Football : les démons du stade

De Casablanca à Port-Saïd, en passant par Alger et Tunis, le déchaînement de violence dans les tribunes durant les matchs de football va crescendo au Maghreb. Un phénomène que les autorités comme les forces de l’ordre peinent à endiguer.

En Égypte, la catastrophe de Port-Saïd, le 1er février, a fait 74 morts. © Sipa

En Égypte, la catastrophe de Port-Saïd, le 1er février, a fait 74 morts. © Sipa

Publié le 10 mai 2012 Lecture : 6 minutes.

Les pays du Maghreb central et l’Égypte, dont les clubs dominent les compétitions africaines de football, sont atteints par le virus du hooliganisme. Le 30 mars, le derby algérois opposant l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA) à celle d’El Harrach (USMH) au stade du 5-Juillet, plus grand complexe sportif de la capitale, a tourné au pugilat. La retransmission télévisée de ce quart de finale de la Coupe d’Algérie a été brutalement interrompue. Le réalisateur a-t-il voulu épargner aux téléspectateurs le déchaînement de violence ? Pas du tout. Des supporters de l’USMH ont jeté, depuis les tribunes supérieures de l’enceinte (80 000 places assises), deux caméras de la télévision algérienne. Ce jour-là, il n’y a pas eu de mort, mais une centaine de blessés, des dégâts considérables et des dizaines d’interpellations, suivies de condamnations à des peines de prison ferme.

Deux semaines plus tard, à 2 000 km à l’ouest, la rencontre entre le Wydad de Casablanca (WAC) et les Forces armées royales (FAR) au stade Mohammed-V, à Casablanca, a été émaillée d’incidents comparables à ceux de Port-Saïd, en Égypte, et qui se sont soldés par la mort d’un jeune supporteur. Vécu par la population en temps réel, le drame a provoqué un traumatisme national. La désolation en direct. Fait rarissime, les dirigeants de l’équipe locale ont officiellement saisi la Fédération royale marocaine de football (FRMF) pour qu’elle fasse disputer ses prochaines rencontres à domicile à huis clos. Comment un club professionnel, dont le budget dépend, en partie, de ses recettes de guichet, en est-il arrivé à demander de s’en passer ? « C’est un appel au secours, déclare un cadre du club casablancais sous le sceau de l’anonymat, pour dire que nous ne maîtrisons plus notre public et que le problème du hooliganisme dépasse les compétences du staff et nécessite une solution en amont. »

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Retour en Algérie, à Saïda (à 350 km à l’ouest d’Alger), le 14 avril. Le Mouloudia local reçoit l’USMA. Une décision arbitrale met le feu aux poudres. Des supporteurs locaux envahissent le terrain et prennent en chasse les joueurs adverses, dont sept seront blessés à coups de couteau. Ancienne gloire du football et figure de la ville, comme Cheb Mami, Saïd Amara est atterré. « C’est la première fois que je vois les enfants de Saïda sombrer dans un tel déchaînement de violence. Nous sommes si accueillants d’habitude », déclare-t-il.

"Je crains que ce phénomène n’ancre haine et rancoeur"

Par crainte du vandalisme, la population et les commerçants de proximité appréhendent les jours de match. Traumatisés, les chauffeurs de taxi ou de bus n’osent plus desservir les quartiers abritant des stades de foot. Et si, contrairement à l’Algérie et au Maroc, la Tunisie n’a pas vécu de drame similaire ces dernières semaines, ce n’est pas un effet du Printemps arabe ; toutes les compétitions de sports collectifs de la saison 2011-2012 se déroulent à huis clos pour éviter les échauffourées qui avaient émaillé toutes les rencontres durant l’an I de la révolution. Est-ce un effet indirect de la disparition de la peur du hakem (« autorité ») consécutive à la chute de la dictature ? « Pas du tout, affirme Tarak Dhiab, ministre tunisien de la Jeunesse et des Sports et ancienne star du ballon rond, la montée de la violence date de l’ancien régime, qui a contribué à pourrir le milieu du football en le confiant à des personnes qui n’étaient là que pour défendre leurs intérêts. » Son collègue de l’Intérieur, Ali Laarayedh, est plus tranchant : « Je crains que ce phénomène n’ancre haine et rancoeur chez les nouvelles générations. »

Égypte : quand la politique s’en mêle

Les scènes de violence ne sont pas rares dans les stades égyptiens, mais, en ce 1er février 2012, à Port-Saïd, l’horreur a atteint des sommets : 74 morts au cours du match entre Al-Ahly, un club du Caire, et les locaux d’Al-Masri. Plus grande catastrophe sportive à l’échelle continentale – et deuxième au niveau mondial après les événements de Hillsborough, au Royaume-Uni, en 1989, et leurs 96 morts -, les affrontements de Port-Saïd diffèrent sensiblement de ceux qui caractérisent les rencontres de football au Maghreb. Ici, ni rivalité entre clubs ni nationalisme de quartier, encore moins d’antagonisme tribal, mais des considérations politiques. Les ultras d’Al-Ahly ont tout simplement payé leur activisme anti-Moubarak dans une ville qui n’était manifestement pas hostile au raïs déchu. CH.O.

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Dans les trois pays du Maghreb central, les autorités sportives et politiques multiplient les initiatives pour endiguer la violence, qui dépasse désormais le cadre sportif pour devenir un problème de société. En Algérie et au Maroc, une commission spéciale chargée du suivi a été mise en place par les fédérations. Séminaires et colloques réunissant universitaires, policiers, dirigeants et comités de supporteurs sont régulièrement organisés à l’échelle locale, nationale ou régionale. Malheureusement, leurs conclusions et recommandations ne sont pas vraiment suivies d’effet.

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Mais que fait la police ? Pour Réda Allali, éditorialiste marocain, « les services de sécurité ne font pas, ou si peu, d’évaluation des risques que provoquent les antagonismes et les rivalités entre clubs de l’élite ». Quant à Noureddine Belmihoub, directeur général de l’Office du complexe olympique (OCO, qui abrite le stade du 5-Juillet, à Alger), il s’en prend aux dirigeants de la ligue de football professionnel. « Ceux qui sont en charge du volet de la programmation sont censés travailler en étroite concertation avec les services de sécurité, déplore-t-il, car, pour les quarts de finale de la Coupe, par exemple, les quatre matchs se sont déroulés dans des stades de la capitale. Cela n’est pas pour faciliter la tâche du service d’ordre. »

En Algérie, au Maroc et en Tunisie, les fauteurs de troubles se ressemblent. « Ce ne sont pas des hooligans, dans le sens britannique ou néerlandais du terme, analyse Réda Allali, car il n’y a pas de revendications politiques [extrême droite, NDLR], ni d’organisations structurées. Des noyaux d’ultras sans aucune existence légale développent des slogans haineux et nourrissent la violence et la volonté d’en finir avec le rival, devenu ennemi à abattre. » Pour Kader Berdja, ancien commentateur sportif et ex-cadre de la Fédération algérienne de football (FAF), « nos clubs, du quartier à l’élite, ont développé le syndrome de la "championnite", autrement dit, nous ne saurions être que leaders, nous n’existons qu’en étant les meilleurs, et cette nouvelle mentalité est le résultat d’un long travail de sape de pseudo-dirigeants visant la rente du foot ».

Matchs truqués

En Algérie, où l’on a « décrété le professionnalisme comme les politiques ont instauré la démocratie », selon la formule du journaliste Madjid Khelassi, le football est grassement rétribué par l’argent public. On achète la paix sociale comme on peut. « Détournées, ces faramineuses subventions ne servent pas le sport mais achètent de gros bras, financent des matchs truqués », ajoute le journaliste.

Autre problème maghrébin : le manque d’infrastructures. « L’écrasante majorité des stades des clubs de l’élite, témoigne Kader Berdja, ne répondent pas aux normes internationales de sécurité : aucun emplacement réservé aux supporteurs visiteurs, ni plan d’évacuation d’urgence. Le stade n’est plus un espace festif mais un exutoire où s’évacuent les frustrations et les envies d’ailleurs. » Au Maghreb, le foot n’est plus l’opium du peuple mais le crack du peuple. Selon Réda Allali, le profil type du hooligan marocain ressemble à celui d’un mineur (12-17 ans) bourré de qarqoubi, psychotrope dont se gavent les pseudo-supporteurs avant de se rendre au stade. En Algérie, le terme utilisé est qafla (« bouton » en français). M’qarqab au Maroc, M’qafel en Égypte, le résultat est le même. Sous l’effet de ces médicaments destinés aux thérapies psychiatriques, le mineur ne craint ni Dieu ni maître, encore moins la police et la justice. Pour faire face à ce phénomène, les trois Parlements du Maghreb ont tenté d’adapter leur législation, mais la loi interdisant aux mineurs non accompagnés l’accès aux stades est restée lettre morte. « Comment voulez-vous gérer une foule de mineurs refoulés du stade ? demande un officier de police d’El-Harrach, l’un des quartiers d’Alger les plus touchés par le phénomène du hooliganisme. Qu’ils restent dans les rues alors que nos services sont mobilisés à l’intérieur de l’enceinte ? Nous sommes amenés à fouler au pied la loi, on ferme les yeux, on les laisse entrer, on tente de les canaliser et on prie pour qu’il n’y ait pas de malheurs. »

Clips vidéo, campagnes de presse et à l’école, sensibilisation des parents et enseignants, tous les efforts déployés par les pays du Maghreb pour endiguer le phénomène sont restés sans effet. À croire qu’il ne reste plus qu’à prier avant les matchs à risque, comme le font les policiers.

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