Quand Massinissa s’impose à ses rivaux

Alors que le général romain Scipion a secrètement passé un pacte avec le prince berbère Massinissa, Syphax, lui, conclut un deal avec les Carthaginois. Un retournement d’alliance inattendu, aux conséquences dévastatrices…

© Montage JA : Ann Ronan Picture Library/Photo12 via AFP ; DR

Publié le 18 février 2023 Lecture : 7 minutes.

Les royaumes berbères (2/4). En -206 av. J.-C., Romains et Berbères semblent enfin avoir trouvé un terrain d’entente sous l’égide du roi numide Syphax, l’un des rois les plus puissants de son temps. Ce que celui-ci ignore, c’est que les deux puissances ennemies ont conclu un pacte dans son dos. La guerre, qui devait prendre fin, repart de plus belle.

Le pacte secret passé entre Scipion et Massinissa n’a rien de surprenant. Au cœur de la seconde guerre punique, « les contacts se font et se défont selon la conjoncture, et selon les besoins et les profits que chaque partie espère en tirer », souligne l’universitaire Innocent Kati-Coulibaly. C’est pourquoi au même moment, le général carthaginois Hasdrubal, toujours présent à Siga, capitale des Massæsyles, propose une alliance à Syphax et se dédit de l’engagement pris avec le roi Gaïa. Alors que sa fille, Sophonisbe, devait épouser Massinissa, il l’offre finalement en mariage à Syphax, de trente ans environ son aîné.

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Pour ne rien enlever à l’aspect dramatique de cet épisode historique, la jeune femme, qui a grandi avec Massinissa à Carthage, est éprise de ce dernier. Sentiment qui serait d’ailleurs totalement réciproque. Au point qu’ils se seraient même fiancés en cachette. Syphax accepte la proposition. Certes, Sophonisbe est belle et brillante. Mais il y a fort à parier que le roi, mature et maintes fois marié, ait été convaincu de trahir ses engagements vis-à-vis de Rome pour nouer une alliance avec Carthage à la faveur d’une tout autre raison : le règlement du vieux litige territorial qui les oppose. Selon plusieurs sources historiques, ce conflit serait lié à l’administration des enclaves et des ports du littoral, contrôlés en partie par Syphax et Carthage, et que les Carthaginois ont besoin d’utiliser comme point d’appui pour leur flotte et leur armée.

Plutôt connu pour ses qualités d‘équilibriste, Syphax envoie finalement une délégation auprès de Scipion, en Hispanie, afin de lui annoncer franchement que si une guerre devait éclater en Afrique du Nord, il serait contraint de défendre ses terres et sa (nouvelle) femme.

Guerre de succession

Sur la rive d’en face, Scipion – à la tête d’une armée romaine victorieuse – et Massinissa sont déjà en train de préparer leur débarquement en Afrique du Nord pour venir à bout de Carthage. Le jeune prince berbère ronge son frein. La mort de son père, Gaïa, a provoqué une guerre de succession au sein du royaume. Le frère aîné du défunt roi, Ulzacen, est monté sur le trône, comme l’exige la coutume massyle. Mais il n’y reste qu’une poignée de jours : son propre fils Capusa, né quelques heures seulement avant Massinissa, le remplace très rapidement… avant d’être assassiné par son neveu Mazetul, qui mène un véritable coup d’État, appuyé par Syphax et Carthage. Mazetul devient régent et installe sur le trône Lacumazès, le petit frère de Capusa.

Massinissa, un jeune homme ambitieux, qui croit en sa légitimité, veut à tout prix rentrer en Afrique du Nord pour mettre fin à cette gabegie. Sans compter qu’au passage, Syphax a profité du chaos ambiant pour annexer Cirta, la capitale des Massyles. Un véritable affront.

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Massinissa doit donc rentrer dans son royaume, et pour ce faire traverser les terres de Syphax. C’est là que le souverain de Maurétanie, Baga, entre en scène. Ce personnage, dont on sait bien peu de choses, accepte d’offrir son aide au jeune prince sous la forme d’une escorte de 4 000 cavaliers maures. Dans quel intérêt ? Le roi Baga verrait lui aussi d’un très mauvais œil l’expansionnisme de Syphax, avec qui il est en mauvais termes. Le royaume de Maurétanie a d’ailleurs toujours eu, et conservera, des liens très forts avec Rome. Ainsi, en aidant Massinissa, Baga entrouvre la porte de l’Afrique du Nord à l’Empire romain, ce qui ne semble pas poser de problème au prince massyle.

Le chantre de la Numidie unifiée

Les cavaliers du roi Baga accompagnent Massinissa jusqu’aux frontières de son royaume. Son retour provoque la fuite du jeune Lacumazès, qui se réfugie auprès de Syphax à Cirta, où il est rejoint par de nombreux partisans. Depuis le royaume massæssyle, Lacumazès et Mazetule rassemblent plusieurs milliers d’hommes, près de 15 000 fantassins et 10 000 cavaliers, pour combattre Massinissa. Même si le nombre de soldats ralliés à ce dernier est bien moins important, il sort victorieux des combats. Lacumazès et Mazetule n’ont alors d’autre choix que de se réfugier à Carthage.

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Victorieux, Massinissa occupe Thapsus (dans l’est de l’actuelle Tunisie), proclamée nouvelle capitale du royaume massyle. Le prince berbère prêche pour une Numidie unifiée, donc la fusion des royaumes massyle et massæssyle, et propose même à Lacumazès et Mazetule de revenir dans leur patrie, où ils seront traités avec tous les honneurs dus à leur rang. Ce qu’ils accepteront sans rechigner.

Pour Syphax et Carthage, la menace est très sérieuse. Le roi massæssyle et Hasdrubal décident alors d’attaquer, et cette fois Massinissa est battu. Entouré d’une poignée de fidèles, il trouve refuge dans les montagnes, sans pour autant abandonner ses ambitions. Mais au tournant de l’année -204, Scipion et l’armée romaine débarquent à leur tour.

Le grand retour de Hannibal

La bataille des grandes plaines, qui oppose Rome à Carthage, a lieu moins d’un an plus tard. Scipion et Massinissa sont en position de force, tandis qu’à Carthage les sénateurs s’enferment dans des atermoiements à n’en plus finir. Certains estiment qu’il faut demander une trêve, d’autres qu’il faut faire revenir sur place le fameux Hannibal, occupé à combattre les Romains en Italie avec sa flotte maritime. D’autres encore jugent que le seul espoir consiste à convaincre Syphax de s’engager pleinement dans le conflit.

Finalement, le Sénat carthaginois opte pour la lutte : Hasdrubal lève une nouvelle armée – dont 4 000 Ibères – et Syphax le rejoint avec ses hommes. Quant à Hasdrubal, il est rappelé d’Italie mais mettra un certain temps avant d’apporter son renfort. Cet effort est de toute façon réduit à néant par la stratégie habile de Scipion et Massinissa, qui consiste à attaquer sur ses deux flancs l’armée carthaginoise et massæssyle. Paniqué et mis en déroute, Hannibal se replie à Carthage, tandis que Syphax tente de rallier ses terres. Scipion en profite pour assiéger Utique, un port carthaginois situé dans le nord de l’actuelle Tunisie. Averti de l’arrivée de Hannibal et de ses vaisseaux, le général romain transforme sa propre flotte en muraille afin de protéger le port. Les Romains doivent finalement abandonner Utique, mais demeurent les vainqueurs de cette grande bataille.

Cette fois Massinissa et Syphax sont face à face et se livrent un affrontement direct. Qui tourne à l’avantage du premier lorsque ses alliés romains le rejoignent. Fait prisonnier, Syphax est enchaîné et traîné jusqu’à Cirta, avant d’être envoyé à Rome pour être emprisonné. Ce qui permet à la belle Sophonisbe, dont l’époux n’est plus qu’un vulgaire prisonnier de guerre, de renouer avec son véritable amour et d’épouser enfin Massinissa. Il est pourtant écrit que leur histoire doit finir tragiquement : épouse d’un roi vaincu, la jeune « reine » est considérée comme une propriété de Rome. Plutôt que de tomber aux mains de ses ennemis et de connaître une fin probablement sordide, Sophonisbe préfère se donner la mort en s’empoisonnant. Certaines sources disent même que Massinissa en personne lui aurait offert la coupe…

Zama et le désastre des éléphants

La guerre, naturellement, ne s’arrête pas là, loin s’en faut. Vermina, le fils de Syphax, fidèle à son père (ou à son trône) et à Carthage, rejoint Hannibal à la tête d’une armée d’au moins 50 000 hommes. C’est en -202 qu’a lieu le nouvel affrontement à Zama, à cheval sur la Tunisie et l’Algérie (actuelles).

Encore une fois, Hannibal, qui est pourtant un génie militaire, sort la grosse cavalerie : 80 éléphants, des milliers de mercenaires gaulois en deuxième ligne, l’armée carthaginoise et africaine en appui, et la cavalerie sur les flancs. Mais rien n’y fait : dans un épisode historique passé à la postérité, les pachydermes, effrayés par les trompettes et les clairons romains, paniquent et finissent par piétiner leur propre armée. Les chefs tentent d’organiser leurs troupes mais elles sont constituées de mercenaires de nationalités diverses incapables de dialoguer qui ne comprennent pas les consignes. La bataille vire au désastre.

Scipion, de son côté, a opté pour une stratégie plus fluide et sophistiquée, d’ailleurs inspirée par l’exemple de Hannibal. Il envoie des bataillons de légionnaires qui, dans un mouvement circulaire, réussissent à encercler les Carthaginois, avec le soutien de la cavalerie de Massinissa. Cette fois Rome et le prince berbère l’emportent. Les Carthaginois, quant à eux, ont à déplorer 20 000 morts et 10 000 prisonniers (dont 11 éléphants).

Cette fois, c’en est bien fini de l’hégémonie de Carthage en Méditerranée. Le long règne de Massinissa sur l’Afrique du Nord peut maintenant débuter. Mais il est écrit que les alliés d’hier vont vite devenir les ennemis de demain…

Retrouvez le premier épisode de notre série :

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