Algérie : en attendant le printemps ?
Quelques jours avant les élections législatives, durant la campagne électorale, les habitants du Sud de l’Algérie ont surtout exprimé leurs frustrations vis-à-vis du pouvoir central. Un mal de vivre indolent, presque discret, mais ce calme est trompeur. Reportage.
Les affiches officielles mettent en scène un arbre en fleur sortant d’une urne transparente. Le slogan sonne comme une mise en garde : « Notre printemps, c’est l’Algérie. » Pas de doute, les révolutions en Tunisie, en Libye, et l’alternance politique au Maroc, se sont invitées aux élections législatives algériennes du 10 mai. Mais si ce scrutin constitue un test pour le pouvoir, le renouvellement de l’Assemblée populaire nationale (Chambre basse du Parlement) se prépare dans l’indifférence générale. Dans les colonnes d’El Watan ou de Liberté, les éditorialistes pestent contre cette campagne atone, et les badauds rechignent devant l’échéance comme face à un pensum, un mauvais moment à passer. De fait, de meetings lassants en discours assommants, la réclame politique relayée par la télé nationale ENTV, qu’on appelle ici « l’orpheline », paraît tout aussi réjouissante qu’une visite à un parent malade. Nécessaire mais terriblement ennuyeuse. Mais il faut dépasser le Tell (« montagne », en arabe), cette bande qui court le long du littoral méditerranéen, pour prendre la pleine mesure du « mal-vivre » algérien. Bien avant d’atteindre les lointains Tindouf, Tamanrasset ou Illizi, le Sud algérien est un autre pays, avec un rythme propre et des attentes immenses.
Nostalgie
Direction Ghardaïa. À 600 km d’Alger, la ville bâtie sur les rives de l’oued Mzab est une invitation à découvrir le pays profond. Avec ses sept villages, la cité est le premier des grands carrefours commerçants du Sahara algérien. À la fois chef-lieu de wilaya, destination touristique et ville-carrefour, elle offre un observatoire privilégié de l’autre Algérie. L’atterrissage nocturne à l’aéroport Moufdi-Zakaria permet au visiteur de s’accoutumer doucement au climat continental qui prévaut. Baptisé du nom du poète nationaliste, auteur de l’hymne national algérien Qassaman et enfant du coin, l’aérodrome charrie les habitués du vol Alger-Ghardaïa : quelques employés de Naftal, la compagnie publique de distribution de carburant, une majorité de nationaux venus pour affaires ou pour rendre visite à la famille.
Candidat du FLN, Mohamed Kissari le reconnaît volontiers : "C’est à Alger que les choses décident."
L’unique touriste étrangère est une Suissesse. En connaisseuse, elle discute avec son voisin algérois des atouts de la région. Ghardaïa ne manque pas de charme. « Du temps béni des colonies », elle était une étape incontournable des circuits vantés par la Compagnie générale transatlantique et la Société nationale des chemins de fer algériens. Mais le tourisme local s’est asséché à l’image de l’oued Mzab, dompté provisoirement après la grande crue de 2008. L’hôtel Rostémides, longtemps joyau de la ville, est toujours fermé pour rénovation. L’autre établissement public, l’hôtel El-Djanoub, paraît bien plus que ses 20 ans. Il accueille ces jours-ci un séminaire de juges chargés de superviser les élections législatives. Parés de l’honneur de leur fonction, ils refusent de parler politique.
Mozabites
Très soucieux de leur identité, les autochtones cultivent une forme d’exception culturelle. Adeptes d’une secte minoritaire de l’islam, l’ibadisme, les habitants de Beni Isguen offrent un condensé de la culture du Mzab. Derrière sa muraille médiévale, la cité a préservé des constructions anciennes, un mode de vie ancestral. À la porte, un guide monte la garde et aborde systématiquement l’étranger. Le visiteur est accueilli par une série d’instructions : tenue correcte exigée, photos interdites, mixité prohibée. « Toi qui entres ici, abandonne toute nonchalance touristique » pourrait être la devise du lieu. Or ces prévenances, loin de décourager la curiosité, la suscitent et l’entretiennent. Jusque dans le centre-ville, plus ouvert au commerce, le mode de vie mozabite est de rigueur.
Calotte sur la tête et pantalon bouffant, Lamine dirige la campagne d’un petit parti. Son candidat est un jeune théologien au CV bourré de diplômes en études islamiques. Pourtant, à en croire Lamine, il ne s’agit pas d’un parti salafiste : « Nous sommes attachés à la religion, mais nous ne nous reconnaissons pas dans les distinctions simplistes. Vous savez, je ne sais pas encore pour qui je vais voter. Il y a trop de candidats. » Un certain conservatisme se fait jour, marqué par la frugalité et la discrétion, deux qualités réputées chez ces Berbères du Sud. Juché sur son mulet, ce vieux refuse de se faire tirer le portrait. Sans se fâcher, il s’excuse : « Ma monture n’apprécierait pas ! » avant de reprendre son chemin, sourire en coin. Les listes de candidats aux législatives, pour la plupart exclusivement masculines, témoignent de cet esprit.
Voter
Devant la permanence du Front des forces socialistes (FFS), quelques militants s’activent. Outre les onze hommes à calotte, le tract que nous tend Hamou Mesbah, patron des fédérations du Sud, compte une candidate supplémentaire. Surprise, la photographie de la candidate, une sage-femme, a été remplacée par une silhouette voilée. « Nous sommes opposés à la présence obligatoire de femmes sur les listes. Ce sera notre première proposition de loi si nous sommes élus », explique Hamou Mesbah. En août 2010, le FFS avait défrayé la chronique à Ghardaïa lorsqu’une poignée de militants du parti avait attaqué la grande mosquée de la ville, provoquant des affrontements violents. Depuis, la section locale s’est renouvelée et, au niveau national, le parti a décidé de participer aux élections. « Nous voulons surtout réhabiliter la politique et rejetons le discours du pouvoir qui joue de la répression et de la menace du chaos », ajoute le responsable local du parti.
Dans un restaurant populaire, un jeune serveur kabyle s’en prend aux candidats qui défilent sur le petit téléviseur. Ton monocorde, voix hésitante et langue de bois, les prises de parole se suivent et se ressemblent. Vient un braillard, qui réclame des comptes et des procès exemplaires. « Je voterai pour lui, au moins il n’a pas sa langue dans la poche », sourit notre serveur, avant de vaquer à sa tâche, oubliant déjà le nom du candidat et celui de son parti.
Ahmed, 29 ans et poissonnier de son état, ne se préoccupe guère des élections. « La politique, ce n’est pas pour nous. Ici, on survit. Il n’y a pas d’avenir. Mon rêve, c’est d’émigrer et de me marier avec une gaouria [une Européenne, NDLR]. » Originaire de Tiaret (à 400 km au nord de Ghardaïa), il s’est associé à un habitant du coin pour louer une petite échoppe dans le marché et partager le capital nécessaire au lancement d’un commerce de poissons. Sans façon, il nous invite à partager son déjeuner. Autour de sardines frites et d’une salade de crudités, il raconte son quotidien terne à Ghardaïa.
Ahmed, originaire de Tiaret, a monté une poissonnerie avec un habitant de Ghardaïa.
À Laghouat, à près de 200 km au nord de Ghardaïa, quatre jeunes tuent le temps au café. Il est 10 heures du matin et la journée paraît déjà longue. Le moins vieux, la vingtaine tout juste, lorgne le local du Front de libération nationale (FLN), situé en face du café. Il vient de décrocher une formation de conducteur d’engin, mais à part un stage, il n’a toujours pas trouvé de travail. Son voisin de gauche le presse de déposer sa candidature en face : « C’est le moment ou jamais, le travail ne viendra pas si tu ne postules pas. Sois un homme, vas-y au bagout. Tu peux promettre de voter pour le candidat, toi, ta famille, et ton quartier pendant que tu y es ! Ne reste pas comme ça les bras croisés. » Rien à faire, le jeune homme ne traversera pas la rue aujourd’hui. En face, le siège du parti historique résonne d’une sono tonitruante. La programmation est basique : hymne national et chants patriotiques. À l’intérieur, le plus jeune candidat de la liste FLN coordonne le travail des colleurs d’affiches. Il faut repasser derrière les concurrents et coller toujours plus, toujours plus vite, toujours plus haut.
Deux Algérie ?
Mohamed Kissari a l’assurance du jeune loup. Fils de notable, diplômé de sciences politiques dans une fac privée des États-Unis, il dirige une entreprise de transport. Sa tenue, ses gestes, la cour de jeunes « hittistes » (jeunes chômeurs, selon une expression algérienne) qui le suit, indiquent l’homme habitué à commander. Mohamed a choisi le FLN par pragmatisme (« c’est le parti le plus puissant »), pour se rapprocher du pouvoir (« c’est à Alger que les choses se décident »). Pour cet ambitieux, il faut changer de méthode. Il se targue d’ailleurs d’appliquer celle des Anglo-Saxons, avec des campagnes sur le terrain et via les réseaux sociaux. Vérification faite, la page Facebook « FLN Laghouat » ne comptait pourtant que dix membres, dont le plus actif est un mystérieux « Tout va bien ».
Le rendez-vous des élections ne serait-il qu’une mascarade ? Beaucoup le pensent et jurent qu’ils ne se feront pas prendre : « Wallah manvoti » (« Pas question pour moi d’aller voter »), répond calmement un Algérois croisé rue Mourad-Didouche, le coeur battant de la capitale, en écho aux déclarations de ses concitoyens du Sud. L’abstention sera vraisemblablement élevée dans une Algérie encore marquée par l’interruption du processus électoral en 1991 et la « décennie noire » qui s’est ensuivie. La violence des groupes armés a été moins meurtrière que dans le Nord, elle a néanmoins forcé des familles entières à l’exode intérieur. Le chauffeur de taxi qui nous mène de Ghardaïa à Laghouat se souvient : « Les nouvelles des massacres se faisaient de plus en plus inquiétantes. Mon père nous a rassemblés mes frères et moi un soir, après le dîner : "Ils viendront prendre vos maisons, vos femmes. Si vous ne pouvez pas vous battre, allez vers le sud." Nous n’avions pas d’armes… » C’est comme ça que ce routier s’est reconverti en taxi à Ghardaïa, après avoir travaillé dans l’agriculture. Pressé de donner ses préférences politiques, il se ferme : « Mon vote, je le garderai pour moi. »
Dallas-sur-sahara
À 200 km à l’est de Ghardaïa, la ville de Ouargla est entourée d’une myriade de palmeraies : 35 °C à l’ombre, vent sec et soleil déjà très fort pour un mois d’avril. Comme à Ghardaïa, la station de taxis porte les traces des déplacements des populations sahéliennes. Une femme accompagnée de deux enfants défend son abri de carton. « C’est une Nigérienne qui a fui la Libye, croit savoir l’épicier voisin. La nuit dernière, des voyous sont venus lui chercher noise, elle préfère dormir à côté de la gare par précaution. » Sous la torpeur, la wilaya de Ouargla cache de lourdes tensions sociales. Ici, les jeunes tournent leurs espoirs vers Hassi Messaoud, où l’emploi dans le secteur pétrolier fait miroiter un Dallas-sur-Sahara. Régulièrement, des diplômés de l’université locale manifestent contre le chômage. Cet après-midi, ils ont choisi de bloquer la nationale en direction de Ghardaïa. Les policiers préviennent l’automobiliste : « La route est fermée, on ne sait pas pour combien de temps, il y a une piste. » Ce qui a le don d’irriter Smaïn, le passager assis à l’avant. Ce père de famille est un adepte de la manière de forte. « Donnez-moi une escouade de gendarmes et vous verrez ! » Apparemment, les autorités ont choisi de temporiser à l’approche du scrutin, une aubaine pour les manifestants.
À Ghardaïa, près du centre-ville, des femmes portent le voile traditionnel du Sud (devant un local de campagne).
De l’autre côté de la ville, il faut quitter la nationale pour rejoindre le village de Hassi Ben Abdellah. Encore désertique dans les années 1960, le coin est devenu un des greniers de la région. Assis sur sa natte, Cheikh Ali accueille le visiteur et évoque son arrivée en 1969, sur une terre hostile sans eau ni semences. Avec un petit pécule délivré par l’État, il s’est lancé dans l’agriculture. Aujourd’hui, il contemple sa ferme, où travaillent ses fils. L’État aide-t-il les petits paysans ? Cheikh Ali agite la main comme pour conjurer un mauvais sort ou chasser une mouche : « L’État, il faut avoir les épaules pour lui parler. » « Avoir les épaules », une expression algérienne pour dire que le piston, le relationnel, compte autant que les talents propres. Mais au final, les efforts et la patience du petit paysan ont payé : « La vie finit toujours pas vous donner quelque chose, mais il faut faire le premier pas. » Ce pourrait être un slogan électoral.
Reportage photo : Sidali Djenidi pour J.A
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