Cemac – Affaire Ntsimi : le grand déballage
À quelques semaines de son sommet à Brazzaville, la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), qui regroupe six pays de la région, traverse une crise profonde. Enquête et révélations sur l’homme au coeur de ce malaise : le Camerounais Antoine Ntsimi, président de la Commission.
Imaginez José Manuel Barroso déclaré persona non grata à Bruxelles, siège de la Commission de l’Union européenne, dont il est le président en exercice. Hypothèse parfaitement surréaliste et pourtant tout à fait réelle en ce qui concerne son (quasi-)homologue de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), le Camerounais Antoine Ntsimi. Le 21 mars dernier, alors qu’il venait de descendre de l’avion en provenance de Douala sur le tarmac de l’aéroport de Bangui, la capitale centrafricaine, où se trouve le siège de la Cemac, le président de la Commission a purement et simplement été prié par le commissaire dudit aéroport de remonter à bord jusqu’au départ de l’appareil, sa présence sur le territoire national n’étant pas souhaitée par les autorités.
Cette décision de refoulement, prise par le président François Bozizé lui-même et que son homologue camerounais, Paul Biya, n’a que très modérément appréciée (c’est un euphémisme), est une première tant dans l’histoire de la Cemac que dans celle de l’Udeac, l’institution régionale dont elle est l’héritière. Surtout, elle illustre à quel point l’organisation commune aux six pays d’Afrique centrale (Cameroun, Tchad, Centrafrique, Gabon, Congo, Guinée équatoriale) est plus que jamais paralysée, à quelques semaines du prochain sommet des chefs d’État prévu pour juin à Brazzaville.
Au coeur de ce blocage, un homme : Antoine Louis Ntsimi Menye, 56 ans, président de la Commission depuis 2007. Cet Eton de la Lékié, ancien séminariste (tout comme Paul Biya, dont il a toujours été proche), titulaire d’un MBA de l’université de Chicago et réputé très sûr de lui, a été de 1992 à 1995 un ministre des Finances plutôt apprécié au Cameroun, où il a eu notamment à gérer la délicate dévaluation du franc CFA. Député, puis banquier, il est nommé le 25 avril 2007 à la tête de la Cemac par la conférence des chefs d’État sur proposition de son président et pour un mandat de cinq ans renouvelable une fois, lequel s’achèvera donc à la fin de ce mois. Nul doute qu’Antoine Ntsimi souhaiterait rempiler, mais voilà : lors du sommet des chefs d’État de janvier 2010 à Bangui a été adopté, aux forceps, le principe de la rotation alphabétique aux postes de responsabilité des différentes institutions régionales, dont celui de président de la Commission.
Parachute doré
Après le Cameroun, dont Ntsimi est ressortissant, ce sera donc en principe le tour de la Centrafrique. Jusqu’au début de 2011, rien ne vient remettre en question ce jeu de chaises musicales. Mieux : le 25 février 2011, le président congolais Denis Sassou Nguesso, président en exercice de la Cemac, signe un « acte additionnel » détaillant le solde de tout compte mettant fin aux mandats d’Antoine Ntsimi et de son vice-président, le Gabonais Jean-Marie Maguena, ainsi que des six commissaires que compte l’institution. « Sur proposition de la Commission » – donc de Ntsimi lui-même – et « après avis conforme du Conseil des ministres » de la Cemac (quand et où s’est tenu ce conseil dont on ne trouve nulle trace ? Qui aurait induit Sassou Nguesso en erreur ? Mystère, les premiers surpris semblant être les ministres concernés eux-mêmes), c’est un véritable parachute doré qui est attribué aux membres de l’équipe sortante.
Au total, Antoine Ntsimi devrait donc toucher cinquante mois de ses émoluments, soit, au bas mot, 1 milliard de F CFA (1,5 million d’euros), dont une partie avant même la fin de son mandat.
Trente mois de salaire pour le président de la Commission, vingt mois pour le vice-président, quinze mois pour les commissaires, le tout au titre d’« indemnités pour services rendus », auxquelles s’ajoutent des gratifications annuelles (deux mois de salaire par année de présence), une indemnité de préavis (six mois de salaire) et une prime spéciale équivalente à deux à quatre mois de salaire. Au total, Antoine Ntsimi devrait donc toucher cinquante mois de ses émoluments, soit, au bas mot, 1 milliard de F CFA (1,5 million d’euros), dont une partie avant même la fin de son mandat, puisque l’article 2 de l’acte additionnel prévoit des avances sur solde de tout compte.
Un proche de Paul Biya
Le président de la Commission a-t-il déjà perçu une partie de ses indemnités – voire la totalité, comme on le murmure à Yaoundé ? Quoi qu’il en soit et si tel est le cas, cela ne change rien à sa détermination de… se succéder à lui-même. Car, après avoir semblé accepter le principe de rotation décidé par les chefs d’État en janvier 2010, Antoine Ntsimi change son fusil d’épaule vers la mi-2011, avec l’accord du président Biya. Il s’appuie pour cela à la fois sur le traité fondateur de la Cemac et sur une faille dans les résolutions de la conférence de Bangui, lesquelles ne disent pas explicitement à partir de quand la rotation est censée entrer en vigueur. Ntsimi s’en tient donc à la formule originelle du mandat renouvelable, qui l’autoriserait à briguer cinq années de plus. De leur côté, les autorités centrafricaines mettent en avant le communiqué final de la session extraordinaire de la conférence des chefs d’État de la Cemac (Brazzaville, juin 2010), qui prévoit « l’uniformisation des durées des mandats à cinq ans », ceux en cours allant « jusqu’à leurs termes ». Autrement dit : Antoine Ntsimi devrait partir fin avril 2012.
Le Camerounais est ancien séminariste comme Paul Biya.
De cette querelle d’interprétation, Chicago Boy (surnom de l’intéressé) n’a manifestement cure. Son site officiel (antoinentsimi.com), où il apparaît souriant sur fond de ciel azur et de prairies vertes, est sans ambiguïté. Ce « technocrate exemplaire », « candidat à sa propre succession », est « l’homme de 2012 pour la Cemac ». Mieux, celui qui se présente comme « le créateur de la Cemac » se dit « fin prêt pour affronter les autres candidats » au poste de président de la Commission – en l’occurrence, les Centrafricains Élie Doté et Enoch Dérant-Lakoué – avec le statut, dit-il, de « favori ». Cette campagne d’autopromotion, pour le moins inhabituelle dans ce milieu feutré où ce sont les chefs d’État qui présentent « leur » candidat, a-t-elle reçu l’aval de Paul Biya ? On sait que ce dernier n’a souscrit qu’avec regret au principe de rotation mettant fin au monopole camerounais à la tête de la Commission depuis la création de son ancêtre, l’Udeac, en 1964, mais on sait aussi qu’Antoine Ntsimi, premier Camerounais non bamiléké à occuper ce poste, se targue volontiers d’être « le septième chef d’État » de la région, à qui tout ou presque est permis…
Entre François Bozizé et ce président de commission fort en gueule, le courant n’est jamais passé, le premier estimant que le second avait à son égard une attitude condescendante, au point que, depuis un an, Ntsimi ne séjournait qu’à peine une semaine par mois au siège de Bangui, préférant manifestement les charmes de Yaoundé. Avec un double avantage : il y réside chez lui et en mission. Ces derniers temps, les relations ont carrément viré à l’orage. Le 19 décembre 2011, à Brazzaville, le ministre d’État centrafricain aux Finances et au Budget, Sylvain Ndoutingaï, un colonel du genre direct, prend à partie Ntsimi en pleine réunion du Conseil des ministres de la Cemac, le sommant de dégager au plus vite de la présidence de la Commission. Un mois et demi plus tard, le 15 février, devant la caméra de Voxafrica, chaîne de télévision camerounaise, c’est le chef de l’État centrafricain lui-même qui monte au créneau, accusant Ntsimi de « ne pas respecter les textes » et le rendant responsable du « surplace » de la Cemac « depuis deux ans ». Le 21 mars enfin, c’est le refoulement à l’aéroport de Bangui-M’Poko. Aussitôt, le Cameroun proteste par la voix de son ministre des Affaires étrangères, et Paul Biya active un émissaire auprès du président en exercice de l’organisation, Denis Sassou Nguesso. « M. Ntsimi a été molesté et l’équipage a dû le mettre à l’abri dans les toilettes de l’avion ! » raconte l’envoyé. Version démentie quelques jours plus tard par Sylvain Ndoutingaï, dépêché à la hâte à Brazzaville par François Bozizé…
Factures troublantes
Mais il y a plus grave que ce mauvais feuilleton. Non seulement le bilan de l’institution est loin d’être positif, mais la gestion financière opérée au niveau de sa présidence est pour le moins troublante. Jeune Afrique a ainsi eu accès à une série de documents bancaires portant sur l’année 2011 et sur les deux premiers mois de 2012. Ils indiquent une multiplication hors normes des retraits en espèces à partir du compte ouvert par la Cemac auprès de la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac) à Yaoundé. Entre le 12 décembre 2011 et le 29 février 2012, par exemple, on compte treize retraits de ce type pour une somme globale en liquide de 821 millions de F CFA (1,25 million d’euros). La quasi-totalité de ces prélèvements en caisse est effectuée par le représentant résident adjoint de la Cemac au Cameroun, Roger Faustin Ndzana, homme de confiance d’Antoine Ntsimi depuis l’époque où ce dernier était ministre des Finances. Un seul a été opéré par une chef de service du bureau de la Cemac à Yaoundé, qui n’est autre qu’une proche parente du président de la Commission. Bien plus que Bangui, où il ne réside plus, la capitale camerounaise est donc devenue la plaque tournante des multiples remboursements de frais en liquidités et autres avances dont bénéficie M. Ntsimi, lequel a nommé à la tête de la représentation locale de la Cemac sa propre belle-soeur Malaïka Ndoumbo Ngolo.
180 millions de F CFA (274 00 euros) sont prélevés les 12 et 22 décembre 2011.
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Dans le détail, certains ne manquent pas de surprendre. Il y a, par exemple, la série des locations d’avions privés pour le président de la Commission. Exemples : le 3 février 2012, Roger Faustin Ndzana retire 80 millions de F CFA (122 000 euros) en espèces du compte Cemac avec pour motif « location avion mission président à Malabo ». Cinq jours plus tard, autre retrait, de 76 millions de F CFA (116 000 euros), pour la même destination. Motif : « participation session parlementaire ». Le 23 février, ce sont de nouveau 76 millions de F CFA que Roger Faustin Ndzana retire à la Beac : « location avion pour la mission du président ». Le 29 février, 90 millions de F CFA (137 000 euros) sont prélevés par ce même très proche d’Antoine Ntsimi pour « prendre part à la journée Cemac » de Brazzaville. En un mois, celui de février 2012, les dépenses de location d’aéronefs privés du président de la Commission se sont donc élevées à 322 millions de F CFA : près d’un demi-million d’euros !
Les tarifs de location d’avions répertoriés ci-dessous ont fait sursauter les professionnels du secteur à qui nous les avons soumis.
Outre le fait qu’il existe, bien évidemment, des lignes régulières commerciales à fréquence élevée entre le Cameroun et la Guinée équatoriale ainsi qu’entre le Cameroun et le Congo, les tarifs de location d’avions répertoriés ci-dessus ont fait sursauter les professionnels du secteur à qui nous les avons soumis : « Un Falcon 50 se loue dans la région à 6 000 euros l’heure de vol, l’immobilisation de l’appareil en attente sur le tarmac étant, elle, facturée environ 10 000 euros par vingt-quatre heures. Sachant que, depuis Yaoundé, on rejoint Malabo en quarante minutes et Brazza en une heure et demie, faites le calcul aller-retour : les tarifs dont vous me parlez sont au moins trois fois supérieurs à la normale », explique un loueur d’avions basé à Libreville. Un coup d’oeil sur le site jetbox.fr, spécialisé dans la location d’avions VIP à travers le monde et réputé haut de gamme, permet de confirmer ce jugement : un Yaoundé-Brazza-Yaoundé y est proposé pour 40 000 euros et un Yaoundé-Malabo-Yaoundé pour 30 000 euros. Conclusion de notre loueur : « Soit ce monsieur se déplace en Boeing affrété depuis l’Europe, ce qui serait tout de même très voyant, soit les factures mériteraient d’être examinées de près… »
Une facture du Méridien Étoile de Paris établie pour Antoine Ntsimi, datée du 14 février 2012.
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Il y a ensuite la série des retraits en espèces justifiés par les frais de mission du chef. Toujours pour la même période restreinte (janvier-février 2012), Roger Faustin Ndzana procède, le 4 janvier, à un retrait de 29,5 millions de F CFA pour les dépenses « relatives mission président en Afrique du Sud » ; le 6 février, nouveau prélèvement de 25 millions de F CFA ; le 13 février, retrait de 30 millions, motif : « caisse d’avance » ; le 24 février, ce sont 39 millions qui sont retirés pour le « règlement de trois caisses d’avance relatives aux missions du président de la Commission ». On comprend mieux, dès lors, cet approvisionnement massif du compte Cemac-Beac à partir du siège de la Commission à Bangui, enregistré le 13 février : 150 millions de F CFA. Ce que l’on appellera, avec pudeur, le train de vie du président est à ce prix. D’autant que ce dernier, on l’a vu, voyage beaucoup, et pas seulement en jet privé dans la région. Le 4 janvier 2012, il passe par Paris pour se rendre à Johannesburg. Le 17, il est de nouveau en Afrique du Sud. Le 23, il se rend à New York. Le 6 février, il embarque son épouse, Arlette, et son fidèle Ndzana pour un trip à Pékin et Shanghai via Paris. Soit, en un mois, 51 millions de F CFA en billets d’avion, tous payés rubis sur l’ongle par la Cemac auprès de la même agence de Douala, Camship Voyages, laquelle semble bénéficier d’un étrange monopole de faveur en la matière.
90 millions de F CFA (137 000 euros pour la location d’un jet privé entre Yaoundé et Brazzaville.
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Une réception en l’honneur de Dov Zerah ?
Il y a enfin, dans cet épluchage de comptes récents (l’année 2011 mériterait à elle seule un livre), quelques interrogations et une jolie pépite. Quid de ce virement Cemac-Beac de 76,7 millions de F CFA (117 000 euros) en faveur de la Citibank de Dubaï en date du 14 décembre 2011 ? Quid aussi de ces 54 millions de F CFA – dont 29,5 millions retirés en espèces au titre de « caisse d’avance » par Mme Jeanne Eda Boula, chef de service à la Cemac et parente de Ntsimi – pour l’équipement des bureaux de la représentation de Yaoundé ? Quid aussi de ces 398 000 euros virés en sept mouvements, entre octobre 2011 et janvier 2012, par le couple Ntsimi sur le compte parisien de l’un de ses enfants et dont l’intitulé (« frais de scolarité », « frais alimentaires », « frais de subsistance ») aurait dû attirer l’attention de la banque réceptrice tant il paraît disproportionné ? Et puis, cerise sur le gâteau, une facture présentée pour remboursement sur laquelle nous sommes tombé un peu par hasard. Elle émane de l’hôtel Méridien Étoile de Paris et elle a, si l’on en croit ses termes, été payée cash par Antoine Ntsimi.
Même si les onze convives avaient commandé les plats les plus chers et bu chacun une bouteille de pommard millésimé et une autre de champagne Krug à 390 euros, la facture n’aurait pas dépassé 6 500 euros.
Il s’agit d’une réception donnée le 14 février 2012 par le président de la Commission en l’honneur du directeur général de l’Agence française de développement (AFD), Dov Zerah, à l’occasion de la signature d’une convention budgétaire globale AFD-Cemac. Onze personnes sont présentes, et le pince-fesses a lieu, précise la facture, au restaurant Arnoc de l’hôtel. Petit problème : l’Arnoc n’existe pas. Admettons qu’il y a erreur de frappe et qu’il s’agit de l’Orénoc, lequel existe bien – c’est d’ailleurs l’unique restaurant du Méridien de la porte Maillot, et ses tarifs (menu à 56 euros maxi) sont très loin d’un étoilé au guide Michelin. Gros problème : le montant de la facture est de 19 940 euros, ce qui est proprement sidérant. Nous avons consulté la carte de l’Orénoc et interrogé son responsable : même si les onze convives avaient commandé les plats les plus chers et bu chacun une bouteille de pommard millésimé et une autre de champagne Krug à 390 euros, la facture n’aurait pas dépassé 6 500 euros. Une bien étonnante multiplication par trois. Comme pour les locations d’avions.
Au-delà de la crise qui oppose Antoine Ntsimi aux autorités centrafricaines, il y a donc un mal beaucoup plus profond, dont les étrangetés repérées dans cette enquête ne constituent vraisemblablement que la partie émergée de l’iceberg. Au minimum, et sous réserve d’investigations plus poussées auxquelles seul un audit impartial (donc extérieur) pourrait se livrer, un fort soupçon de gabegie à échelle respectable pèse sur la Cemac. Les chefs d’État des six pays membres feraient bien de s’y pencher au cours de leur prochain sommet prévu à Brazzaville, car c’est d’argent public qu’il s’agit. Après le scandale de la Beac en 2010, l’Afrique centrale n’a pas besoin d’une affaire Cemac.
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