Exposition : le corps du délit dévoilé à l’IMA
Dans un contexte de cripation religieuse, une exposition audacieuse se penche sur les représentations du corps dans le monde arabe. Un prétexte pour aborder diverses questions existentielles comme l’identité, la souffrance, la solitude, le vieillissement, l’amour…
« Furtive elle ôte sa chemise et s’arrose d’eau / par excès de pudeur sa joue éclôt. / Elle accueille nue la juste brise / Fluide allure plus subtile que l’air », écrivait le poète Abû Nuwâs au IXe siècle. Les temps changent, et aujourd’hui, dans le monde arabe, le corps est maintenu sous camisole. L’actualité immédiate résonne des cris d’orfraie poussés par les censeurs qui ne sauraient apercevoir un millimètre carré de chair sans en appeler aussitôt aux foudres divines. Ainsi, lors de l’ouverture de la foire d’art contemporain Art Dubai – qui a tout de même la prétention de représenter « le printemps culturel dans le Golfe » -, quatre oeuvres d’art ont été censurées par les autorités pour des raisons « morales ou religieuses ». Parmi celles-ci, une statue représentant un homme nu réalisée par le Libanais Nadim Karim et une oeuvre du Marocain Zakaria Ramhani montrant une jeune manifestante égyptienne dévêtue et traînée en pleine rue par des militaires…
Pionniers
Dans ce contexte de tension régressive, l’effeuillage proposé par l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris, mérite d’être applaudi avec enthousiasme. Ce d’autant que l’exposition « Le Corps découvert », présentée jusqu’au 15 juillet 2012, n’est pas, loin de là, un strip-tease provocateur visant à exciter les foules. Même si une « zone réglementée interdite aux juniors » a été délimitée, que personne n’espère s’y rincer l’oeil. Pour ce faire, mieux vaut se rendre au musée de l’Érotisme, au 72, boulevard de Clichy, ou sur internet.
À l’IMA, les commissaires d’exposition Hoda Makram-Ebeid et Philippe Cardinal ont choisi de se concentrer sur la manière dont les artistes ont traité du corps humain depuis l’apparition des beaux-arts – au sens occidental du terme – dans les pays arabes, à la fin du XIXe siècle. En fouinant sous les jupes de l’Histoire, ils auraient pu dénicher des jambes ou des ventres dénudés sur des planches d’anatomie, des miniatures persanes, des icônes chrétiennes ou au milieu des fresques du château omeyyade de Qusayr Amra. « Ce qui nous a intéressés, ce n’était pas de traquer le corps nu, mais de commencer avec l’introduction des beaux-arts dans le monde arabe, explique Philippe Cardinal. Avant le XXe siècle, il n’y a guère d’écoles dans cette région, et quelqu’un qui veut devenir artiste n’a d’autre choix que de faire "le grand tour" qui passe par l’Italie et la France, pour apprendre ce que l’on enseigne à cette époque-là, le nu, la nature morte, la perspective, etc. » L’exposition commence ainsi avec une gé
nération de pionniers qui réalise des nus de facture académique et, à sa manière, illustre la Nahda (« renaissance »), ce profond mouvement de renouveau qui se développe à la fin du XIXe siècle au sein des élites urbaines, du Caire à Damas.
Puritanisme
Voyageant en Europe, les artistes en devenir découvrent une image de l’Orient qui les sidère : entre odalisques lascives, hammams embrumés et scènes quasi saphiques des harems, ils butent sur les fantasmes de l’Occident et, bien entendu, ne s’y reconnaissent pas. « Dès 1920-1930, ils essaient de répondre à leur manière, tentent de se réapproprier l’Orient avec leurs propres signes », affirme Cardinal. Dans les années 1930, à des années-lumière du puritanisme actuel, le sculpteur égyptien Mahmoud Mokhtar (La Fiancée du Nil) parvient à combiner avec grâce son héritage traditionnel et l’enseignement européen, devenant ainsi « le premier sculpteur au pays de la sculpture ». Ce n’est pas rien : plus encore que la peinture ou le dessin, la sculpture est frappée d’interdit par les extrémistes qui craignent l’idolâtrie et une supposée concurrence avec le divin. Aujourd’hui, Mokthar pourrait difficilement exposer son travail en Égypte. « Il ne faudrait pas faire d’images ou de sculptures parce qu’il ne faut pas se prendre pour Dieu ? s’emporte Cardinal. Personne, pourtant, ne prendra jamais un tableau ou un corps de marbre pour un être vivant ! C’est plutôt parce que le corps renvoie à la condition humaine, et notamment au sexe, que l’interdit existe ! »
Mixité
L’exposition, elle, ne s’interdit rien, et après un début vaguement chronologique, la présence de corps humains, dénudés ou pas, n’est qu’un prétexte pour aborder diverses questions existentielles comme l’identité, la croyance, la souffrance, le désir, le plaisir, la solitude, l’amour, le vieillissement… Issues pour la plupart de collections privées, les oeuvres présentées témoignent de la grande mixité des regards. Quand Youssef Nabil colore à la main ses photographies un rien nostalgiques de la chanteuse Natacha Atlas, George Awde offre des images beaucoup plus frontales d’hommes légèrement vêtus. « On le sait, les sociétés arabes connaissent depuis trente ans une période de crispation religieuse, et les artistes sont ceux qui luttent contre ces tendances, affirme Cardinal. S’il y a tant de représentations du corps chez les artistes contemporains, c’est justement parce que c’est une façon pour eux de s’insurger contre certains diktats. » Les
extrémistes religieux et les censeurs de toutes obédiences n’ont vraisemblablement pas retenu la leçon de Jorge Luis Borges : « La censure est mère de la métaphore. » Merci à eux de susciter tant de transgressions !
Rien de surprenant, dans ce contexte, que les femmes soient ici très diversement représentées – tant comme artistes que comme sujets. Et s’il y a de l’humour et de la joie dans les blasons colorés en forme de vulve de la Libanaise Lamia Ziadé, une violence dérangeante s’invite parfois, comme dans les oeuvres de l’Irakien Adel Abidin. Dans une vidéo intitulée Ping Pong, il montre ainsi une femme nue servant de filet à deux hommes disputant une partie de tennis de table au-dessus de son corps pâle. Malgré la légèreté de la balle, chaque impact lui arrache un gémissement de douleur et laisse sur sa peau une marque rouge… Entre ces extrêmes, l’Égyptienne Ghada Amer (The Large Black Painting), la Libanaise Huguette Caland (Self Portrait), les Algériennes Halida Boughriet (Sans titre) et Zoulikha Bouabdellah (Femmes sans armes) imposent avec délicatesse leur propre point de vue sur leur corps, leur féminité, leurs désirs, leur sexualité. Sans entraves.
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