« En Tunisie, il y a 21 000 Subsahariens en situation irrégulière, pas 1 million ! »
Ancien député des Tunisiens vivant en Italie et spécialiste des phénomènes migratoires, Majdi Karbai dénonce à la fois les propos brutaux de Kaïs Saïed, les contre-vérités sur les migrants en Tunisie et le cynisme des Européens. Et appelle à un vrai dialogue Sud-Nord sur la question migratoire.
Pour les Subsahariens en Tunisie, il y a désormais un avant et un après-21 février 2023. Ce jour-là, lors d’une réunion du Conseil national de sécurité, et sans raison majeure justifiant une quelconque urgence, le président tunisien Kaïs Saïed annonce que les migrants irréguliers – tolérés depuis de nombreuses années sur le territoire – sont désormais indésirables. Immédiatement, ces propos provoquent un tollé dans une large partie de la population tunisienne, très attachée à la défense des droits de l’homme, mais aussi des manifestations d’adhésion de la part d’une autre frange, qui n’hésite plus à exprimer son racisme et sa xénophobie.
Une situation douloureuse mais aussi inédite en Tunisie, où les nuances de brun n’ont jamais été un délit et où certain font le parallèle avec le sort réservé aux migrants clandestins en Europe. Majdi Karbai, ancien député représentant les Tunisiens de l’étranger (en l’occurrence ceux vivant en Italie) et dirigeant du Courant démocrate. Habitué à se pencher sur les affaires de migration clandestine de Tunisiens vers l’Italie, il traque la vérité sur les disparitions et les naufrages, et s’interroge régulièrement sur la volonté réelle des États de résoudre le problème. Pour Jeune Afrique, il revient sur la migration irrégulière et la façon dont elle est vécue sur les rives Sud et Nord de la Méditerranée.
Jeune Afrique : On avance parfois le nombre de 1 million ou plus de Subsahariens vivant en Tunisie, ce qui accrédite la thèse de Kaïs Saïed sur un « complot » visant à modifier la composition démographique de la Tunisie. Ce chiffre reflète-t-il la réalité ?
Majdi Karbai : Ces déclarations sont irresponsables. Si on avait été dans un pays comme le Liban, il y aurait eu immédiatement un conflit. Remettons un peu les curseurs en place : il y a près de 1,2 million d’immigrés tunisiens à travers le monde, essentiellement en Europe. Une partie d’entre eux est en situation irrégulière sans que le gouvernement tunisien s’en émeuve. Quant aux Subsahariens en situation irrégulière en Tunisie, ils seraient autour de 21 000. Alors pourquoi tant de crispation et de hâte à s’en débarrasser brutalement ? Il est aussi étonnant que l’on ressorte des idées d’un autre temps aux relents hitlériens, ces histoires de changements démographiques… Sérieusement ?
Cette affaire est risible tant elle relève d’une profonde ignorance sur l’Afrique. Sommes-nous tous des Blancs ? N’avons-nous pas une communauté, ainsi que des conseillers et des ministres noirs ? On est loin de l’ouverture et de la jeune démocratie dont les Tunisiens étaient si fiers. Cette décision d’en finir avec les migrants irréguliers fait reculer la Tunisie, qui jusque-là bénéficiait d’un capital de sympathie en Afrique du fait de son pacifisme et de ses liens anciens avec le continent.
Les autorités se défendent en expliquant qu’il ne s’agit que de faire respecter la loi sur l’immigration…
Dans ce cas, les choses auraient pu être dites autrement, avec pondération et sans déchaînement de haine. La réflexion aurait dû être conduite depuis 2011 dans la sérénité. Le président aurait pu expliquer la situation de précarité de la Tunisie pour justifier sa décision, sans faire référence à des complots ou évoquer la religion. Il aurait pu aussi donner un délai de six mois aux migrants pour régulariser leur situation, au-delà duquel ils auraient pu être reconduits à la frontière. Il faut retenir que pour la plupart des Subsahariens, la Tunisie est une terre de transit et non d’accueil. Leur objectif est d’aller en Europe. Ils n’ont pas choisi d’être en Tunisie.
Mais la présence de migrants en Tunisie est néanmoins une réalité…
Il faut savoir que les tentatives de traversée depuis la Libye se déroulent dans la zone dite « Assar » qui est gérée par une coordination entre l’Italie, Malte, la Tunisie et la Libye. Les Italiens effectuent des balayages de la zone et informent les autorités sur la position des embarcations, puis les migrants se retrouvent en Tunisie. Ces clandestins, qui ont tout donné au passeur en Libye, sont alors piégés et doivent trouver les moyens de rejoindre l’Europe. Ils s’insèrent alors en Tunisie, travaillent et économisent, ou reçoivent de l’argent de leurs cousins en France ou en Belgique pour repartir.
Il faut comprendre et retenir que la Tunisie n’est pas leur destination finale, ils ne veulent pas y rester. Personne ne migre dans de telles conditions pour rester en Tunisie. C’est comme si des Tunisiens entreprenaient des traversées risquées pour aller au Kosovo. La migration n’est pas une mince affaire, elle dure des années avant d’atteindre la destination choisie. La Tunisie n’est qu’à 17 heures de Lampedusa.
Leur présence semble impacter l’économie tunisienne et plus particulièrement le marché de l’emploi, qu’en est-il ?
Les Subsahariens sont une main-d’œuvre précieuse puisqu’ils occupent des emplois pénibles dont les Tunisiens ne veulent plus, notamment dans l’agriculture ou la restauration. Reste que les lois ne sont pas claires et que les mises à jour nécessaires du corpus juridique n’ont pas eu lieu. L’autre aspect moins connu, c’est l’importance des fonds en devises qui parviennent en Tunisie par le biais de systèmes type Western Union. On parle d’environ 2 milliards de dollars. Or cet argent n’est pas seulement envoyé par la communauté tunisienne vivant à l’étranger, mais aussi par des Subsahariens. La Banque centrale de Tunisie ne communique pas sur ces chiffres. Ils sont pourtant édifiants.
Et pour continuer dans les chiffres, rappelons aussi que les Subsahariens sont victimes d’une politique européenne qui veut externaliser les frontières. L’État tunisien en est le complice : il encaisse, aux termes des accords passés avec l’Italie, 8 millions d’euros pour les arrestations qu’il effectue dans le cadre d’une coopération sécuritaire entre l’Italie, Malte et la Tunisie.
Qui sont les personnes qui migrent vers l’Italie depuis le territoire tunisien ?
Les chiffres suffisent tant ils sont éloquents : en 2022, 18 000 Tunisiens sont arrivés dans la péninsule, 15 000 en 2021, 13 000 en 2020. Faites les comptes, et comparez avec les 20 000 Subsahariens en situation irrégulière présents en Tunisie, selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux [FTDES]. Les Tunisiens sont les champions de la migration. Sans compter que derrière ce trafic humain, des mafias sont à l’œuvre. Il faut d’ailleurs constater que le flux actuellement observé n’est pas normal : il est très étonnant qu’en trois jours 5 000 personnes aient tenté la traversée vers l’Italie depuis Sfax. Il y a forcément des complicités.
Quelle est la solution et d’où peut-elle venir ?
Il faut d’abord se mettre dans la tête que la migration n’est pas un caprice mais une contrainte, et que le phénomène va s’amplifier avec les changements climatiques et les pénuries d’eau, dont la responsabilité incombe en grande partie aux pays occidentaux. Il faut parler avec l’Europe de la question migratoire. Je suis prêt à m’impliquer pour proposer des programmes. Il ne faut pas répéter les erreurs commises par la France, par exemple, qui a loupé l’intégration au profit de la création de ghettos et de fissures identitaires dont on ne se remet pas.
Il faut aussi penser l’intégration en Tunisie et envisager une insertion, même temporaire, des migrants dans le développement au moins local. Ne surtout pas exclure les enfants des écoles car tout le monde à droit à l’éducation. Le plus urgent est de lancer une véritable collaboration interafricaine pour un dialogue avec l’Europe.
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