Jugurtha, la tête brûlée de Numidie

Orphelin romanisé, adopté par le roi numide Mastanabal, Jugurtha a marché dans les traces de son grand-père, Massinissa. Dépeint comme un homme cruel et avide de pouvoir, ce rebelle violent, mais très populaire, a donné du fil à retordre aux Romains.

© Montage JA : FineArtImages/Leemage via AFP ; Wikimedia/CC0

Publié le 20 février 2023 Lecture : 6 minutes.

Les royaumes berbères (4/4). Fruit d’une union entre Mastanabal – l’un des trois fils de Massinissa qui se sont partagés son royaume – et l’une de ses concubines, Jugurtha est venu au monde en – 155, soit vingt-huit ans après la mort de son illustre grand-père. De lui, il a tout de même hérité de plusieurs traits de personnalité : l’autorité, le charisme, le goût de l’équitation et des activités physiques, notamment la chasse, et de grandes aptitudes de guerrier. Également intellectuel, friand de philosophie grecque, il fréquentera quelques années plus tard l’historien Polybe.

Même s’il n’a, a priori, aucun droit au trône, le garçon est élevé à la cour comme n’importe quel petit prince, et ce même après la mort de son père. Pour autant, il n’échappe pas aux moqueries de ses cousins, qui lui rappellent régulièrement son ascendance « peu glorieuse ». Pour ne rien gâcher, son oncle, le roi Micipsa, ne l’apprécie pas. D’une part, Jugurtha montre un caractère ambitieux, borné. D’autre part, il suscite l’affection des populations numides. Micipsa redoute donc que le jeune homme lui fasse de l’ombre. C’est pourquoi, il l’envoie dès – 133 auprès de Scipion Émilien, mener une guerre contre la ville rebelle de Numance, en Hispanie, qui a démarré dix ans plus tôt. Le jeune homme de 22 ans prend la tête de l’armée auxiliaire – composée de Numides et de onze éléphants – et remporte la guerre aux côtés de l’armée romaine.

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Jugurtha se lie d’amitié avec nombre de ses alliés Romains, dont Scipion Émilien lui-même et le général Caius Marius. Ceux-ci apprécient sa bravoure et son rôle au cours de la guerre et, surtout, ils considèrent Jugurtha comme un des leurs, un berbère « assimilé » qui conçoit le monde de la même façon qu’eux. À l’époque de Massinissa, les enfants de l’élite recevaient encore une instruction à Carthage. Jugurtha et sa génération ont, quant à eux, été nourris à la culture et aux mœurs romaines.

« À Rome, fais comme les Romains »

Et puis il y a aussi son argent. Jugurtha, élevé dans le faste, le luxe, l’opulence, est immensément riche, et il n’hésite pas à se servir de ce levier pour obtenir ce qu’il souhaite. C’est d’ailleurs probablement par le biais de sa fortune, qu’il parvient in extremis à s’offrir une légitimité filiale : sous la pression du Sénat romain, son oncle Micipsa consent à l’adopter, trois ans à peine avant sa mort, et ce alors qu’il s’en méfiait au point de l’envoyer risquer sa vie en Hispanie. Dès lors, il est prévu que le royaume de Numidie sera divisé en trois parts égales entre les deux fils biologiques de Micipsa, Hiempsal et Adherbal, et son fils adoptif Jugurtha.

Beaucoup s’en seraient contentés, mais cela ne suffit pas à l’ambitieux Jugurtha, qui veut régner seul et sans partage. A-t-il déjà conscience que le morcellement de la Numidie est une stratégie de Rome pour la réduire à néant ? Un plan machiavélique pour semer la zizanie entre héritiers ? Quoi qu’il en soit, quand Micipsa émet son dernier souffle, en – 118, il rassemble ses troupes et les lancent immédiatement aux trousses de ses « frères ». Hiempsal est retrouvé dans ses quartiers, caché dans la chambre d’une servante, et finit décapité. Quant à Adherbal, il s’enfuit à Rome, et prévient le Sénat, qui lance une commission d’enquête.

Pour éviter les ennuis, Jugurtha soudoie plusieurs sénateurs, appliquant à la lettre le dicton : « À Rome, fais comme les Romains ». L’Empire, certes très puissant, est gangréné par une corruption systémique. Cynique mais lucide, Jugurtha considère que tout a un prix et que Rome est une ville à vendre, ce qui selon lui la mènera à sa propre perte. Pragmatiques, les sénateurs coupent la poire en deux : la Numidie est finalement partagée entre Jugurtha et Adherbal.

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Mais rien n’arrête Jugurtha. Avec ses troupes, il se lance à l’assaut du royaume d’Adherbal, qui n’a d’autre choix que de se retrancher à Cirta, devenue entre-temps une ville fortifiée. Jugurtha l’assiège et la prive de tout : eau, denrées… Lorsque ses troupes pénètrent dans la ville, Adherbal est torturé par son « frère » jusqu’à ce que mort s’en suive, et les émissaires romains qui l’entouraient sont exécutés jusqu’au dernier.

L’Empire veut tourner la page

À Rome, la population est scandalisée. Décidément, ce Jugurtha ne respecte rien… pas même les Romains. Bon an mal an, le Sénat décide d’envoyer l’armée contre son ancien protégé en – 112. En réalité, ouvrir un conflit en Numidie n’arrange pas vraiment les sénateurs, déjà débordés par une guerre contre les Germaniques. Par ailleurs, les avis sont divisés sur la question numide : l’aile politique des optimates estime que le royaume berbère doit rester indépendant, tandis que les populares pensent a contrario qu’il est une propriété du peuple romain.

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Lorsque les troupes romaines finissent par débarquer en Numidie, Jugurtha est parfaitement informé de ce contexte géopolitique. Il sait que les Romains n’ont aucun intérêt à s’enferrer en Afrique du nord. En moins d’une année, à force de pots-de-vin, il parvient à annihiler toute volonté guerrière de Rome. Lorsque le Sénat le convoque afin de rendre des comptes, il consent à faire le déplacement et soudoie plusieurs sénateurs pour éviter la prison. Mais l’Empire a décidé de tourner la page et souhaite placer à la tête du royaume de Numidie son cousin Massiva, éduqué à Rome et jugé extrêmement docile.

Mais une fois encore, la réaction du jeune roi de Numidie prend tout le monde de court. Jugurtha assassine Massiva en plein coeur de Rome et prend la fuite. Réaction extrême d’un fou furieux ou acte calculé d’un digne descendant de Massinissa, l’homme qui scandait « l’Afrique aux Africains » soucieux de protéger l’indépendance de son royaume de l’influence romaine ? Quoi qu’il en soit, cet acte violent ne pouvant rester sans réponse, en – 110, le Sénat déclare une nouvelle fois la guerre à son ancien allié.

Cinq ans de guérilla

Pendant cinq ans, Jugurtha va tenir tête aux troupes romaines : il remporte plusieurs batailles, notamment contre son ami d’autrefois Caius Marius, et obtient la protection de son beau-frère, le roi Bocchus Ier de Maurétanie (l’actuel Maroc), le fils du célèbre souverain Baga. Certains historiens parlent d’une « guérilla » menée avec panache et brio, rendue possible par le fait que Jugurtha bénéficiait sans doute du soutien des populations numides. Du moins jusqu’à un énième retournement de situation.

Irritée par la résistance du roi numide, Rome dépêche en Maurétanie un certain Sylla, responsable politique et militaire. Celui-ci rencontre Bocchus Ier et discute avec lui du cas du guerrier rebelle. Ambitieux et belliqueux comme il l’est, glisse le Romain à son hôte, qu’est-ce qui empêchera Jugurtha de se lancer, dans un avenir proche, à l’assaut de la Maurétanie ? À l’inverse, si l’armée romaine parvenait à le vaincre, Bocchus Ier pourrait récupérer la partie occidentale de la Numidie (qui intéresse beaucoup moins Rome)… Convaincu, le roi Maure consent à attirer son allié et beau-frère dans un guet-apens pour le livrer aux Romains.

Le guet-apens a lieu en – 105. Jugurtha est neutralisé et envoyé dans la prison de Tullianum, où il mourra de faim un an plus tard. Mais la trahison de Bocchus Ier a eu des conséquences importantes : en Maurétanie, les populations maures sont majoritairement hostiles aux Romains – dont elles ne connaissent rien – et favorables à la lutte de Jugurtha. Aussi elles se révoltent, contraignant le souverain à supplier les Éthiopiens – dont l’Empire se situe alors sur le territoire de l’actuel Soudan – de lui fournir des soldats. La lutte se poursuit, mais la chute de Jugurtha a marqué un tournant historique. La nouvelle élite des royaumes berbères sera désormais composée d’hommes façonnés par Rome, adoptant ses valeurs et sa façon de penser. À l’orée du 1er siècle avant J.C., la romanisation de l’Afrique du Nord a commencé.

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