict du procès de Charles Taylor. Et à se dire qu’ils pourraient bien un jour, comme l’ancien président libérien, être envoyés à la Cour pénale internationale. Ont-ils des raisons de s’inquiéter ? Enquête.
Publié le 14 mai 2012 Lecture : 12 minutes.
Dossier réalisé par Pacal Airault, Youssef Aït Akdim, Pierre Boisselet, Malika Groga-Bada, Clarisse Juompan-Yakam, Anne Kappès-grangé et Philippe Perdrix.
Procès historique, jugement historique. Il y avait bien eu Karl Dönitz en 1946. Éphémère président du Reich après le suicide d’Adolf Hitler, il avait dirigé, vingt jours durant, l’Allemagne nazie avant d’être reconnu coupable de crimes de guerre à l’issue du procès de Nuremberg. Depuis, plus rien. Aucun chef d’État n’avait plus été condamné par la justice internationale. La reconnaissance de la culpabilité de Charles Taylor, prononcée le 26 avril dernier par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL), revêt donc une importance toute particulière. L’ex-président libérien est en plus le premier chef d’État africain jamais condamné par la justice internationale – un précédent qui pourrait faire trembler sur le continent. Car l’Union africaine (UA) a beau dire clairement son opposition à ce que beaucoup appellent « une justice de Blancs » (« Nous sommes pour la lutte contre l’impunité, a déclaré Jean Ping, le président de la Commission de l’UA, en juin 2011. Mais pourquoi [le procureur de la Cour pénale internationale] ne juge-t-il que les Africains ? Est-ce que cela veut dire qu’il ne se passe rien ailleurs ? »), l’étau se resserre. Le Congolais Thomas Lubanga a été reconnu coupable, l’Ivoirien Laurent Gbagbo attend l’ouverture de son procès… Qui sera le prochain ? Jeune Afrique a mené l’enquête.
Omar el-Béchir
Accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide au Darfour, le président soudanais est visé par deux mandats d’arrêt internationaux, émis en mars 2009 et en juillet 2010. Et sauf très grosse surprise, il pourrait ne jamais comparaître devant la Cour pénale internationale (CPI). Réélu en 2010, il bénéficie en effet du soutien de nombre de ses pairs de l’Union africaine et de la Ligue arabe, chez qui il se déplace sans crainte, qu’ils soient ou non signataires du traité de Rome, fondateur de la CPI. Chaque fois, l’accueil qui lui est fait est plus celui que l’on réserve à un invité de marque qu’à un criminel en fuite.
Des mandats d’arrêt ont également été délivrés contre au moins deux anciens chefs de milice Djandjawid, et eux aussi pourraient ne jamais avoir à rendre de comptes. Mais au fond, pour les dignitaires du régime, la principale menace reste celle d’un coup d’État, alors que le pays connaît une grave crise économique depuis la perte des ressources du Sud. « Même dans ce cas, El-Béchir pourrait se réfugier chez un de ses alliés, comme l’Arabie saoudite ou la Chine », assure Roland Marchal, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales.
Hissène Habré
L’affaire Habré, c’est un long feuilleton politico-judiciaire dont les victimes du régime de l’ancien dictateur tchadien désespèrent de voir un jour la fin. Au pouvoir de 1982 à 1990, Habré a plongé le Tchad dans un cauchemar de répression et de suspicion généralisée. Bilan : des milliers de morts… En exil à Dakar depuis 1990, Habré a été inculpé en 2000 par un juge sénégalais et accusé de crimes contre l’humanité et de torture, mais il est jusqu’à présent parvenu à échapper à un procès.
Le Sénégal d’Abdoulaye Wade s’étant dérobé pendant de longues années à son obligation de le juger (Habré a su s’y assurer de nombreux soutiens), c’est la Belgique qui a demandé son extradition, en septembre 2005. Depuis, la procédure traîne en longueur : en 2006, le Sénégal a accepté de juger Habré au nom de l’UA, et en 2010 les donateurs sont parvenus à réunir 8,6 millions d’euros pour organiser le procès – mais depuis, il ne s’est rien passé. Du coup, en mars dernier, c’est devant la Cour internationale de justice (CIJ) que l’affaire a été portée.
Habré finira-t-il par être jugé ? L’entourage du nouveau président sénégalais, Macky Sall, a laissé entendre qu’il souhaitait relancer la procédure dans son propre pays. « Cela prendrait trop de temps de tout recommencer à zéro, fait valoir un défenseur des droits de l’homme. Pendant ce temps, les victimes continuent à mourir. La seule solution rapide, c’est la Belgique. »
Charles Blé Goudé
Pas de poursuites officielles de la CPI, mais l’ancien chef des Jeunes patriotes ivoiriens sait que son tour pourrait venir vite – et il s’y prépare, puisqu’il a demandé à Nick Kaufman, l’avocat de la famille Kadhafi, de défendre ses intérêts. Celui-ci a écrit le 23 avril au procureur de la République, Simplice Koffi Kouadio, pour connaître les intentions de la justice vis-à-vis de son client et s’assurer qu’aucun mandat d’arrêt n’avait été émis contre lui. « Je n’ai aucune réponse pour l’instant », dit-il.
Aujourd’hui exilé au Ghana, Blé Goudé occupait le poste de ministre de la Jeunesse dans le dernier gouvernement de Laurent Gbagbo. L’ONU et des ONG lui reprochent d’avoir prononcé un discours, le 25 février 2011, appelant ses partisans à ériger des barrages à Abidjan et à dénoncer les étrangers, ce qui aurait déclenché des crimes perpétrés sur une base partisane et ethnique. En 2006, l’ONU lui avait déjà interdit de voyager et avait gelé ses avoirs à cause de « déclarations publiques répétées préconisant la violence » contre les Nations unies et les étrangers. « Mon client est prêt à se défendre devant toute juridiction internationale, explique Me Kaufman. Mais pas en Côte d’Ivoire, où la justice est partiale. »
Chérif Ousmane
Pas de poursuites non plus contre Chérif Ousmane, ex-chef de guerre et proche de Guillaume Soro, qui préside désormais l’Assemblée nationale en Côte d’Ivoire. Chérif Ousmane est le symbole de cette génération d’officiers qui se sont sentis marginalisés et qui ont tenté de prendre le pouvoir en 2002, avant de se replier sur le nord du pays. Devenu l’un des comzones de Bouaké, il a participé à l’assaut final sur Abidjan et ses hommes auraient conquis le quartier de Yopougon, fief des partisans de Gbagbo, au prix d’exécutions sommaires. Selon Human Rights Watch, il aurait ordonné l’exécution de 29 prisonniers en mai 2011. Par ailleurs, un rapport de l’agence de presse des Nations unies, l’Irin, publié en 2004, le soupçonne d’avoir supervisé des forces impliquées dans l’assassinat de mercenaires libériens et sierra-léonais.
Les ONG aimeraient donc les voir, lui et les autres anciens chefs rebelles que sont Ousmane Coulibaly (dit Ben Laden) et Losseni Fofana, devant la justice. Mais Chérif Ousmane est aujourd’hui le numéro deux du Groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR), et le président Ouattara, qui dit maintenant souhaiter que justice soit rendue en Côte d’Ivoire, ne semble pas décider à le transférer devant la CPI.
Moussa Dadis Camara
Le 28 septembre 2009, des milliers de Guinéens se réunissent au stade du 28-Septembre de Conakry pour dire non à la candidature du chef de la junte, Moussa Dadis Camara, à la présidentielle. Pour disperser les manifestants, l’armée tire à balles réelles. Bilan : 157 morts, 1 200 blessés et 109 cas de viol répertoriés. Pour les enquêteurs onusiens, Dadis a une « responsabilité pénale individuelle » dans les massacres. Tout comme son aide de camp, Aboubacar « Toumba » Diakité, et Moussa Tiégboro Camara, à l’époque ministre chargé de la Lutte contre la drogue et le grand banditisme.
En visite en Guinée le 5 avril, Fatou Bensouda, prochaine procureure de la CPI, a prévenu : « Si les hauts responsables ne sont pas poursuivis par les autorités guinéennes, alors la CPI le fera. » Sans doute pour donner un coup d’accélérateur à la procédure, qui n’a plus bougé depuis l’inculpation par la justice guinéenne, début février, de Moussa Tiégboro Camara.
Exilé au Burkina depuis janvier 2010, Dadis, qui avait échappé à une tentative d’assassinat en décembre 2009 (perpétrée justement par « Toumba », en cavale depuis), continue de nier toute implication dans les massacres. Il compte encore chez lui de nombreux partisans – ce qui, momentanément du moins, lui assure une certaine tranquillité. À ce jour, aucune poursuite judiciaire n’est engagée contre lui, ni en Guinée ni à la CPI.
Bosco Ntaganda
En août 2006, la CPI a émis un mandat d’arrêt contre Bosco Ntaganda, accusé de crimes de guerre pour avoir enrôlé des enfants entre 2002 et 2003, en Ituri (nord-est de la RD Congo). À l’époque, Ntaganda était membre de l’Union des patriotes congolais (UPC), aux côtés de Thomas Lubanga (reconnu coupable de crimes de guerre par la CPI en mars dernier) puis du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP).
Le général « Bosco » a intégré l’armée congolaise en janvier 2009 après l’accord de paix passé entre le CNDP et Kinshasa, mais aujourd’hui les choses se compliquent. La protection dont il bénéficiait n’est plus de mise depuis que de violents combats dans le Nord-Kivu opposent l’armée à des mutins qui lui sont fidèles. « Bosco » se serait retranché dans son fief, dans les montagnes du Masisi. Pourquoi ce revirement ? « Malgré le modus vivendi négocié avec Kinshasa, la chaîne de commandement parallèle qu’il avait mise en place dans les deux Kivus commençait à agacer l’état-major », explique un spécialiste des questions militaires. Par ailleurs, le président Kabila semble vouloir donner des gages à la communauté internationale afin de tourner la page de la présidentielle de novembre 2011. Est-il toutefois prêt à le remettre à la CPI ? Pour l’instant, non. « Nous pouvons l’arrêter nous-mêmes […] et le juger ici », a-t-il déclaré le 11 avril.
Félicien Kabuga
Il est accusé de génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, selon le mandat d’arrêt du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) émis le 8 novembre 2001. Dix-huit ans après les faits, le génocidaire rwandais présumé le plus recherché de la planète est toujours en cavale.
Ce richissime homme d’affaires est accusé d’être le grand argentier du génocide et l’un des principaux planificateurs des massacres. Lié à la famille de l’ancien président Habyarimana, il était le plus important actionnaire de la radio des Mille Collines et aurait financé l’achat de milliers de machettes. Son dernier pays de résidence avéré, le Kenya, assure qu’il a quitté son territoire – sans toutefois en donner la preuve ni dévoiler sa destination. Kabuga, dont la fortune est estimée à 20 millions de dollars, conserve, semble-t-il, des arguments pour s’assurer de la loyauté de ses mystérieux protecteurs.
Américains, Israéliens… la CPI pourrait aussi s’intéresser à eux
La justice Internationale est-elle vraiment… juste ? Selon Human Rights Watch (HRW), des crimes de guerre ont été commis par l’armée israélienne pendant l’opération Plomb durci (27 décembre 2008-18 janvier 2009) dans la bande de Gaza. Si une enquête sérieuse était menée par la CPI, des responsabilités individuelles seraient enfin déterminées, et le ministre de la Défense, Ehoud Barak, pourrait se retrouver sur le banc des accusés. Aucune enquête ne vise non plus l’ex-secrétaire d’État américain à la Défense Donald Rumsfeld, qui, toujours selon HRW, est l’architecte d’une politique de mauvais traitements aux prisonniers, en particulier à Abou Ghraib. Idem pour George W. Bush, qui, durant le conflit irakien (2003-2011), a autorisé la torture et les prisons secrètes. Enfin, si des poursuites étaient lancées pour les crimes commis en Tchétchénie, le président pro-Russes Kadyrov serait le principal accusé. Mais, comme le Soudan, ni Israël, ni les États-Unis, ni la Russie n’ont ratifié le traité de Rome portant création de la CPI.
À compter du 1er juillet, le TPIR perdra la faculté de rechercher les fugitifs (prélude à la fermeture définitive du tribunal fin 2014), fonction qui sera ensuite assumée par un « mécanisme résiduel », mis en place par l’ONU pour éviter qu’ils échappent à la justice. Le temps presse : Kabuga a 77 ans.
Joseph Kony
Meurtres, esclavage sexuel, pillages, viols, enrôlement d’enfants… La liste des charges qui pèsent contre le chef de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) est longue. Pas moins de 33 chefs d’accusation relevant du crime de guerre et du crime contre l’humanité. Ex-enfant de choeur, semi-analphabète, Joseph Kony est le fondateur présumé de la LRA, en 1987. Depuis, il a semé la terreur dans son pays, mais aussi au Soudan, en RD Congo et en Centrafrique.
En 2005, la CPI a émis un mandat d’arrêt contre lui et quatre autres chefs de la LRA. Sept ans après, Kony est toujours introuvable, mais la traque a été relancée, en partie grâce à l’ONG américaine Invisible Children et à sa vidéo virale Kony 2012, mise en ligne en février. En avril, l’UA, appuyée par les États-Unis, a annoncé la mise en place d’une force militaire de 5 000 hommes pour traquer et capturer Kony.
Uhuru Kenyatta
Les violences qui ont suivi la réélection contestée de Mwai Kibaki, en décembre 2007, ont fait plus de 1 100 morts. Pour la CPI, ces crimes ont été « préparés » et « planifiés » dans les deux camps par des personnalités de premier plan. D’un côté, Uhuru Kenyatta, proche de Kibaki et richissime héritier de Jomo Kenyatta, le père de l’indépendance. Vice-Premier ministre et probable candidat à la prochaine présidentielle, il est accusé de crimes contre l’humanité. Mais des proches de Raila Odinga, challengeur de Kibaki, sont également sur la sellette. C’est le cas de William Ruto, ex-ministre de l’Enseignement supérieur, autre probable candidat à la présidentielle. Comme Henry Kosgey (ex-ministre de l’Industrialisation) et comme le journaliste Joshua arap Sang, Ruto est soupçonné d’avoir « organisé le stockage et la distribution des armes, coordonné le transport des agresseurs, promis des récompenses pour la participation aux attaques ».
La CPI a décidé d’ouvrir une enquête après l’échec du gouvernement kényan à mettre sur pied un tribunal spécial chargé de poursuivre les auteurs des violences. Le 23 janvier, elle a confirmé les charges retenues contre les accusés, qui comparaissaient libres à La Haye, mais le Kenya laisse désormais entendre qu’un procès pourrait être organisé sur son sol (sans préciser toutefois si les accusés de la CPI seront concernés). Or la CPI ne peut conduire des procès que si les États n’ont pas la capacité ou la volonté de le faire. Une subtilité qui n’aura pas échappé à Nairobi…
Seif el-Islam Kadhafi
Après des mois de bataille par communiqués interposés, le gouvernement libyen a officiellement contesté, le 1er mai, la compétence de la CPI pour juger Seif el-Islam Kadhafi, ouvrant la voie à l’abandon de la procédure à La Haye. Détenu à Zintan (Libye) depuis son arrestation, le 19 novembre dernier, Seif faisait figure d’héritier de Mouammar Kadhafi. Il est accusé par la CPI d’avoir participé à la répression en Libye, dès le 15 février 2011 à Benghazi, et de s’être rendu coupable de crimes contre l’humanité. L’actuel procureur de la Cour, Luis Moreno-Ocampo, affirme disposer d’un dossier accablant avec les minutes des réunions, le calendrier des opérations de répression à partir de février 2011 et même des preuves que Seif aurait commandité le recrutement de mercenaires tchadiens. Mais lors d’une récente visite à Tripoli, Ocampo a concédé que le procureur général libyen tenait aussi « un dossier solide ». « Il a 30 témoins de plus, des documents et des retranscriptions. Il semble qu’il ait beaucoup de preuves », avait alors déclaré Ocampo. Le fils Kadhafi étant détenu en Libye et pouvant être jugé sur place, la CPI devrait vraisemblablement arrêter la procédure en cours.
Abdallah Senoussi
L’ancien chef des services secrets libyens est lui aussi accusé de crimes contre l’humanité et recherché par la justice internationale. Arrêté à Nouakchott (Mauritanie) le 16 mars dernier, Abdallah Senoussi est depuis très demandé : la Libye, la France et la CPI veulent son extradition. C’est évidemment Tripoli qui a le plus de questions à poser à l’ex-homme fort du régime Kadhafi, accusé d’avoir supervisé, avec Seif el-Islam, la répression en Libye entre février et août 2011, avec notamment des cas documentés de torture et d’exécutions sommaires. Mais les Libyens ont beaucoup d’autres griefs contre Senoussi : c’est lui que les familles des victimes de la prison d’Abou Salim accusent du massacre de 1 270 prisonniers en juin 1996. Le gouvernement libyen dispose de témoignages attestant de son implication personnelle dans ce massacre. Mais le 15 avril à Nouakchott, le président Ould Abdelaziz a démenti avoir passé un accord pour l’extrader en Libye. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il est prêt à le garder sur son territoire. La CPI a donc encore toutes ses chances.
© Vahid Salemi/Ap/Sipa; Youri Lenquette; STR/AP/Sipa; Guillaume Binet/Myop; Binto pour J.A; HN/Apanews; Ammar el-Darwish/AP/Sipa; Dario-Lopez-Mills/AP/Sipa; Alain Wandimoyi/AP/Sipa; Bas Czewinski/AP/Sipa.
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