Lionel Zinsou : « L’Afrique est la nouvelle frontière »

Ancien de chez Rothschild, le Franco-Béninois Lionel Zinsou est aujourd’hui à la tête d’un fonds d’investissement. Pour lui, l’Afrique est la Chine de demain. Interview.

Le président de Pai Partners est partisan de l’afro-optimisme. © Vincent Fournier

Le président de Pai Partners est partisan de l’afro-optimisme. © Vincent Fournier

Publié le 4 avril 2012 Lecture : 7 minutes.

Jeune Afrique : Dans son dernier livre, Axelle Kabou dresse un tableau plutôt sombre de l’Afrique, estimant que sa marginalisation trouve ses origines dans sept mille ans d’Histoire. Quelle est votre réponse à ce qui s’apparente à une vision ­afropessimiste ?

Lionel Zinsou : Au début de ma lecture, j’ai commencé à compter le nombre de fois où l’on parlait de « ratages », de « ratés », d’« échecs », de « systèmes foireux », de « changements rachitiques »… Lorsque j’ai dépassé les cinquante occurrences, j’ai arrêté. Quant au titre Comment l’Afrique en est arrivée là, il faut immédiatement comprendre : comment nous sommes tombés si bas. Or, si vous appliquez le même titre à la Chine ou à l’Inde, la perception sera tout autre. L’Inde est un bon exemple justement, puisque le revenu par habitant y est plus faible qu’en Afrique. Or, pour tout le monde, l’Inde est en avance sur nous. C’est faux, mais ce livre accentue cette erreur de jugement et cette dépréciation africaine.

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Ce livre a toutefois un mérite, il plonge dans l’histoire du continent, propose des récits historiques et retrace l’évolution de royaumes. Mais ce travail de compilation ne rend absolument pas compte des changements radicaux actuellement en cours. C’est un nouveau continent. Il est inutile dans ces conditions de convoquer des historiens qui étudient les années 1930-1960 pour comprendre les trajectoires actuelles. Tout a changé.

Justement, à propos de population, l’Afrique comptera près de 2 milliards d’habitants en 2050. C’est un bonus démographique ou un péril économique ?

C’est une chance historique. Avec 2 milliards d’habitants, essentiellement jeunes, vous aurez en Afrique le quart de la population active mondiale, comme en Chine aujourd’hui. Avec le quart de la population active, la région deviendra forcément l’atelier et le grenier du monde. Avec à la clé une industrialisation et de la création de richesses, c’est mécanique.

Il y a vingt ans, on considérait la croissance démographique comme un fardeau et l’un des obstacles au développement. Aujourd’hui, le paradigme doit être totalement revu, car l’Afrique devient un marché et représente un potentiel pour créer de la valeur. On le voit déjà avec la forte émergence d’une classe moyenne.

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Pour la première fois depuis 1981, moins de la moitié des Africains vit au-dessous du seuil de pauvreté, selon la Banque mondiale. Est-ce la démonstration que la croissance économique profite aux populations ?

Oui, il est indubitable que la pauvreté régresse en Afrique. D’autres indicateurs le corroborent, comme la consommation de produits alimentaires et manufacturés, la baisse de la mortalité infantile, la hausse du taux d’alphabétisation, la progression du nombre de salariés dans le secteur formel, le développement des télécommunications…

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Le Fonds monétaire international (FMI) a tout de même revu à la baisse ses prévisions de croissance pour 2012, avec un taux de 5,5 % au lieu des 5,8 % initialement prévus. L’Afrique subit donc bien un contrecoup de la crise, et nous sommes encore loin des 7 % indispensables pour éradiquer la pauvreté…

Oui, mais ces 5,5 % restent au-dessus de la moyenne sur la dernière décennie, et cette légère baisse est uniquement causée par la récession de l’Europe, qui est le premier partenaire commercial de l’Afrique avec 40 % de ses échanges, soit trois fois plus qu’avec la Chine. On aurait pu miser sur une transmission de la crise européenne au continent à travers la contraction du commerce et des transferts des migrants frappés par le chômage. Ce n’est pas le cas, et nous assistons seulement à une légère inflexion de la croissance. C’est en soi une bonne nouvelle. L’Afrique a été robuste en 2009. À présent, elle donne une deuxième preuve de résistance, sachant qu’entre ces deux périodes elle a également encaissé une baisse des prix des matières premières. Ces trois résistances semblent indiquer que l’on est parti pour une longue période de croissance.

Il y est aujourd’hui indubitable que la pauvreté régresse en Afrique.

Mais pour atteindre les 7 % de croissance, que faut-il faire ?

Il nous manque une intégration des marchés, qui sont trop fragmentés. Le commerce intra-africain progresse, mais il ne dépasse pas les 15 % du volume global. Dans ces conditions, il est difficile d’atteindre les économies d’échelle qui rendent la production compétitive. Si nous parvenions à mieux structurer nos marchés intérieurs, nous pourrions gagner un point de croissance. Deuxièmement, on a un problème avec les investissements dans les infrastructures régionales (grands corridors, réseaux électriques intégrés, gazoducs…).

Malgré ces deux réserves, il ne fait pas l’ombre d’un doute que l’Afrique est attractive. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de troubles sociaux, plus d’inégalités, plus de prédations… Je ne décris pas un monde idéal. Mais, à la question « est-ce que les Africains vont mieux vivre dans les prochaines années ? », la réponse est oui.

À ceci près que les Africains francophones semblent moins bien lotis que les anglophones.

Je suis plutôt fasciné par l’homogénéité des taux de croissance. 80 % des pays sont à moins de un point de la moyenne. Cela démontre que la croissance ne dépend pas uniquement du pétrole, du cuivre ou de l’or et qu’il n’y a pas de fatalité pour un pays qui ne disposerait que de noix de cajou, de riz ou de coton… Contrairement à ce que prétendent ceux qui estiment que l’économie africaine ne repose que sur les exportations, c’est la consommation intérieure, l’éducation et la création de capital qui sont les causes profondes et communes de la croissance africaine.

C’est vrai qu’il y a de bons et de moins bons élèves. Par exemple, le Ghana, le Kenya et le Rwanda ont mené des réformes structurelles [secteur privé, protection sociale, formalisation et financement de l’économie…]. Ils démontrent que les politiques publiques sont efficaces.Sur une décennie, cela fait la différence.

Axelle Kabou laisse entendre que rien de positif ne se passera si l’Afrique n’opère pas une sorte d’aggiornamento culturel et politique. De ce point de vue, elle semble parfois rejoindre Nicolas Sarkozy, qui estime que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire »…

Je ne suis pas certain que cette remarque lui fasse plaisir ! Mais il est vrai qu’elle tend à défendre des déterminismes qui seraient contraires au développement. Commençons par les déterminismes géographiques. Exemple avec l’acidité des sols : dans ce cas, comment expliquer la richesse économique concentrée autour des déserts de Californie et du Néguev ? Autre exemple, les montagnes : comment les Japonais ont-ils donc fait alors qu’ils ne disposent que de 20 % de terres utilisables ? Ce concept d’habitabilité n’a aucune valeur.

Pour aller plus loin

Le Temps de l’Afrique, de Jean-Michel Severino et Olivier Ray, Odile Jacob, 2010, 25 euros

Sortir de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée, d’Achille Mbembe, La Découverte, 2010, 17 euros

L’Afrique noire est-elle maudite ?, de Moussa Konaté, Fayard, 2010, 16,50 euros

L’État en Afrique, la politique du ventre, de Jean-François Bayart, Fayard, 2006, 26 euros

L’Afrique de Sarkozy, un déni d’histoire, sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, Karthala, 2008, 18 euros

L’Aide fatale. Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique, de Dambisa Moyo, JC Lattès, 2009, 20 euros

Afrique noire, histoire et civilisations, d’Elikia M’Bokolo, Hatier/AUF, 2004, 40 euros

L’Économie de l’Afrique, de Philippe Hugon, La Découverte, 2009, 10 euros

Vous ne pouvez pas nier quand même que certains facteurs culturels peuvent être un obstacle au développement. On peut par exemple évoquer le culte des morts, dont le coût économique est particulièrement lourd…

Non. C’est votre regard, et c’est celui d’Axelle Kabou. C’est une erreur de considérer que certaines coutumes ou traditions sont un frein au développement, au nom d’une certaine rationalité occidentale, au lieu d’en rechercher la cohérence. L’Afrique a sa propre cohérence. Quant au culte des morts, si vous le reprochez à l’Afrique, il faudra également le reprocher à la Chine, qui connaît pourtant une croissance forte. À propos des funérailles, qui sont considérées comme un coût en Occident au nom d’une certaine rationalité, il se trouve qu’en Inde les gens se ruinent pour enterrer leurs morts. Tout cela pour dire que l’Afrique respecte sa rationalité, sa civilisation. Si elle a envie de dépenser beaucoup en obsèques, elle le fait. Cela n’a rien à voir avec les performances économiques. Invoquer les racines africaines pour expliquer les problèmes du continent, c’est du culturalisme.

Vous estimez qu’Axelle Kabou fait du culturalisme…

Ce que je sais, c’est que les Ashantis, au Ghana, ont un culte des morts très fort et que le Ghana est à 15 % de croissance. Les déterminismes culturels font partie des clichés. L’Asie en a fait litière. Reproche-t-on aujourd’hui à la Thaïlande d’avoir trop de bonzes ? Dans ces conditions, pourquoi les prêtres vaudou dans les couvents, au Bénin, poseraient-ils problème ?

Et à propos de la traite négrière, qui, selon Axelle Kabou, « aurait structuré les comportements de prédation économique et d’accumulation de richesses », quelle est votre réponse ?

C’est aussi pertinent que de décrire l’économie de servage en Russie sous le tsar pour analyser la politique économique de Vladimir Poutine. Les prédations contemporaines s’expliquent par la rente minière, le défaut d’alternance politique, les régimes militaires sans contrôle… mais sûrement pas par des phénomènes qui remontent à plus de deux siècles. Ou alors la traite négrière serait dans les gènes !

Non, bien évidemment, mais chez certains dirigeants actuels on peut retrouver un profond cynisme vis-à-vis de leur population et un mépris pour l’intérêt général…

Peut-être, mais l’Afrique n’est pas le continent où les inégalités sont le plus fortes. C’est plutôt l’Asie. Et une fois citées une dizaine de familles de chefs d’État, il y a très peu d’immenses fortunes sur le continent. Quant à la corruption, c’est en Asie ou en Amérique latine qu’elle est le plus élevée. Franchement, remonter aux royaumes africains pour expliquer la situation d’aujourd’hui n’a aucun sens. Le monde est en évolution. L’Afrique aussi. 

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Propos recueillis à Paris par Philippe Perdrix

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