Retour en grâce à Marrakech pour la foire d’art contemporain 1-54

La foire d’art contemporain africain a fait son grand retour dans la ville rouge du 9 au 12 février, alors que se lançait aussi le Festival africain du livre de Marrakech.

Thandiwe Muriu , In full bloom, 2022 © Thandiwe Muriu/Courtesy 193 Gallery

eva sauphie

Publié le 17 février 2023 Lecture : 5 minutes.

Les biennales qui ont fait de Marrakech l’épicentre de la création contemporaine sur le continent au début des années 2010 ne sont pas qu’un lointain souvenir. Les deux reports consécutifs de 1-54 dans la ville ocre auraient pu sonner le glas de la manifestation. Mais la foire d’art contemporain africain créée par Touria El Glaoui a bel et bien battu son plein à la Mamounia.

Concomitance de l’agenda culturel, cette quatrième édition a par ailleurs eu lieu au même moment que le lancement du Festival du livre africain de Marrakech (Flam) organisé par l’écrivain et artiste Mahi Binebine, en concertation avec l’organisatrice de la 1-54, faisant ainsi cohabiter scène artistique et littéraire avec harmonie. « Je voulais montrer un Marrakech nouveau », lance, tout sourire, la fondatrice de la foire.

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Les galeries marocaines à l’honneur

Pari réussi, puisque c’est aussi en dehors des murs de l’hôtel de luxe bordé par les remparts de la vieille ville que les collectionneurs ont pu se laisser surprendre par un parcours off pointu, allant du Palais Badii à la Fondation Montresso. Et de la zone industrielle de Sidi Ghanem, qui accueille depuis peu le nouveau hot spot du photographe et designer Hassan Hajjaj, Jajjah, à la MCC Gallery, dans le quartier moderne de Guéliz, où les galeries ne cessent de fleurir. Non loin de l’iconique Comptoir des Mines fondé par Hicham Daoudi, la Galerie 38, originellement implantée à Casablanca, a fraîchement été inaugurée pour l’occasion avec les œuvres d’art optique colorées de Guizlane Agzenaï ou de Meriam Benkirane, s’inscrivant dans la parfaite lignée du maître de l’abstraction géométrique, Mohamed Hamidi, également à l’honneur dans l’espace.

Depuis son lancement en 2018 à Marrakech, la 1-54 met un point d’honneur à valoriser les galeries africaines. Pour cette quatrième édition, quatre d’entre elles sont marocaines. La Galerie 127, l’Atelier 21, la Galerie 38 et la Loft Art Gallery exposaient aux côtés de 16 autres marchands d’art. Avec au total 60 artistes, cet événement à taille humaine a tout de même drainé quelque 10 000 visiteurs. Un chiffre encore loin de sa grande sœur londonienne, laquelle a triplé le nombre de ses audiences depuis son lancement en 2013 avec pas moins de 18 000 visiteurs six ans plus tard. Ce format idéal, loin des grands raouts de l’art contemporain comme la Art Basel, a permis de faciliter les échanges entre les professionnels et de laisser place à la découverte.

JAD20220226-CM-MAROC-FOIRE 1-54-01 © Courtesy Loft Art Gallery

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« Une foire à petite échelle permet de créer de vrais liens avec les collectionneurs et encourage les synergies avec les autres galeries », assure Roger Niyigena Karera, curateur de la galerie parisienne 193 Gallery, qui représente les portraits féminins de la Kényane Thandiwe Muriu. Le co-fondateur de l’Afrika artfest lancera la prochaine édition de son festival en collaboration avec la galerie parisienne Carole Kvasnevski, également présente à la foire, en mars. Loin de tout esprit concurrentiel, c’est un élan collectif et créatif qui s’est donc fait sentir au cours de ces quatre jours.

L’africanité, toujours au cœur de la scène

Si les lignes bougent quant à la reconnaissance de la scène artistique du continent auprès des institutions, ils souffrent encore d’un déficit de visibilité. « En 2019 à la Fiac, les artistes africains représentaient 0,04%, soit une trentaine d’artistes sur 600. Pour un continent, ce n’est pas beaucoup », rappelle Touria El Glaoui qui reste ferme sur la question.

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Tant que ces artistes n’auront pas la visibilité qu’ils méritent, il faudra des événements africains pour les valoriser. Certains d’entre eux ont d’ores et déjà rejoint les collections de prestigieuses institutions tels que le Centre Pompidou à Paris ou le MoMa à New-York, comme c’est le cas du Camerounais Barthélémy Toguo, représenté par la Galerie 38 de Casablanca. « Les galeries d’Afrique du Nord ont compris l’importance de représenter des artistes d’Afrique subsaharienne. Aujourd’hui c’est possible et essentiel, puisque l’on reconnaît notre africanité », soutient la Marocaine.

Barthélémy Toguo, Untitled, 2019,Ink on canvas, 140x200cm. © Courtesy La Galerie 38

Barthélémy Toguo, Untitled, 2019,Ink on canvas, 140x200cm. © Courtesy La Galerie 38

L’identité, un thème cher aux artistes représentés à la manifestation marrakchie, notamment à travers le portrait figuratif. Ce genre explose depuis quelques années sous l’impulsion de quelques dignes ambassadeurs comme l’Africain-Américain Kehinde Wiley – portraitiste de Barack et Michelle Obama qui a fait son entrée à la 1-54 de Marrakech lors de cette édition -, au grand dam de certains acteurs du marché qui y voient une facilité. Pour le promoteur artistique Hicham Daoudi, « cette figuration du corps noir obsessionnel sous différentes formes de couleurs ou la relation au tissage qu’on a vu se redéployer et se réinventer ces dernières années a de quoi angoisser ». « J’ai l’impression que l’on réinvente les codes d’un orientalisme, poursuit-il. Célébrer le corps noir, la beauté et l’esthétique, est-ce que ça nous dit vraiment quelque chose sur la société ? On est dans une esthétique africaine, mais pas dans le message artistique. »

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Mais selon Touria El Glaoui, il est nécessaire de soutenir cette nouvelle génération d’artistes qui s’est battue pour sa reconnaissance et a donc besoin de jouer de son identité. « Dans 10 ou 15 ans, on regardera toutes ces propositions avec le recul nécessaire, et on reconnaitra cela comme un mouvement. Si certains artistes ont profité de la vague, car commercialement ça marche, les très bons vont rester », insiste celle qui voit aussi dans l’expansion de ces portraits un message politique, avec un pic survenu il y a environ deux ans, suite à la mort de George Floyd. « Au moment du mouvement Black Lives Matter, les galeries et foires internationales ont dû montrer qu’elles s’impliquaient dans le mouvement de représentation du corps noir. Et la meilleure façon de le faire était de montrer cet engagement avec des artistes qui pouvaient s’emparer du discours ».

Un tournant engagé

Ainsi, aux côtés des propositions stylisées et plus décoratives, certains artistes ont tiré leur épingle du jeu en exploitant le portrait de manière plus engagée. C’est le cas de l’Africaine-Américaine Ambrose Rhapsody Murray (Superposition Gallery), largement influencée par le black feminism, qui a imprimé des photographies coloniales sur textile pour questionner la représentation stéréotypée qui entoure le corps des femmes noires. De son côté, la photographe franco-marocaine Mouna Saboni interroge les notions de territoire, de frontière, d’exil, d’identité et de mémoire dans le cadre de travaux au long cours. Elle présentait à 1-54 un triptyque intitulé « L’attente de la nuit », un travail réalisé en Jordanie sur la mémoire palestinienne.

Cette diplômée en économie sociale et solidaire représentée par la Galerie 127 depuis 2020 a photographié les côtes palestiniennes depuis la Jordanie. Elle en a tiré des impressions et y a gravé une lettre d’amour en arabe. « C’est un poème d’un amoureux qui s’adresse à un absent, qui attend la nuit. C’est le moment pour moi où l’on peut imaginer ou fantasmer les choses. Dans les poèmes et musiques arabes, l’utilisation de certains mots fait que l’on ne sait plus si on s’adresse à une personne, à la terre ou à la patrie. Et je joue sur cette ambiguïté-là », décortique-t-elle. Des propositions subtilement politisées, qui laissent présager un tournant dans la scène contemporaine africaine.

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