Syrie : une vraie bombe à fragmentation
Avec la militarisation de l’affrontement entre le pouvoir et la rébellion, la crise syrienne déborde dangereusement les frontières du pays et fait planer le spectre d’une guerre confessionnelle à l’échelle régionale.
Accepté par le régime comme par l’opposition, le plan Annan était, pour l’International Crisis Group (ICG), « le meilleur espoir » de trouver une issue au conflit syrien. Mais le cessez-le-feu du 12 avril n’a pas tenu vingt-quatre heures. Un an et cinq semaines après les premières manifestations pacifiques, le fossé ne cesse de se creuser entre le pouvoir et les contestataires, un fossé où s’amoncellent plus de 9 000 cadavres. Avec la militarisation du conflit, la menace d’une guerre confessionnelle s’accentue, et la crise déborde les frontières du pays.
L’onde de choc a atteint les voisins. Les plus vulnérables – le Liban et la Jordanie – tremblent sur leurs bases. Les plus forts – Israël, la Turquie et, dans une moindre mesure, l’Irak – observent avec inquiétude les développements du cataclysme. Pour Karim Bitar, spécialiste du Moyen-Orient et directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), « la Syrie, qui maintenait sa stabilité interne en entretenant l’instabilité autour d’elle, exporte maintenant involontairement sa propre instabilité ».
Frontières arbitraires
Arbitrairement délimitées par les puissances coloniales après la Première Guerre mondiale, les frontières des États du Proche-Orient n’ont pas rompu la symbiose qui unit ses peuples. Les routes commerciales de Syrie sont vitales pour les marchés périphériques. Les liens tribaux rendent les populations de l’Ouest et du Sud syriens plus solidaires de leurs cousins d’Irak et de Jordanie que des citadins de Damas. Et les connivences entre sunnites, chiites, druzes et chrétiens ignorent les postes de contrôle. Les États voisins de la Syrie tentent en vain de contrôler leurs frontières. Parallèlement, l’aggravation de la situation ranime les solidarités transnationales, aggrave les tensions préexistantes et suscite même d’inquiétants prolongements sur les scènes politiques locales.L
Les sunnites de la région considèrent que la répression dirigée par Assad l’Alaouite vise leur communauté et crient vengeance.
Majoritaires dans la région, nombre de sunnites considèrent que la répression dirigée par Assad l’Alaouite vise leur communauté et crient vengeance. Le 11 février, le numéro un d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, appelait les musulmans de la région à soutenir la rébellion. Depuis, les attentats se multiplient à Alep et à Damas, et les djihadistes affluent de l’étranger. Le 20 avril, le très recherché terroriste libanais Abdel Ghani Jawhar est mort à Al-Qusayr dans l’explosion de la bombe qu’il était en train de poser. À Bagdad, la teinte confessionnelle prise par la révolte syrienne trouve un écho dans la crise au sommet de l’État qui fait rage depuis fin 2011 entre les sunnites, détenteurs du pouvoir sous Saddam Hussein, et les chiites, qui contrôlent désormais le pays.
À Tripoli, dans le nord du Liban, où vit une importante minorité alaouite, des affrontements à répétition entre milices pro- et anti-Bachar ont fait plusieurs morts et des dizaines de blessés. De son côté, le Hezbollah, allié de Bachar, accuse ses adversaires sunnites d’armer les insurgés syriens, tandis que, depuis son fief du Chouf, le leader druze Walid Joumblatt appelle ses coreligionnaires de l’armée syrienne à la mutinerie. Le 4 avril, une salve de tirs visait Samir Geagea, le chef chrétien hostile à Assad. Le Premier ministre, Najib Mikati, est parvenu jusque-là à jouer les équilibristes, mais pour combien de temps ? Le politologue libanais Joseph Bahout est pessimiste : « On s’approche de l’affrontement au Liban. Si la crise dure, elle va s’internationaliser et trouver ici un second terrain. »
Au sud, la Jordanie voit avec appréhension affluer des dizaines de milliers de réfugiés. À la fin de février, le ministre de l’Information annonçait déjà qu’ils étaient 73 000 à être entrés légalement sur le territoire, auxquels s’ajouteraient 10 000 clandestins, dont de nombreux déserteurs. Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), ils seraient plus de 20 000 au Liban et près de 25 000 en Turquie. Entre 2003 et 2008, l’arrivée de 1,5 million de réfugiés irakiens avait dangereusement déstabilisé le royaume hachémite. « La Jordanie ne veut pas d’un nouveau scénario à l’irakienne. Elle craint aussi par-dessus tout que l’alternative au régime Assad ne soit une prise du pouvoir par les fondamentalistes », explique Oraib al-Rantawi, directeur du centre Al Quds d’Amman. Conjugué à la montée en puissance des partis religieux dans les pays du Printemps arabe, l’engagement révolutionnaire des sunnites de Syrie donne des ailes aux islamistes jordaniens.
Risques croissants
Puissance montante au Proche-Orient, la Turquie a pris la mesure des risques croissants que la crise syrienne faisait peser sur la région et sur sa propre stabilité. Le 10 avril, des tirs syriens ont atteint un camp de réfugiés de l’autre côté de la frontière. Contre Ankara, qui appuie le Conseil national syrien (CNS) et héberge l’état-major de l’Armée syrienne libre, Damas a réactivé son soutien aux indépendantistes kurdes du PKK, qui multiplient les attaques meurtrières contre l’armée turque. La marge de manoeuvre du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, s’est amenuisée. « La Turquie est en recul sur la position agressive adoptée il y a quelques mois. Elle a pris note de la résilience du régime de Bachar al-Assad et évoque beaucoup plus timidement l’idée d’intervenir militairement en territoire syrien », explique Karim Bitar.
En Israël, autre acteur clé de la région, la classe politique est longtemps restée neutre et attentiste, tout en laissant entendre qu’elle préférait en Syrie « un diable familier à des démons inconnus ». Mais, en février, le ministre des Affaires étrangères, Avigdor Lieberman, a demandé qu’Israël condamne la répression et a appelé au départ d’Assad. Proposition rejetée par le Premier ministre, Benyamin Netanyahou : une telle déclaration conforterait le discours du régime syrien selon lequel la contestation résulterait d’un complot sioniste.
Bien que préoccupantes, les conséquences périphériques de la crise syrienne pourraient rester limitées si ne se dessinait en filigrane un affrontement à bien plus grande échelle. Celui d’un axe sunnite mené par l’Arabie saoudite et soutenu par l’Occident contre un axe chiite dirigé par l’Iran. En janvier 2012, un rapport du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) s’inquiétait d’une « libanisation fabriquée » en Syrie. Le pays du Cèdre en guerre civile était en effet devenu le champ de bataille indirect des puissances régionales et internationales. La pérennisation du conflit syrien pourrait bien, à terme, aboutir à une « libanisation » de toute la région, devenue plus instable que jamais.
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