Rwanda – Paul Kagamé : « On ne bâtit pas une démocratie sur du sable »

À la tête d’un petit pays pauvre dont les progrès économiques et sociaux sont incontestables, le chef de l’État rwandais, Paul Kagamé, développe sa conception de la bonne gouvernance. Et dévoile son visage à la fois démocrate et autoritaire.

Le président rwandais lors d’un meeting dans la province de l’Est, le 20 avril. © Vincent Fournier/J.A.

Le président rwandais lors d’un meeting dans la province de l’Est, le 20 avril. © Vincent Fournier/J.A.

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 10 mai 2012 Lecture : 12 minutes.

Le pouvoir n’a pas fait grossir Paul Kagamé, au sens propre comme au sens figuré. Ce matin-là, dans la province de l’Est, à une centaine de kilomètres de Kigali, devant 50 000 personnes descendues de toutes les collines environnantes pour assister à son meeting, le président en jean noir et chemise bleue écoute humblement la voix du peuple. Derrière un micro, toute une litanie de Rwandais ordinaires défile et l’interpelle : problèmes de vaches, de terres, d’indemnités, petits conflits avec l’administration, poèmes lyriques scandés en kinyarwanda, plaies mal refermées du génocide… Kagamé répond, quand il ne convoque pas le maire, le député, madame la gouverneure ou le ministre concerné à s’exprimer à sa place. Ces derniers n’en mènent d’ailleurs pas large, le boss exigeant de leur part d’être concis, précis et convaincants. À 54 ans, cet homme que le magazine Time classe parmi les cent personnalités les plus influentes au monde et que se disputent les universités américaines pour leurs conférences inaugurales, dont le fils aîné étudie à l’Académie militaire de West Point et qui ne s’accorde d’autre distraction que le tennis ou la lecture d’ouvrages sur l’économie du développement continue douze ans après son accession à la présidence à diriger l’entreprise Rwanda comme un mwalimu – un « maître d’école », en swahili – dirigerait une classe où chaque élève disposerait de son ordinateur. Ici, tout est calme, ordre, vigilance. Point de musiques s’échappant des ngandas comme en RDC voisine, point de clameurs alcoolisées à la bière ou au vin de banane, on est chez soi, entre soi, sur son quant-à-soi, discret et travailleur au-delà du raisonnable.

Sous l’apparence de la quiétude et la chape d’une sécurité à la fois omniprésente, invisible et millimétrée, le souvenir du génocide est là, partout, tout le temps. Souvent, le visiteur de passage se sent écrasé sous le poids des morts et des non-dits. Les visages sont graves et les éclats de rire rares. Transformer au forceps, avec une dureté qui ne tient compte ni des opinions divergentes des opposants ni des états d’âme des ONG, les démons du passé en énergie créatrice et productive, tel est le pari de Paul Kagamé. À en juger par les résultats socioéconomiques, assez épatants, affichés par un pays qui fait désormais figure de modèle en ce domaine, il est en passe de réussir. La démocratie à l’occidentale, elle, attendra…

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Jeune Afrique : Le 1er juillet prochain, le Rwanda indépendant aura 50 ans. Y voyez-vous matière à célébration ?

Paul Kagamé : Cela dépend de ce que vous entendez par là. C’est notre histoire, et nous devons l’assumer, avec ses parts de lumière et de tragédies. Ce sera donc une journée de réflexion, pas une occasion de festivités ou de dépenses publiques incontrôlées. Je sais qu’ailleurs sur le continent les cinquantenaires ont souvent été célébrés avec faste et réjouissances, mais nous ne nous sentons pas obligés de faire de même. En règle générale et pour des raisons évidentes d’économies, cette date est d’ailleurs fusionnée avec une autre, très rapprochée, qui marque chaque 4 juillet l’anniversaire de la libération du Rwanda des forces génocidaires. Cette année, les deux événements seront commémorés le 1er juillet, avec sobriété.

D’autant que le 1er juillet 1962 ne fut pas un jour de joie pour tous les Rwandais…

Effectivement. Il faudra donc, sans aucun esprit de revanche, replacer ce jour-là dans son moment historique.

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Ce sera aussi l’occasion de réfléchir sur ce qu’est la démocratie dans le contexte rwandais. Pour vous, manifestement, la construction d’un État fort à même de dépasser les conflits communautaires passe avant le modèle démocratique occidental. Ai-je tort ?

Oui et non. Avant d’être un concept applicable partout, la démocratie doit d’abord être une réalité. Elle doit partir du peuple, le concerner dans son quotidien, dans la manière dont il gère et dirige sa vie. La démocratie n’est pas une théorie abstraite, elle est le produit d’un contexte. Regardez autour de vous : il n’y a pas de forme unique de démocratie mais des systèmes démocratiques différents, qui vont de la monarchie constitutionnelle à la représentation populaire directe. La démocratie doit être conforme aux aspirations, à l’histoire et à la culture du peuple au sein duquel elle prétend s’enraciner, sous peine de courir à l’échec. C’est ce que nous essayons de faire au Rwanda. Le Rwanda n’est ni la France, ni la Grande-Bretagne, ni la Belgique.

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En Afrique, la démocratie ne se décrète pas, elle se construit, elle se prépare…

Après tout, les aspirations des Rwandais ne sont pas, en termes de libertés, de représentativité et de prospérité, différentes de celles des autres peuples.

Disons qu’il existe un modèle universel de démocratie, appelons-le le modèle occidental, si cela vous arrange. Après tout, les aspirations des Rwandais ne sont pas, en termes de libertés, de représentativité et de prospérité, différentes de celles des autres peuples. Mais un modèle n’est pas un prêt-à-porter. Il faut l’adapter à celui qui le porte. Encore une fois, nous avons notre propre histoire, nos propres traditions et une organisation sociale particulière que les tragédies du siècle dernier, notamment le génocide, ont très durement traumatisées et malmenées. Toutes ces spécificités induisent un rythme de construction et une architecture démocratiques qui nous sont propres. On décrit parfois la société rwandaise comme une société moutonnière, aveugle, conduite à la baguette par un pouvoir tout droit sorti du 1984 de George Orwell. C’est stupide. Je ne suis pas un médecin qui délivre au peuple des ordonnances obligatoires sur ce qu’il doit faire ou ne pas faire en le prenant à la gorge. Ceux qui, à l’extérieur, nous dépeignent comme une sorte de fourmilière décervelée ne nous respectent pas et ne méritent pas notre respect. Nous sommes ouverts à tous les conseils en matière d’évolution démocratique, à condition qu’ils soient de bonne foi, mais nous n’aimons pas les prescriptions, encore moins les ordres.

Vendeurs de journaux devant l’Hôtel des mille collines, à Kigali.

(© Vincent Fournier pour J.A.)

Le Rwanda est souvent critiqué pour la façon avec laquelle le pouvoir conçoit le rôle des médias. À vos yeux, les médias doivent se faire l’écho des réalisations collectives et mobiliser l’opinion en faveur de l’État, plutôt que d’apprendre à la population à penser de manière critique et indépendante. La liberté de la presse vous fait-elle peur ?

Absolument pas. Il vous suffit de lire certains journaux rwandais en kinyarwanda pour vous rendre compte combien l’image d’un pouvoir muselant la presse est fausse. La critique y est fréquente, l’outrance, voire l’insulte, y sont récurrentes. Je vous ai dit que nous n’aimions pas les prescriptions : il n’y en a aucune ici en dehors des limites fixées par la loi commune à toutes les démocraties et qui sanctionnent la diffamation ou l’apologie du génocide. Pour le reste, mon opinion sur ce sujet diffère de celle que vous me prêtez. Je suis convaincu que les médias sont une institution clé pour le développement, en ce sens qu’ils aident à dépasser les dogmes par le débat et la critique. Chacun, rwandais ou étranger, est d’ailleurs libre de créer ici un journal, une radio ou une télévision, les seules contraintes étant celles du marché. Cela étant dit, je ne suis pas naïf. Autant je suis hostile à la police de la pensée et à la censure éditoriale – vous trouverez ainsi dans les librairies de Kigali des ouvrages quasi négationnistes sur le génocide en vente libre -, autant je suis contre cette tendance qu’ont beaucoup de professionnels des médias à définir selon leurs propres critères ce qu’il faut ou ne faut pas faire. Encore une fois, nous n’aimons pas les prescriptions d’où qu’elles viennent. Ce n’est pas aux médias, a fortiori étrangers, dont l’indépendance est d’ailleurs toute relative, de nous dicter la voie à suivre.

Votre pays est régulièrement loué pour son respect des critères de la bonne gouvernance. Or trois généraux et un colonel font en ce moment l’objet d’une enquête judiciaire pour leur implication présumée dans un trafic de minerais en provenance de la RD Congo. Cela ne donne-t-il pas raison aux ONG qui vous accusent de participer au pillage des richesses de votre voisin ?

Tout d’abord, je n’ai pas à me justifier, encore moins à répondre à des ONG qui feraient mieux de faire leur propre examen de conscience quant à leur rôle pendant et après le génocide. Ensuite, cette affaire démontre le contraire de ce que vous suggérez. C’est justement parce que nous avons, en termes de lutte contre la corruption, une tolérance zéro et parce que les forces de défense rwandaises obéissent à des standards moraux et professionnels parmi les plus rigoureux au monde que cette enquête a été ouverte. Enfin, n’attendez pas de moi que je commente dans le détail une procédure qui relève de la justice et d’elle seule.

Plusieurs dirigeants de l’opposition rwandaise en exil, dont votre ancien directeur de cabinet Théogène Rudasingwa, mais aussi d’anciens hauts responsables de l’armée réfugiés en Afrique du Sud, étaient des dirigeants très proches de vous. Comment expliquez-vous qu’ils vous aient en quelque sorte trahi ?

Ils ne m’ont pas trahi, ils se sont trahis eux-mêmes et ils ont trahi le peuple rwandais. Pour le reste, si certains de mes collaborateurs ne se montrent pas à la hauteur de la mission qui leur a été confiée, qu’on ne vienne pas m’en faire le reproche. J’accorde ma confiance, je délègue, mais je contrôle, je vérifie et je sanctionne les manquements. Certains ne le supportent pas et choisissent la fuite en avant plutôt que de faire face à leurs responsabilités. La nature humaine est ainsi faite… Inutile de revenir sur le dossier pénal de ces gens : il est de notoriété publique.

On décrit la société rwandaise comme moutonnière, dirigée à la baguette par un chef. C’est stupide.

On est surpris par la violence des arguments employés à votre encontre. Vous seriez une sorte de Machiavel monstrueux, coupable non seulement d’avoir commandité l’assassinat de deux présidents – Habyarimana et Kabila – mais aussi l’extermination des Tutsis du Rwanda pour parvenir au pouvoir. Pourquoi suscitez-vous tant de haine ?

Je crois que seule la psychiatrie pourrait nous être d’une quelconque utilité pour répondre à votre question. Nous ne sommes plus ici dans le domaine du rationnel. Ce n’est pas de ma compétence et je n’ai ni le temps ni le désir de me plonger dans le subconscient de cerveaux malades.

Un attentat à la grenade a encore eu lieu à Kigali en janvier. Qui est responsable ?

L’enquête avance. Elle mène, comme pour les précédents actes de terrorisme de ce type, à la même matrice : une connexion entre d’ex-généraux en fuite en Afrique du sud et les génocidaires des FDLR [Forces démocratiques de libération du Rwanda, NDLR] basés dans l’est de la RD Congo.

Cette conjonction entre opposants tutsis et hutus, illustrée par le récent rapprochement à Bruxelles entre le Rwandese National Congress et les Forces démocratiques unies de Victoire Ingabire – toujours détenue au Rwanda – vous inquiète-t-elle ?

Non. Elle est dans la nature des choses entre gens qui n’ont d’autres repères que la volonté de revanche. Mais elle n’a ici strictement aucun impact, ni aucune influence.

Le chef de milice tutsi Bosco Ntaganda, qui opère dans le Nord-Kivu avec le grade de général de l’armée congolaise, est poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI) depuis plus de cinq ans. Êtes-vous favorable à son arrestation ?

C’est une affaire qui concerne le Congo et non le Rwanda. Deux choses, cependant : il est capital de tenir compte du contexte toujours très volatil de cette région et de connaître l’impact éventuel d’un tel événement sur l’équilibre sécuritaire. Il peut être positif, mais il peut tout aussi bien être très négatif, encore faut-il l’évaluer, ce qui n’a pas été fait. Deuxième observation : mes réserves quant au fonctionnement de la CPI et à son impartialité, que j’ai déjà maintes fois formulées, demeurent intactes.

Quelles sont vos relations avec le président Joseph Kabila ?

Bonnes. Fluides.

Pourquoi avez-vous refusé d’accorder votre agrément au nouvel ambassadeur de France proposé par Paris ?

Ne personnalisez pas votre question. C’est une décision qui relève du gouvernement, même si bien évidemment je l’assume. À l’examen, il est apparu que certains éléments, certains détails dans le curriculum vitæ de la personne proposée ne convenaient pas. Nous avons donc souhaité qu’un autre nom nous soit soumis. C’est une procédure normale, banale, je dirais routinière.

On a l’impression que quel qu’ait été le candidat proposé par Alain Juppé, votre réponse aurait été négative…

À tort. Nous savons faire le distinguo entre la France et son ministre des Affaires étrangères. Notre volonté d’avoir des relations de coopération actives et apaisées avec Paris est toujours la même.

Il n’empêche : faute d’ambassadeur, rien ne bouge. Pensez-vous que si François Hollande est élu le 6 mai la France et le Rwanda prendront enfin un nouveau départ ?

Je ne connais pas François Hollande, mais je suis ouvert, sans a priori, à poursuivre le dialogue avec le chef de l’État qu’auront élu les Français. Quel qu’il soit.

J’accorde ma confiance, je délègue, mais je contrôle, je vérifie et je sanctionne les manquements.

Vous avez été le seul Africain à vous prononcer ouvertement en faveur de l’élection de l’Américain Jim Yong Kim à la tête de la Banque mondiale. La candidate nigériane Ngozi Okonjo-Iweala ne vous convenait pas ?

Soyons précis. J’ai accueilli favorablement la nomination comme candidat de Jim Yong Kim par le président Obama, puis je l’ai félicité pour son élection. Il se trouve que je connais bien Jim et qu’il a effectué un travail remarquable au Rwanda dans le secteur de la santé : je n’allais pas cacher cela, ni l’estime que je lui porte. Mais cela ne signifie pas que je n’apprécie pas Okonjo-Iweala, que je connais également et qui a beaucoup de qualités.

Trouvez-vous normal que la Banque mondiale soit réservée à un Américain, le FMI à un Européen, et que l’Afrique demeure éternellement en marge de toutes les grandes instances internationales ?

Non. Mais je sais aussi que nous vivons dans le monde réel, pas dans le monde de nos rêves. Le constat que vous faites n’est que l’expression d’un rapport de force que l’Afrique parviendra à équilibrer à une condition : qu’elle se montre unie. Or nous ne parvenons même pas à nous entendre sur le poste de président de la Commission de l’Union africaine.

Entre Jean Ping et Nkosazana Dlamini-Zuma, quel est votre choix ?

Je choisirai le candidat que l’Afrique choisira.

Un coup d’État comme celui qui s’est produit au Mali est-il possible au Rwanda ?

Des mutins sortant de leur caserne pour marcher sur la présidence ? C’est un mauvais film, impossible à tourner ici faute d’acteurs, de réalisateur et de public. Mais ce qui s’est passé à Bamako est un peu la démonstration de ce que je vous ai dit à propos de la démocratie. Le Mali était un pays réputé démocratique et même encensé comme tel par les médias et les ONG. Or pas plus qu’on ne bâtit une maison en oubliant les fondations on ne construit une démocratie sur du sable.

À votre égard, vos compatriotes sont partagés entre l’admiration et la peur. Souvent, les deux cohabitent. La peur est-elle nécessaire à l’exercice du pouvoir ?

La peur certainement pas. Le respect, oui, absolument. Mais je doute fort que vous ayez fait un sondage scientifique pour affirmer cela. Faites-le et vous verrez que le positif l’emporte largement, dans le jugement des Rwandais, sur ce que vous croyez être de la peur.

Je ne vais pas vous reposer la question sur ce que vous comptez faire en 2017, terme de votre dernier mandat…

Effectivement. J’y ai déjà répondu cent fois. Donc, si vous ne me croyez pas, just wait and see.

Un scénario à la Poutine-Medvedev, dans lequel votre successeur jouerait le rôle de Medvedev et vous celui de Poutine, relève-t-il de la science-fiction ?

Le fait que cela se soit déjà produit en Russie démontre que ce n’est pas de la science-fiction. Mais en ce qui concerne le Rwanda, c’est de la fiction, tout simplement.

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Propos recueillis à Kigali par François Soudan

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