Guinée-Bissau : la défense des putschistes, c’est l’attaque

Le 12 avril, les militaires bissau-guinéens ont pris le pouvoir et arrêté Carlos Gomes Junior, favori du second tour de la présidentielle. Une tentative de contrer la réforme de l’armée lancée par l’ancien Premier ministre, qui comptait diviser ses effectifs par trois.

Les militaires bissau-guinéens ont voulu dénoncer la réforme de Carlos Gomes Junior. © AFP

Les militaires bissau-guinéens ont voulu dénoncer la réforme de Carlos Gomes Junior. © AFP

Publié le 1 mai 2012 Lecture : 8 minutes.

Une poignée d’heures avant que l’armée prenne le pouvoir à Bissau le 12 avril, un diplomate africain en poste depuis plusieurs années dans le pays admettait qu’il était bien incapable d’anticiper les événements à venir. « C’est impossible, à l’heure actuelle, de dire ce qu’il va se passer. » Un coup d’État ? « Ce n’est pas à exclure. » Lorsque les premières détonations ont retenti en début de soirée à proximité de la demeure de Carlos Gomes Junior (dit « Cadogo »), le favori du second tour de l’élection présidentielle qui devait se tenir le 29 avril, et aux abords du siège du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), qu’il dirige depuis dix ans, le diplomate n’a donc guère été surpris. Il faut dire que depuis qu’il est en poste à Bissau, il en a vu d’autres.

   

Vers une transition de deux ans

Six jours après le putsch, la junte et une vingtaine de partis de l’ex-opposition ont signé un accord qui consacre la fin du processus électoral et la marginalisation de Carlos Gomes Junior et de son Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). Ce texte prévoit que la « transition démocratique » sera gérée par les civils et s’achèvera dans un délai « maximal » de deux ans avec « l’organisation simultanée d’élections présidentielle et législatives ». Elle sera menée par Manuel Serifo Nhamadjo, arrivé troisième au premier tour de la présidentielle, et Braima Sori Djalo, numéro deux du Parti de la rénovation sociale de Kumba Yala. Le premier a été nommé président de transition, le second président du Conseil national de transition (CNT), qui jouera le rôle d’organe législatif. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a « fermement condamné » cette « usurpation du pouvoir par le commandement militaire ». L’Union africaine a suspendu le pays de toutes ses instances. Finalement, la junte a accepté toutes les conditions de la Cedeao, le 1er mai, sauf le retour du président par intérim Raimundo Pereira.

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Les putschs militaires réussis ou avortés depuis que le pays a gagné son indépendance en 1974, les Bissau-Guinéens n’ont pas assez des doigts de leurs deux mains pour les compter. Avant que l’armée procède à l’arrestation de Cadogo et du président par intérim, Raimundo Pereira, il ne fallait pas remonter plus loin qu’au mois de décembre pour trouver trace du dernier complot. Au lendemain de Noël, des militaires avaient attaqué le siège de l’armée. Mais le coup – qui devait selon la version du gouvernement aboutir à l’assassinat de Cadogo, alors Premier ministre – avait été déjoué. Le leader du PAIGC avait été sauvé par la riposte de la police, d’une partie de l’armée restée loyaliste et des quelque 200 soldats angolais présents dans le pays depuis mars 2011, dans le cadre de la Mission militaire technique angolaise pour l’assistance et la réforme du secteur de la défense et de la sécurité (Missang).

Cette fois, ils n’ont rien pu faire. Contrairement au Mali, le coup, bien coordonné, n’a pas été mené par des sous-officiers sortis de nulle part, mais par l’ensemble de la chaîne de commandement – quoiqu’un doute subsiste sur le rôle du chef d’état-major, António Indjai.

"Accord militaire secret" avec l’Angola ?

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Le lendemain, les putschistes déclaraient avoir été contraints d’agir en réaction à « un accord militaire secret » qui aurait été passé entre Cadogo et les autorités angolaises, visant à « faire éliminer les forces armées bissau-guinéennes par une force étrangère ». Cet accord n’a peut-être jamais existé. Sous la pression de l’opposition et de l’état-major, Luanda avait d’ailleurs annoncé le 9 avril le départ de ses troupes, ce qui avait poussé Cadogo à écrire le jour même à Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, pour lui demander d’envoyer une force de maintien de la paix à laquelle l’Angola, le Brésil et le Ghana étaient d’ores et déjà prêts à participer.

Mais il est vrai que l’armée, telle qu’elle fonctionne depuis trente-huit ans – une institution pléthorique, corporatiste et mafieuse, qui a pris la mauvaise habitude de décider du sort du pays et de ses dirigeants au gré de ses propres intérêts -, n’avait jamais été aussi menacée. « Si Cadogo l’avait emporté le 29 avril, il aurait eu les mains libres pour la réformer, explique un observateur. Depuis deux ans, ses relations avec l’état-major sont exécrables. » Après avoir obtenu le désengagement de l’Angola, il n’a fallu aux militaires que deux semaines pour agir.

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En principe, le pays est engagé depuis 2006 dans une réforme du secteur de la sécurité (RSS) initiée et financée en partie par la communauté internationale. Mais l’opposition étant forte au sein de l’armée, le processus n’a été enclenché qu’en 2010 par Cadogo qui, conscient que brusquer l’institution reviendrait à signer son propre arrêt de mort, avançait à pas de fourmi sur ce dossier. Officiellement, l’objectif est de réduire le poids financier de l’armée, qui vampirise le budget de l’État et représente près de 4 % du PIB. « On ne peut pas continuer ainsi, explique un expert militaire basé dans un pays voisin. Aujourd’hui, la Guinée-Bissau compte plus de 3 soldats pour 1 000 habitants, alors que la moyenne dans les autres pays de la région est de 1,2 soldat pour 1 000. » La réforme prévoit de faire passer le nombre de militaires de carrière à 1 500, contre plus de 4 500 actuellement. Ses partisans expliquent qu’elle permettrait en outre de rajeunir une armée vieillissante et de la rééquilibrer (on compte 40 % d’officiers, là où la norme internationale est inférieure à 10 %).

Des liens étroits avec l’Angola

o 200 soldats angolais de la Missang présents en Guinée-Bissau depuis mars 2011

o 600 policiers bissau-guinéens formés en Angola

o Un plan d’investissement de 500 millions de dollars de la société minière Bauxite Angola, pour l’exploitation de son site de Boé et la construction d’un port en eau profonde à Buba

o L’annulation, en mai 2010, de la dette bilatérale bissau-guinéenne, soit 39 millions de dollars

o Une contribution de 30 millions de dollars de Luanda pour la réforme du secteur de la sécurité

Selon un rapport d’International Crisis Group (ICG) publié en janvier 2012 (« Au-delà des compromis : les perspectives de réforme en Guinée-Bissau »), une partie des militaires sont favorables à la réforme. Mais dans les rangs, on n’est pas dupe. Du général au soldat de seconde classe, tout le monde sait que derrière l’écran de fumée d’une réforme censée aboutir à la création d’une armée professionnelle, se cache un autre objectif : réduire sa capacité de nuisance, afin, comme l’indiquait un rapport d’ICG en 2008 (« Guinée-Bissau : besoin d’État »), « que le système politique soit libéré du joug des militaires ».

L’histoire bien particulière de la Guinée-Bissau, seule colonie ouest-africaine à s’être battue pour gagner sa liberté, a donné aux combattants des Forces armées révolutionnaires du peuple (Farp), aujourd’hui à la tête de l’armée nationale, une légitimité qu’ils cultivent. « Au nom de leurs sacrifices [passés], les chefs militaires estiment qu’ils n’ont pas de leçon à recevoir des représentants politiques » et qu’ils ont leur mot à dire dans la marche du pays, explique ICG.

Crise au sein de l’armée

« La retraite qui leur est promise les inquiète, ajoute un membre d’un parti d’opposition qui, en ces temps incertains, a requis l’anonymat. Surtout les chefs qui trempent dans le trafic de cocaïne ou qui ont du sang sur les mains. Ils se disent que s’ils ne sont plus aux manettes, ils pourraient avoir des comptes à rendre devant la justice. »

Certains n’ont pas hésité à dénoncer un complot visant à « liquider les forces armées ». Dans ce contexte, les militaires voyaient d’un mauvais oeil la présence des soldats angolais. Venus pour aider l’armée à se professionnaliser, ils ont, au fil du temps et pour une bonne partie des Bissau-Guinéens, pris les traits au mieux d’une force de protection au service exclusif de Cadogo, dont les liens avec Luanda sont anciens ; au pire d’instruments de l’Angola pour s’implanter durablement dans la région. Les putschistes leur reprochent d’avoir récemment importé du matériel de guerre de haute volée (hélicoptères, blindés, chars amphibies, lance-roquettes) en toute discrétion, et sans que l’on sache à qui il était destiné.

Autre source d’inquiétude : les efforts entrepris par le gouvernement pour renforcer la police. Une garde nationale dépendant du ministère de l’Intérieur, forte de 1 700 hommes, est en gestation. « Elle serait un contrepoids à l’armée », estime l’analyste d’ICG, Vincent Foucher. Un contrepoids dont Cadogo a vite saisi l’intérêt : dès 2005, c’est lui qui, alors Premier ministre, avait envoyé quelques centaines de policiers triés sur le volet (et réputés proches de ses réseaux) suivre une formation… en Angola.

Quiconque s’aventurera à battre campagne assumera la responsabilité de tout ce qui adviendra.

Kumba Yala, quelques heures avant le putsch

Dans l’armée, le mécontentement est d’autant plus prégnant qu’il porte en lui une dimension ethnique. Historiquement, l’institution est majoritairement constituée de Balantes. Pendant la guerre de libération, ce sont ces Guinéens des zones rurales, peu instruits et longtemps marginalisés, que les Cap-Verdiens, qui constituaient l’élite intellectuelle et la direction politique du PAIGC, étaient allés chercher pour garnir le maquis. Depuis lors, la défiance des militaires, venus de la brousse, à l’égard des civils, plus urbanisés, a pris une connotation identitaire. « L’armée constitue pour beaucoup de Balantes le seul outil permettant leur ascension sociale », note l’opposant. Si le poids numérique de ce groupe dans l’armée est impossible à chiffrer (on parle de 60 %), son influence est réelle. Elle s’est accentuée ces dix dernières années, à la faveur de l’assassinat en novembre 2000 de l’ancien chef d’état-major Ansumane Mané, un Mandingue. « C’est encore une couche de l’élite militaire non balante qui est balayée », avait alors glissé un diplomate bissau-guinéen.

Quel rôle pour Kumba Yala ?

Or les partisans de la réforme ne cachent pas qu’un autre de ses enjeux est le « rééquilibrage ethnique » de l’institution. L’ancien président Kumba Yala, qui devait affronter Cadogo au second tour de l’élection présidentielle, a vite compris l’intérêt qu’il avait à le dénoncer. L’ex-chef de l’État (2000-2003), dont la base électorale est presque exclusivement constituée des Balantes (environ 25 % des électeurs), et qui sait qu’une grande partie de l’armée lui est acquise, n’a cessé, durant la campagne, de comparer cette réforme à une cabale anti-Balantes.

Est-il derrière ce putsch ? De nombreux observateurs le pensent, bien que Yala l’ait condamné tardivement. Impliqué dans une tentative de coup d’État en 2005, l’ex-président, qui contestait avec quatre autres candidats les résultats du premier tour et savait qu’il n’avait aucune chance de l’emporter en cas de second tour face à Cadogo, avait demandé à ses militants de ne pas voter le 29 avril. « Quiconque s’aventurera à battre campagne assumera la responsabilité de tout ce qui adviendra », avait-il menacé. C’était quelques heures seulement avant que les soldats ne sortent de leurs casernes.

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