Dans l’ex-musée du Congo belge, une nuit avec un éléphant, un chasseur et dix millions de morts

Le journaliste et écrivain français Christophe Boltanski a passé une nuit dans l’AfricaMuseum de Tervuren. Une nuit parmi les fantômes du roi Léopold II de Belgique qui lui a inspiré « King Kasaï », un texte puissant sur la colonisation.

Le Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, en Belgique, a rouvert en décembre 2018 ses portes sous le nom d’Africa Museum. © Frank Abbeloos/Africamuseum

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Publié le 26 février 2023 Lecture : 5 minutes.

L’AfricaMuseum de Tervuren (Belgique), qui s’est d’abord appelé Musée du Congo belge, puis Musée royal du Congo belge, puis Musée royal de l’Afrique centrale, est sans conteste un château hanté. Ce n’est pas l’historien américain Adam Hochschild qui nous contredira, lui qui a écrit, en 1998, un réquisitoire sans concessions sur la colonisation belge du Congo intitulé en français Les fantômes du roi Leopold (King Leopold’s Ghost).

Rouvert en 2018 après une rénovation complète, l’AfricaMuseum s’est modernisé sans effacer le passé, s’est décolonisé sans se mentir, à la recherche d’un équilibre impossible entre les mémoires. Rien n’empêchera pourtant jamais qu’entre ses murs austères, où demeurent encore ici et là les deux L entrecroisés du monogramme de Leopold II, errent les quelque 10 millions de morts causés par les fièvres successives de l’ivoire et du caoutchouc qui habitèrent le roi.

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« L’horreur ! L’horreur! »

Passer la nuit dans un endroit pareil, c’est d’une certaine manière affronter l’horreur, cette horreur qu’évoque Joseph Conrad dans son fameux roman, Au cœur des ténèbres. Il faut donc un sacré courage pour aller y passer la nuit sur un lit de camp, au milieu de tant de morts. Comme plus d’une dizaine d’auteurs avant lui, pour les besoins de la collection Ma nuit au Musée, l’écrivain et journaliste Christophe Boltanski a osé. Il est allé défier les colonisateurs belges sur leurs terres, il est allé se promener nuitamment dans le passé, il est allé réveiller les fantômes. Sans doute n’a-t-il pas beaucoup dormi. Il avait pourtant choisi un bel endroit et un compagnon apte à le protéger.

« Les campements obéissent aux mêmes critères que les chambres d’hôtel : on les préfère avec vue, écrit-il. À défaut d’une fenêtre surplombant la mer, ma couche donne sur une sorte de vaisseau : cinq mètres de haut, sept mètres cinquante de long, quatre pieds gros comme des bouées, deux voiles grises déployées au vent, une centaine de kilos d’ivoire à la proue. Je suis allongé en chien de fusil devant l’un des plus grands éléphants d’Afrique. Eu égard à son rang et en raison de ses origines, il a été baptisé King Kasaï. »

Le pachyderme, qui donne son titre au livre, symbolise à lui seul tous les massacres commis au nom du roi dans ce qui fut un temps sa seule propriété. Massacre de la faune, exploitation sanglante des hommes pour l’ivoire, le caoutchouc et, désormais, divers minerais dont regorge le sous-sol. Dans la nuit de Tervuren, Boltanski est parti à la recherche de l’homme qui a abattu King Kasaï. L’histoire remonte à l’année 1958, alors que la Belgique s’apprête à recevoir « les nations du monde pour une grande foire dédiée au progrès ».

Taxidermie

« Le royaume a prévu de célébrer une dernière fois sa colonie, selon un dispositif presque identique à celui qu’il avait suivi un demi-siècle plus tôt, avec son village indigène, ses huttes en toit de chaume et sa population cantonnée derrière des barrières, raconte Boltanski. La section du Congo comprend également son inévitable pavillon de la faune sauvage. Là encore, il faut marquer les esprits. Les organisateurs promettent une expérience unique, une plongée dans une nature mystérieuse et des animaux exceptionnels. »

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Pour ce faire, il faut tuer et empailler. Max Poll, zoologue de Tervuren, sera chargé de se rendre dans les provinces de l’Ituri et du Kasaï avec deux taxidermistes du musée. Afin de flinguer avec efficacité et précision, il faut aussi un tueur à gage : « Sur place, il a recouru aux services d’un chasseur professionnel, un colon issu d’une grande famille belge, réputé pour être une fine gâchette, le chevalier de Boekhat. » Le bourreau, c’est lui. «Arrivé à une trentaine de mètres de sa cible, il s’accroupit, met un genou à terre, appuie son épaule contre un arbre afin de ne pas vaciller, narre Boltanski. Le bord de son bob relevé, l’œil tout entier accaparé par la lunette du fusil, il retient sa respiration, vise la tête, de profil si possible, et tire. Par prudence, il introduit une balle dans la culasse et lâche un deuxième coup de feu. Surpris, éperdu, le pachyderme relève sa trompe, fouette l’air avec ses oreilles, trotte ça et là, puis s’effondre d’un bloc, dans une nuage de poussière, sans proférer le moindre son. » Aucun détail de l’équarrissage qui s’ensuit ne nous sera épargné.

Colons de père en fils

Si l’écrivain a choisi de s’intéresser au chevalier de Boekhat, ce n’est pas pour rien. À la revue littéraire en ligne Lettres capitales, il déclare ainsi : « En me penchant sur ce personnage, je me suis aperçu que toute sa famille était étroitement associée à l’histoire du Congo belge. Un aïeul a participé à la conquête en 1891, dix ans plus tard, l’un de ses cousins a exploité le caoutchouc pour le compte d’une société concessionnaire, et enfin un autre Boekhat a été l’un des commandants des mercenaires blancs venus défendre les intérêts miniers belges après l’indépendance. »

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Dans la nuit de Tervuren, c’est donc à toute l’épopée coloniale belge qu’il se confronte : les Boekhat représentent le symbole de l’oppression. L’un des compagnons de route de l’aïeul, Léon Rom, aura les honneurs d’un article d’Edward James Glave dans Century Magazine, « Cruelty in the Congo Free State ». C’est sans doute cet article, et ce sinistre personnage, qui inspireront le Kurtz de Joseph Conrad. Glave raconte en effet comment Léon Rom pille, exploite, massacre : « Vingt et une tête ont été apportées aux [Stanley] Falls et le capitaine Rom s’en est servi comme décoration. »

Cauchemars interminables

On aimerait que les cauchemars de la nuit de Tervuren s’achèvent avec l’aube d’un jour nouveau. Las, il reste encore des Boekhat, et ils sont nombreux. Le dernier dont nous parle Boltanski est un mercenaire, un « affreux » qui , dans les années 1960, change de camp plus souvent que de chaussettes avant de se faire oublier dans l’Afrique du Sud de l’apartheid.

« Avec sa bande hirsute, il part combattre les soldats fidèles au gouvernement de Lumumba, quelque part plus au Nord. Il touche pour cela 28 000 francs par mois. Son employeur, c’est Moïse Tshombe. Celui-ci préside le Katanga, la province la plus riche du pays, assise sur d’immenses gisements de cobalt, de cuivre et d’uranium. » L’histoire, malheureusement, ne s’interrompt pas quand le jour se lève et que les visiteurs peuvent parcourir les allées aseptisées du musée. De l’aube au crépuscule et du crépuscule à l’aube, l’histoire n’en finit pas de se répéter.

King Kasaï de Christophe Boltanski, Ma nuit au musée, Stock, 162 pages, 18,50 euros

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