Blick Bassy : « Au Cameroun, il faut établir la réalité des crimes, mais aussi indemniser les victimes »
Le chanteur et écrivain Blick Bassy co-dirige la Commission mémoire sur la guerre d’indépendance au Cameroun, dont Emmanuel Macron avait annoncé la création en juillet dernier.
C’était lors de sa visite à Yaoundé, le 26 juillet 2022. Interrogé sur la reconnaissance des crimes commis durant la guerre menée par la France avant et après l’indépendance du Cameroun, le président Emmanuel Macron avait annoncé la création d’une commission mixte de chercheurs des deux pays. Leur mission : faire la lumière sur cette histoire longtemps passée sous silence, en France, et entravée au Cameroun par la censure et les difficultés d’accès aux sources.
Codirigée par l’historienne française Karine Ramondy et le musicien camerounais Blick Bassy, ladite commission est désormais sur les rails. Elle a jusqu’en novembre prochain pour rendre ses conclusions.
Jeune Afrique : Pourquoi avoir accepté de faire partie de cette commission ?
Blick Bassy : Parce qu’elle entre en résonance avec mon travail artistique de ces dix dernières années. Qu’il s’agisse de musique, puisque l’un de mes albums est consacré au leader indépendantiste Ruben Oum Nyobè, de livres ou d’expositions. Le dernier de mes spectacles, Bikussi 3000, est par exemple un conte dont la trame croise effectivement la grande Histoire. J’ai toujours travaillé à offrir d’autres perspectives, d’autres grilles de lecture, en plus de celles que pourraient proposer historiens et chercheurs. Avec cette commission, je suis donc dans mon élément.
Karine Ramondy s’occupera du volet consultation des archives, au Cameroun et en France. Quel sera votre rôle, très concrètement ?
Pour ajouter au crédit de ces archives, je procèderai au recueil, sur l’ensemble du territoire camerounais, de témoignages directs et indirects sur ce qui s’est passé pendant cette période. Il faut identifier les lieux où ont pu se dérouler des événements marquants de cette guerre d’indépendance, aller à la rencontre des témoins, dont beaucoup sont encore en vie, et leur faire raconter, de la manière la plus précise possible, ce qui s’est passé.
Boumnyébel, où vit encore la veuve de Ruben Oum Nyobè, est ainsi un passage obligé qui pourrait, à terme, devenir un lieu de recueillement. Nous irons aussi dans les régions épargnées par la guerre, dans le nord du pays, par exemple, pour comprendre comment les populations l’ont vécue.
Il est aussi question, pour les équipes sur le terrain, de récolter des images et des photographies de collections privées, de rassembler des objets, comme les vieux fusils utilisés par les « maquisards ». De tels objets démontrent que les nôtres étaient organisés, qu’ils avaient élaboré des stratégies de guerre et qu’ils ont résisté, en travaillant ensemble. Le tribalisme qui règne actuellement au Cameroun n’avait pas droit de cité : ils se battaient pour leur nation.
Certains pourraient vous faire un procès en illégitimité…
Faut-il être historien pour relater des faits, pour avoir des clés utiles à la compréhension d’un passé, pour avoir des connaissances sur ce qui est advenu ? Un historien ayant suivi un cursus académique serait-il plus fondé à raconter une histoire que mon grand-père qui l’a directement vécue ? On a besoin de différents points de vue, de différentes perspectives, pour pouvoir constituer un récit. Modernisons donc nos schémas de pensée.
Au-delà d’établir la réalité, la finalité d’un rapport est de trouver la manière de guérir les plaies, de reconstruire notre société, de repenser la relation entre la France et le Cameroun. Et nous avons à cœur d’éviter que les résultats des travaux de cette commission soient classés sans suite et relégués au fond des tiroirs.
Redoutez-vous de voir votre futur rapport rester lettre morte ?
J’ai envie de le faire vivre après, à travers des spectacles, des livres, des documentaires, des films… Ce qui n’a jamais été fait jusqu’à présent, qu’il s’agisse du rapport sur le Rwanda ou sur l’Algérie. Participer à cette commission devrait nous conduire à réfléchir à ce que nous, Camerounais, avons fait jusqu’à présent pour faire vivre notre histoire, pour la conter. Cette histoire est floue, même à nos propres yeux, et elle nous a toujours été racontée par les autres.
À la sortie de mon album consacré à Oum Nyobè, par exemple, c’est l’Institut Goethe et l’Institut français qui m’ont invité à venir le présenter au Cameroun. C’est regrettable. Qu’attendons-nous pour organiser les funérailles de ceux qui se sont sacrifiés pour notre liberté ? Pourquoi trônent encore dans nos rues les statues de ceux qui ont torturé les nôtres ? Nous sommes prompts à critiquer, mais nous ne prenons aucune initiative. Nous sommes tellement obnubilés par l’idée que nous ne sommes responsables de rien que nous nous gardons de tout regard objectif et de toute initiative.
J’aurais pu faire comme tout le monde, chanter n’importe quoi et me contenter de gagner de l’argent. Mais j’ai décidé de faire des choses qui ont un sens, et qu’importe si je ne gagne pas autant que si je réalisais des chansons commerciales.
Comprenez-vous que toute initiative impliquant la France est suspecte de manipulation ?
Bien sûr. Mais, au vu de nos comportements, j’ai l’impression que nous ne voulons pas sortir de ce supposé rapport manipulé-manipulateur. Autrement, nous nous appliquerions à faire de nos États des pays puissants.
Nous ne sommes pas assez forts pour pouvoir nous asseoir à la table des négociations avec les plus grands. Nous le réclamons à cor et à cri sans prendre la peine d’accomplir le travail nécessaire. Par exemple, qu’est-ce qui nous empêche de créer une monnaie parallèle au franc CFA et de l’utiliser, plutôt que de passer notre temps à le dénoncer ? Devons-nous attendre des autres qu’ils mettent fin à une situation qui nous est inconfortable ?
Les États-Unis, la Chine, la Russie et bien d’autres vont chercher leurs intérêts où bon leur semble. Pourquoi la France ne ferait-elle pas la même chose au Cameroun, en Côte d’Ivoire ou au Mali ? Et nous devrions en faire autant, tant il est vrai que le monde ne fonctionne qu’à travers des rapports de force et d’intérêts.
Ce que les familles des victimes entendent et attendent dès que l’on évoque ce type de commission, c’est aussi une indemnisation. Qu’en sera-t-il ?
Une fois que toutes les preuves des exactions, des tueries de masse, auront été établies, la question des indemnisations se posera forcément. Le travail de la commission, c’est établir la réalité des torts causés. Mais il faut que ces torts soient réparés. C’est une autre étape, qui dépend aussi du Cameroun. À notre pays de fixer ses exigences.
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