Vent de stupeur et mélancolie révolutionnaire en Tunisie
Si le profil des hauts responsables arrêtés ces derniers jours n’étonne pas forcément, le flou autour des faits qui leur sont reprochés et la procédure employée, pour le moins expéditive, sidèrent et inquiètent.
« C’est la perception qui compte. » Cette formule, qu’aimait à répéter l’ancien président Béji Caïd Essebsi, trouve un écho singulier dans l’actualité tunisienne de ces derniers jours. La vague d’arrestations qui a lieu depuis le 11 février dans les milieux politiques – à la suite d’une longue séquence de refonte du système politique dont on ne peut pas dire, taux d’abstention aux législatives à l’appui, qu’elle ait recueilli un accueil enthousiaste – est venue amplifier la confusion qui régnait déjà dans le pays.
Ce n’est pas tant la liste des personnalités placées en garde à vue qui suscite l’émoi que la manière, péremptoire, avec laquelle le président Kaïs Saïed affirme d’ores et déjà leur culpabilité et court-circuite, voire occulte, la procédure judiciaire et le principe de présomption d’innocence. Certains objecteront que le président est un constitutionnaliste, que le pénal n’est pas sa spécialité et qu’il n’a jamais caché son intention de traquer l’argent sale, les spéculateurs, les corrompus et plus généralement ceux qui ont usurpé les biens du peuple.
Complot
Dans ce contexte troublé, les moindres propos, bribes d’informations ou rumeurs, souvent alimentés par les réseaux sociaux, les fuites de procès-verbaux des policiers se mêlent aux ragots qui courent les rues et finissent par se transformer en accusations graves. Il a suffi qu’on rapporte que l’activiste politique Khayam Turki avait dîné à Paris avec Marouane Mabrouk, un ami de jeunesse qui se trouve aussi être un homme d’affaires controversé et l’ancien gendre de Ben Ali, pour qu’on crie au complot. Logique, crédible en tout cas, pour certains, qui ne semblent concevoir la vie politique que comme une longue suite d’intrigues et de manigances.
Le populisme continue ainsi à prospérer, alors que c’est de pragmatisme dont le pays aurait besoin pour échapper au gouffre économique dans lequel il sombre. Nul ne l’ignore et pourtant la rumeur et l’insinuation prospèrent, rythmées par cette petite voix qui n’en finit pas de susurrer : « Et si c’était vrai ? »
Médias sous pression
Un pas supplémentaire a été franchi le 13 février avec l’arrestation, à laquelle beaucoup ont eu peine à croire, de Noureddine Boutar, patron de Mosaïque FM, la première radio privée tunisienne. Arrestation qui coïncidait, paradoxalement, avec… la journée internationale de la radio. Son interrogatoire préliminaire a notamment porté sur la ligne éditoriale du média dont la liberté est, en théorie au moins, protégée par la loi et la constitution.
À cela aussi, Kaïs Saïed apporte une réponse. « La liberté de penser est nécessaire à la liberté d’expression », a-t-il expliqué. Une formule obscure par laquelle il semble signifier que, selon lui, les médias sont sous influence, ou au service de lobbies, et ne sont donc pas au service de la « liberté » mais d’intérêts particuliers. L’argument est-il suffisant pour maintenir Noureddine Boutar sous les verrous ? Ne s’agit-il pas, en réalité, d’exercer une pression sur toute la corporation journalistique du pays ? Autant de questions récurrentes, et sans réponses, face au mutisme total des autorités.
La fête est finie
Les Tunisiens ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ou plutôt, ils ne réalisent que trop bien qu’ils ont été avertis du risque totalitaire qu’ils encouraient à de nombreuses reprises, mais qu’ils n’ont pas réagi. À force d’attendre de voir, de vouloir « donner une chance », de surseoir, ils sont mis face à l’inimaginable, tant il leur semblait acquis que les libertés arrachées avec la révolution de 2011 demeureraient inaliénables. L’histoire du monde a beau regorger d’exemples d’acquis démocratiques confisqués, de retours en arrière sur fond de populisme et d’autoritarisme, ils n’ont pas voulu y croire, pensant qu’ils y échapperaient. Il leur aura fallu y être confrontés à leur tour pour comprendre que, comme commencent à le dire certains, la « fête est finie ». Pour réaliser que, comme l’a asséné un avocat ces derniers jours, « nous sommes tous en liberté provisoire ».
Pourtant, si l’on s’en tient aux faits tels qu’ils sont présentés, Kaïs Saïed a raison : si un complot se tramait vraiment et que l’on voulait attenter à sa vie ou mettre fin à son projet, la moindre des choses était d’envoyer ses instigateurs devant les juges. Le problème, c’est que le président a emprunté de tels raccourcis, a pris de telles libertés avec la procédure, que l’on peut douter de la tenue de procès équitables.
Sidération
« Si vraiment ces comploteurs ont voulu jouer sur les pénuries pour affamer les Tunisiens et les faire sortir dans la rue, il s’agit de monstrueux manipulateurs. Autant faire la lumière sur cette affaire pour ne pas maintenir des innocents en prison », ajoute un signataire de la pétition de soutien à Kaïs Saïed publiée en juillet 2021 qui, un an plus tard, s’est mis en retrait de tout activisme politique. Et confie qu’il craint un tour de vis supplémentaire.
Comme lui, beaucoup de concitoyens sont désabusés et apeurés à la fois. Un mélange de sentiments qu’ils ne croyaient plus ressentir après la chute de Ben Ali supposée avoir « emporté avec elle la peur » et « mis dehors le flic qui était dans nos têtes ». Aujourd’hui, la déception, la frustration, la crise économique, politique et institutionnelle plongent tous les Tunisiens dans une forme de sidération. Fait-on face à un énorme gâchis ? À un soubresaut inévitable lors de tout processus révolutionnaire ? Le salut est-il possible, et d’où peut-il venir ? À Tunis, l’heure est au pessimisme. Difficile de faire croire à un dépressif à des lendemains qui chantent. Que dire quand il s’agit de rassurer tout un pays ?
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