Islamisme : la Tunisie bascule-t-elle ?
Imputé à l’inexpérience des islamistes, l’attentisme du gouvernement menace le pays de paralysie. Pendant ce temps se prépare, même si Ennahdha a provisoirement abandonné l’idée d’introduire la charia dans la Constitution, une remise en question de l’État moderne tunisien.
« Avec ce beau soleil, le risque de sombrer dans l’obscurantisme semble une chimère, mais il est quand même là », s’exclame Alya, en brandissant le drapeau tunisien à bout de bras. Et de scander : « Ghannouchi, rentre chez toi, la Tunisienne n’a pas besoin de toi ! » Deux heures plus tard, elle est rassurée ; ce sont pas moins de 73 000 personnes qui sont descendues dans la rue, à Tunis, sous l’impulsion de la société civile, pour réclamer un État séculier. Idem à Sousse et à Sfax. Ce 20 mars, date du 56e anniversaire de l’indépendance, restera comme le symbole du bras de fer entre républicains et fondamentalistes. L’avenue Bourguiba arbore les couleurs nationales et retrouve des airs de 14 Janvier, la violence policière en moins. Mieux : ce sont les forces de l’ordre qui distribuent des drapeaux aux manifestants, qui scandent : « Le peuple est musulman, pas islamiste ! », ou encore « Le peuple veut un État civil ! » Au même moment, depuis Carthage, le président de la République, Moncef Marzouki, exhortait les Tunisiens « à vivre ensemble avec et malgré leurs différences », donnant une nouvelle stature à sa fonction en assumant un rôle de rassembleur, tandis que, parmi les manifestants, Fouad Thameur, 25 ans, benjamin de la Constituante, constatait : « Nous sommes ici avec les mêmes revendications que celles de la révolution : travail, justice et dignité. »
« Nous avons vraiment accompli une révolution ! En un an, il semble que nous soyons presque revenus à notre point de départ, celui de la panne », ironisait, quelques jours auparavant, Sahbi, un syndicaliste de l’enseignement. Selon un récent sondage de Sigma Conseil, c’est le scepticisme qui prévaut six mois après l’élection de la Constituante, comme si le processus démocratique était grippé. Certains ne sont pas loin de penser que la cause est entendue, tandis que d’autres, plus patients, estiment qu’il faut laisser du temps aux nouveaux dirigeants pour qu’ils fassent leurs preuves.
Selma Baccar
Élue du Pôle démocratique moderniste (PDM)
Cette productrice et réalisatrice tunisoise est une grande militante de la cause des femmes. Son film Fatma 75 lui a appris que « l’émancipation, bien qu’inscrite dans la Constitution, n’est pas entrée dans les mentalités ni dans les moeurs ». À 67 ans, elle défend la modernité et fustige « le discours complaisant des hommes politiques occidentaux sur les acquis des femmes tunisiennes en matière d’égalité et sur leur participation à la vie politique ».
Conséquence directe du scrutin du 23 octobre 2011, l’an II de la révolution est placé sous le signe du parti vainqueur, Ennahdha. Sollicité sur deux fronts – l’exercice du pouvoir et la préparation de la nouvelle Constitution -, il est confronté à une opposition hétéroclite, dont une société civile dynamique, ainsi qu’à une inconnue de taille : les 48,8 % de Tunisiens qui, selon le sondage de Sigma Conseil, ne se reconnaissent dans aucun des deux camps. Une proportion presque équivalente à celle des abstentionnistes à l’élection du 23 octobre. La confusion engendrée par l’expression désordonnée d’une multitude de nouveaux partis a en effet suscité une méfiance qui s’est traduite dans les urnes.
Conservatisme
Les résultats des élections de la Constituante expriment assurément une volonté de rupture et le rejet d’un système arrivé en bout de course, mais aussi la tentation d’expérimenter un nouveau modèle fondé sur les valeurs de l’islam politique, révélant le conservatisme d’une large frange de la société. « Il n’y a rien d’étonnant à cela. Nos dirigeants ont donné du pays une image extrêmement progressiste, à l’opposé de notre réalité. Sous Ben Ali, nous sommes restés attachés aux traditions en l’absence d’une volonté de pérenniser des valeurs de modernité », analyse Samira Allani, une universitaire de Kairouan.
L’islamisation conduite par Ben Ali était fondée sur un paradoxe : une libre pratique de la foi dans les mosquées sous le contrôle du ministère de l’Intérieur et une stigmatisation du voile et des barbes dans les facultés, ainsi que dans l’armée et dans l’administration. Résultat, le courant de sympathie à l’égard de la mouvance islamiste est allé grandissant, l’opinion publique faisant l’amalgame entre le simple pratiquant harcelé et le militant d’un courant politique flirtant avec le terrorisme.
Sahbi Attig
Président du groupe parlementaire d’Ennahdha
En février 2011, il affirmait que « le modèle que nous préconisons est une osmose entre l’identité arabo-islamique et les valeurs de modernité ». Aujourd’hui, il insiste pour que « la Constitution ne soit pas contraire aux principes édictés par le Coran et la Sunna du Prophète, source principale de la Loi fondamentale » et ajoute que « l’islam ne connaît pas de séparation entre la religion et la politique, et que la chose religieuse, dans l’islam, ne se limite pas à la sphère privée, mais est un principe de société organisant la sphère publique ».
La religion est devenue le refuge des populations démunies, des diplômés-chômeurs, mais également celui d’une élite privée de toute marge de manoeuvre. C’est ainsi qu’est née une opposition silencieuse porteuse de valeurs conservatrices. En outre, le vide créé par le nivellement culturel pratiqué par Ben Ali a été comblé par les télévisions satellitaires arabes, qui ont ainsi permis au discours religieux d’entrer dans tous les foyers. « Aujourd’hui, le monde occidental et les pays émergents s’orientent vers des formes de multiculturalisme et de recherche du mode de vivre ensemble, alors que dans les pays arabes nous serions plutôt en train d’aller vers une quête fantasmée de pureté identitaire », observe Sophie Bessis, directrice de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Le choix électoral des Tunisiens a été simple. « Ben Ali et les siens s’étant enrichis sur le dos du pays, j’ai voté Ennahdha, parce que le parti d’Allah ne peut être corrompu », explique une électrice. C’est sur ce terreau qu’Ennahdha a prospéré, laissant entendre qu’il y aurait un mieux-être pour tous et un retour de la vertu. Ainsi la morale a-t-elle pris le pas sur le discours politique, conduisant progressivement à une remise en question de l’État moderne fondé par Bourguiba. Pourtant, les mots d’ordre de la révolution n’avaient aucune connotation religieuse. Les islamistes étaient d’ailleurs les grands absents des manifestations du 14 janvier. « Tout le monde était présent lors de la révolution, mais personne ne tenait un drapeau pour s’identifier. C’est une révolution populaire portée par toutes les victimes du régime de Ben Ali, et Ennahdha a été l’une de ses plus grandes victimes », plaide Rached Ghannouchi, leader de la formation.
Volte-face
Reste que, depuis l’élection de la Constituante, le discours des islamistes a sensiblement évolué. Chantre d’« une démocratie rayonnante, du respect des droits de l’homme, de la justice et de la dignité » en période électorale, Ennahdha a fait volte-face. Jusqu’à son récent revirement, son projet de Constitution était sans ambiguïté et proposait la charia comme référentiel législatif. Saïda Garrach, avocate et membre du comité directeur de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), rappelle que « si la charia était inscrite dans la Constitution, elle deviendrait une source formelle du droit, c’est-à-dire que toute norme qui ne lui serait pas conforme serait nulle. Elle est actuellement une source d’inspiration de la législation, notamment en droit de la famille, mais le législateur a la pleine responsabilité de l’élaboration de la loi, ce qui ne serait plus le cas si l’on créait un conseil d’oulémas. Cela sonnerait le glas de l’État civil ».
Yadh Ben Achour
Ex-président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution
Légitimé par son expertise de juriste et son action à la tête de la Haute Instance, il est, à 67 ans, l’un des spécialistes les plus consultés par l’Assemblée constituante sur le contenu de la future Loi fondamentale. Il souligne que « la philosophie des droits de l’homme correspond tout à fait à l’esprit révolutionnaire de l’islam des origines. Tous ceux qui lisent le Coran comme un code juridique ont totalement tort. Il faut voir derrière le texte la lumière de l’élan initial ».
De même, les radicaux d’Ennahdha envisageaient de rétablir le Majlis al-Choura, concile de juges islamiques, et de réintroduire les habous, biens de mainmorte (biens fonciers ou immobiliers inaliénables), qui permettraient de pérenniser le capital au sein d’un groupe, ainsi que la hiérarchie sociale, dont celle de la famille. Mais il suffit que la société civile ou le monde du travail protestent pour qu’Ennahdha recule en arguant de malentendus.
À la stratégie éventée du « deux pas en avant, un pas en arrière » se greffe celle dite du double discours, ou plutôt du discours le plus large qui permet de présenter tout ce que la formation à en rayon, de la position la plus extrême à la plus modérée. « Ils travaillent à une refonte irréversible de la société, mais ils sont desservis par un gouvernement sans réaction face aux dépassements des extrémistes », explique Zein Ennaifar, du parti El-Moubadara. Abdelfattah Mourou, qui connaît le mouvement de l’intérieur pour en avoir été l’un des fondateurs, affirme que « pour les islamistes la fin justifie les moyens, et [que] tous les moyens sont bons pour "islamiser" la société, y compris présenter un visage modéré afin de s’infiltrer et de parvenir au but ».
Si le gouvernement a ainsi perdu en crédibilité, la cote de Rached Ghannouchi, elle, est au beau fixe. Celui dont on dit qu’il « dirige » le pays s’est singulièrement démarqué de sa base militante et se positionne en arbitre au-dessus de la mêlée. Pour lui, « la Tunisie est un État musulman civil où légiférer revient aux représentants du peuple ». Mais, comme le remarque Abdelwaheb el-Hani, fondateur du parti Al-Majd et ex-sympathisant du mouvement, « l’organisation interne d’Ennahdha entrave l’évolution intellectuelle de ses membres, qui n’ont pas atteint le niveau de réflexion de Ghannouchi ».
Abderraouf Ayadi
Chef du groupe parlementaire du Congrès pour la République (CPR)
Très proche des islamistes, cet avocat de 62 ans affiche son soutien aux salafistes et a choqué en déclarant que « Habib Bourguiba était hostile à l’arabité et à l’islam ». Il se dit « plus compétent que l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi » et assène que « la priorité absolue pour le moment n’est ni le chômage, ni la crise économique, ni le développement, mais plutôt la sauvegarde de l’essence même de la révolution, à savoir les valeurs morales ».
Ennahdha peine aussi à gérer sa frange radicale et les salafistes. Formée en Irak et en Afghanistan, la branche djihadiste de cette nébuleuse, impliquée dans les accrochages de Rouhia en mai 2011 et de Bir Ali Ben Khlifa en février 2012, a même signé sa rupture avec le gouvernement en attaquant les forces de l’ordre. Avec le retour à l’islam fondamentaliste pour seul argument, ce qui n’était qu’un épiphénomène surmédiatisé a eu un tel impact sur la population qu’Othman Battikh, le discret mufti de la République, a rappelé que « nous n’avons pas besoin des divisions et des différences, parce que nous partageons la même foi », tandis que Mohamed Abbou, ministre chargé de la Réforme administrative, remettait les pendules à l’heure en assénant que « les salafistes doivent respecter le peuple tunisien qui les a libérés. Au moment où des militants luttaient contre la dictature de Ben Ali, eux avaient préféré aller se battre en Irak ». Ali Larayedh, ministre de l’Intérieur, n’exclut plus un affrontement avec les salafistes.
Certains suggèrent cependant qu’Ennahdha laisse faire ceux qu’elle considère comme ses « fils », car elle doit, à cinq mois de son congrès, ménager la chèvre et le chou. Mais les images de barbus hargneux ont fait le tour du monde, avec une incidence directe sur l’économie. « Si les touristes ont peur de venir, que dire alors des investisseurs ! » s’alarme Wided Bouchamaoui, présidente du patronat tunisien.
Abdelfattah Mourou
Élu indépendant, dissident d’Ennahdha
Très respecté, cet avocat de 64 ans qui a cofondé Ennahdha avant de s’en éloigner pèse de tout son poids dans le débat. Hostile à la violence et à la contrainte, il affirme que « la démocratie est un mécanisme de gestion de la société permettant d’organiser la vie sociale, politique et économique du pays et qu’il n’existe aucun texte coranique interdisant le système démocratique ».
À travers la machine infernale de la troïka, Ennahdha aura en tout cas neutralisé – délibérément ? – ses deux alliés : Ettakatol a été vidé de sa substance et a perdu en crédibilité, tandis que le Congrès pour la République (CPR) s’est scindé entre pro-islamistes et démocrates. Mais les islamistes ont compris que les difficultés du gouvernement pourraient les affaiblir. D’où leur appel aux compétences de l’opposition, arguant que « si le gouvernement échoue, nous échouons tous », mais celle-ci a refusé. Afek Tounes, le Parti démocrate progressiste (PDP) et Ettajdid (ex-Parti communiste) ont au contraire choisi de rejoindre un front regroupant des formations modernistes, comme le recommandait l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi. L’influence de ce dernier a d’ailleurs le don d’irriter Ennahdha au point que Samir Dilou, porte-parole du gouvernement, a évoqué l’existence de « trois gouvernements », l’un à la Casbah, l’autre à Carthage et le troisième à La Soukra (où habite Caïd Essebsi). Le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), qui a fondé le Front populaire-14 Janvier, auquel se sont ralliés plusieurs partis de gauche, tente de retrouver une audience en adoptant un discours de proximité très réaliste. Quant aux destouriens, ils sont toujours là, cultivant leur réseau.
Brahim Kassas
Élu d’Al-Aridha Al-Chaabia (la Pétition populaire)
Chauffeur de louage de Kébili, dans le Sud, il a bourlingué en Europe et en Irak. Il arbore la coiffe des hommes de sa région et s’est fait remarquer par ses coups de gueule, non dénués de bon sens. « On est là pour répondre aux attentes du peuple. Notre devise devrait être “le peuple veut”. » Cette position le rend si populaire que les représentants d’Ennahdha tentent d’en faire un allié pour obtenir l’inscription de la charia comme unique source de législation dans la Constitution.
Mais de vieilles querelles ressurgissent et de nouvelles inimitiés se forgent. Le PDP en veut à Ennahdha, qu’il a défendue sous Ben Ali, ainsi qu’à Ettakatol, compromis dans la troïka. « L’opposition veut faire des islamistes un nouveau Ben Ali, un nouvel ennemi commun, note un observateur. Mais il est paradoxal qu’elle s’entête à vouloir fissurer le bloc d’Ennahdha au lieu de chercher à séduire les nombreux indécis. »
Contre-pouvoirs
D’autres contre-pouvoirs s’organisent. La société civile émerge, mobilise l’opinion et bénéficie de financements de la part d’organisations non gouvernementales. Les médias, eux, découvrent la pratique du quatrième pouvoir et imposent leur indépendance. Plus significative politiquement est l’entente entre les deux mastodontes que sont l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, patronat), qui a pris de cours le gouvernement. Avec la capacité fédératrice des syndicats, ce rapprochement pèsera lourd dans les prises de décision. Enfin, l’administration, appareil séculier par excellence, fait de la résistance passive face aux changements qu’Ennahdha veut y apporter. Mais ce n’est pas tant par conviction qu’elle renâcle que par volonté d’être absoute de ses dérives sous Ben Ali.
Iyed Dahmani
Élu du Parti démocrate progressiste (PDP)
Originaire de Bou Arada, à 70 km au sud-ouest de Tunis, au coeur du pays profond, cet ancien journaliste est connu pour ses prises de position fermes. Rapporteur de deux commissions de l’Assemblée constituante, il veut contribuer à la rédaction d’une Constitution démocratique. « Nous sommes porteurs des valeurs arabo-musulmanes. Il n’y a donc pas lieu de permettre, dans un État civil et démocratique, que la charia, dont les interprétations sont multiples, soit la source des lois. ».
La Tunisie vacille et opère sa mue. Le processus institutionnel a tenu la route jusqu’aux élections. Depuis, c’est l’immobilisme. La sécurité est de retour, mais les tensions persistent sous l’effet de l’augmentation des prix à la consommation.
Certains analysent l’apparente inexpérience du gouvernement comme une façade, pendant que se préparent en coulisse une refonte de l’administration et un remaniement de l’État moderne sur la base d’une Constitution taillée sur mesure par les islamistes – même sans référence à la charia. La crainte est que ce gouvernement légitime, mais provisoire, ne prenne la barre pour une durée indéterminée au prétexte qu’il agit selon les souhaits de ceux qui l’ont élu. Le Tunisien va-t-il être pris au piège de sa nature modérée ? En ne s’exprimant pas haut et fort, il ferait le jeu des intégristes, lesquels savent que ce « non-rebelle », qui a longtemps accepté le joug de Ben Ali, pourrait, par fatalisme, en supporter un autre.
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