Mamadou Kwidjim Touré : « Sur les cryptomonnaies, les Africains devraient être leaders, pas suiveurs »
ChatGPT, identité numérique, cryptomonnaie, Centrafrique, ressources naturelles, leadership et responsabilités des élites… Le fondateur d’Ubuntu Tribe défend un droit à innover au bénéfice des Africains. Et voit dans la technologie le véritable levier pour l’émancipation du continent.
L’ACTU VUE PAR – Disrupteur, défricheur, agitateur d’idées, le financier camerounais Mamadou Kwidjim Touré est un peu de tout cela. Après être passé par le groupe bancaire Fortis, la Société financière internationale (SFI, groupe Banque mondiale) et General Electric, il propose aux particuliers d’acquérir des certificats numériques de détention d’or, authentifiés grâce à la technologie de la blockchain de l’ethereum.
Son ambition ? Permettre dans un futur proche aux États de lever des fonds grâce à des certificats basés sur le potentiel géologique de leur sous-sol. Installé à Dubaï, le fondateur de la société Ubuntu Tribe est le grand invité de l’économie Jeune Afrique–RFI de ce mois de février.
Jeune Afrique : Que pensez-vous de ChatGPT, ce robot conversationnel capable de produire des discours et de répondre à des questions en analysant énormément d’informations ?
Mamadou Kwinjim Touré : ChatGPT est une révolution. C’est impressionnant, mais les prochaines versions de ce type de robots le seront plus encore. Pour l’Afrique et les Africains, c’est un grand bond en avant en matière d’accès à une information qualifiée. Cela peut permettre de créer une sorte de mise à niveau. Mais il y a derrière quelque chose de beaucoup plus profond et d’inquiétant : la guerre de l’intelligence artificielle (IA).
Les données représentent une opportunité pour l’Afrique si elle sait garder le contrôle de celles qu’elle met à disposition
En même temps que ChatGPT compile des données, certains sont capables, avec des minirobots, d’aller mettre sur Internet un tas d’informations erronées qui peuvent engendrer des fakes news, comme on l’a vu dans certaines campagnes présidentielles, ou des pertes en milliards de dollars pour les entreprises. La technologie de la blockchain sera l’arbitre de toute cette industrie de l’IA. Pourquoi ? Parce qu’elle permettra d’authentifier les données et de leur fournir un certificat d’origine. La blockchain est la solution qui peut créer les identités numériques certifiées dont nous aurons de plus en plus besoin.
L’Afrique, dans cette révolution technologique, est-elle actrice ou spectatrice ?
Elle a un rôle à jouer, parce qu’aujourd’hui, c’est du continent que viendront les données de demain. Avec une population de deux milliards d’habitants en 2035, l’Afrique sera le marché où nous irons les chercher. C’est la force de la démographie. Ce qui intéresse Facebook ou l’industrie pharmaceutique, ce sont les datas. Pour l’Afrique, cela représente une opportunité si elle sait garder le contrôle des données qu’elle met à disposition. Et j’encourage les chefs d’État à regarder ces questions.
De la blockchain, passons aux cryptomonnaies. Ce marché a été secoué par les crises ces derniers mois, est-ce encore le moment d’y investir ?
Pour répondre à votre question, je vais vous en poser une autre. Après l’éclatement de la bulle Internet en 2000, fallait-il continuer à investir dans Internet ? Bien sûr, qu’il faut continuer à investir dans ces innovations. Comme dans toute nouvelle industrie, il y a au début de son développement des phases de nettoyage. La faillite de la plateforme FTX n’est pas dramatique : il ne faut pas confondre les cryptomonnaies et les places de marché où elles sont échangées, quand certaines d’entre elles font faillite parce que leur gouvernance n’était pas bonne, cela permet d’améliorer les pratiques.
Un Africain avec un accès à Internet se trouve sur un pied d’égalité avec le reste de la planète
L’un des exemples les plus commentés de projets de cryptomonnaie en Afrique a été celui de la création du Sango, annoncé par le président Faustin-Archange Touadéra à la mi-2022. La RCA est-elle assez solide pour lancer sa propre cryptomonnaie ?
Je crois que oui. C’est justement parce qu’il y a des problèmes d’instabilité et de gouvernance qu’il faut limiter les interventions des dirigeants et mettre en place un système autonome d’évaluation des ressources de levées de fonds et de gestion de ces fonds de manière traçable. Sur le cas de la Centrafrique, je pense que s’il y a une volonté avec une approche intègre de valorisation des ressources du sous-sol du pays et d’écarter ceux qui jusque-là se servent dans la marmite… Pourquoi pas ?
Quelque 60 ans après les Indépendances, Internet et les smartphones sont-ils devenus les véritables outils d’émancipation du continent ?
Oui, l’émancipation du continent passera par la technologie. À partir du moment où un Africain dispose d’un accès à Internet, il se trouve sur un pied d’égalité avec le reste de la planète. Il n’a plus besoin de la petite librairie à côté de chez lui où il n’y a que trois livres et demi. C’est un accès illimité à l’information, qui peut permettre à chacun, depuis son village, d’apprendre les mêmes choses que quelqu’un qui étudie à Harvard. Cela change tout. Comme le disait Voltaire : « Plus les hommes seront éclairés, plus ils seront libres. »
Le smartphone, c’est aussi la possibilité de commercer ou de transférer de l’argent sans les lourdeurs administratives. Ce sont donc des gains de productivité inouïs. Aujourd’hui la blockchain représente une nouvelle étape, la possibilité de disposer d’une monnaie respectée au niveau international. Lorsque je viens à Paris ou à Londres, personne ne veut de mes Francs CFA.
Quand on parle de cryptomonnaies, les banques mais aussi les institutions internationales réclament plus de régulation. À raison ?
Elles n’ont pas tort. Ce n’est pas le Far West : on ne peut pas jouer avec l’épargne des gens. On ne peut pas inviter le secteur bancaire, les grands investisseurs et les fonds de pension à participer sans régulation. Mais il ne faut pas qu’un excès de régulation tue l’innovation et l’esprit d’entreprise.
Cela me frustre beaucoup de voir que la plupart des Africains sont suiveurs, alors qu’ils pourraient être leaders dans cette industrie. Ils attendent un peu trop souvent les instructions de Washington, de Bruxelles ou d’ailleurs. Les banques se sont fortement opposées au mobile money, mais heureusement on a avancé, et cela s’est ajusté au fur et à mesure. Aujourd’hui, l’équivalent de 40 % du PIB kényan transite via M-Pesa.
Votre société propose des certificats numériques qui permettent d’acheter de petites quantités d’or, avec un argument principal : en 20 ans, le cours de l’or a grimpé de 500 %. Vous offrez la possibilité à des particuliers de « boursicoter », ou cela va-t-il plus loin ?
Cela va beaucoup plus loin. Le cédi, le naira et même le F CFA peuvent perdre du jour au lendemain une grande partie de leur valeur [la dernière dévaluation du F CFA remonte à 1994], et l’épargne des Africains avec, alors que ces derniers sont assis sur 50 % des réserves mondiales d’or. Il faudrait être complètement stupide pour ne pas avoir de l’or dans son téléphone. C’est donc un outil d’épargne, mais aussi un passeport pour échanger ou commercer avec d’autres régions. Il y a une constante dans l’histoire, quelle que soit la civilisation : c’est la valeur accordée à l’or.
Que ces riches africains investissent une partie non négligeable de leur fortune ailleurs qu’en Afrique n’alimente-t-il pas le fantasme d’un continent dangereux pour les investisseurs ?
Il est dur de répondre non. Si les Africains eux-mêmes n’investissent pas chez eux, ce ne sont pas les autres qui vont venir. Mais il y a deux types d’élites africaines : l’élite entrepreneuriale et une autre, politique. La seconde est peut-être moins consciente de ses responsabilités. Il ne faut pas aussi oublier qu’il y a trois fois plus d’argent qui sort d’Afrique au profit des multinationales que ce qu’elles investissent sur le continent. Cela n’exonère bien sûr pas les Africains de prendre leurs responsabilités.
Nous sommes entrés dans un moment de l’histoire où l’Afrique n’a jamais suscité autant d’intérêt pour le reste du monde
Le projet de Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) initié par l’Union africaine vous fait-il rêver en tant qu’entrepreneur ?
Oui bien sûr, même si cela ne va pas assez vite. Il faut bien comprendre que c’est quelque chose d’inédit : un immense marché de 1,4 milliard d’habitants, de 54 pays, avec toutes les ressources et le capital humain pour tirer la croissance de la planète sur les trente prochaines années.
Tirez-vous un bilan positif de l’action de l’Union africaine dans le domaine politique, dans la manière dont elle a géré les crises ?
Les crises politiques ne sont pas juste des phénomènes africains, il y en a partout dans le monde. Par ailleurs, les crises sur le continent ne sont pas juste le fait des Africains eux-mêmes… Il n’y a qu’à regarder le Mali. Nous sommes entrés dans un moment de l’histoire où l’Afrique n’a jamais suscité autant d’intérêt pour le reste du monde – avec tous les problèmes que cela implique – et où les crises politiques sont moins nombreuses qu’auparavant. Je pense que le continent a gagné en maturité. Après, il y a des endroits sur le continent où le leadership n’a pas forcément évolué. Mais le peuple, lui, a évolué.
Tant que les libertés fondamentales de chaque citoyen sont respectées et que le pays avance, la question du nombre de mandats ne se pose pas
Vous parlez de leadership… Le projet de la Zlecaf a été porté par Paul Kagame quand il était à la tête de l’Union africaine. Le président rwandais fascine un grand nombre d’Africains. En faites-vous partie ?
Il faut quand même lui donner le crédit de ce qu’il a fait du Rwanda. C’est un exemple, non seulement pour l’Afrique mais pour le monde entier. En trente ans, il a totalement transformé son pays pour en faire une nation organisée, structurée, qui se développe et finit par attirer l’intérêt au niveau international. On peut faire un parallèle avec Lee Kuan Yew à Singapour [Premier ministre de 1959 à 1990]. Une vision dans la durée.
Trois, quatre mandats, voire plus à la tête d’un pays, pour vous, ce n’est pas important ?
C’est le type de réflexion qui m’amuse. Combien de mandats ont fait [en Allemagne] Angela Merkel [4] et Helmut Kohl [5] ? La démocratie est-elle une réalité africaine ? Je ne sais pas. En revanche, la liberté est un droit fondamental de tout individu. Il ne faut pas confondre les choses. Il y a des endroits où cela marche mieux que d’autres. Les questions sont : avons-nous un leader visionnaire ? Le pays connaît-il une transformation ? Tant que les libertés fondamentales de chaque citoyen sont respectées et que le pays avance, la question du nombre de mandats ne se pose pas.
Au Cameroun, et bien au-delà, l’assassinat du journaliste Martinez Zogo a provoqué une véritable onde de choc. Aujourd’hui, le pouvoir a fait procéder à des arrestations. Cela veut-il dire que l’impunité n’existe plus ?
C’est variable. L’affaire Zogo est une bavure – pour employer un terme politiquement correct – qui révèle les failles du système.
Avez-vous l’impression que cette affaire peut provoquer un changement ?
Je ne sais pas. Le Cameroun est passé par beaucoup d’épreuves. C’est un pays fascinant par sa complexité, son potentiel. On avait coutume de dire « quand la Chine s’éveillera », je pense que quand le Cameroun se réveillera, nous assisterons à quelque chose d’assez extraordinaire.
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