Vague d’arrestations en Tunisie, diversion ou complot ?

Près d’un mois après l’arrestation très médiatisée de plusieurs personnalités, on ne sait toujours pas ce que la justice leur reproche. Ce qui alimente les rumeurs les plus folles…

Khayam Turki, cadre dirigeant d’Ettakatol. © Mohamed Hammi/SIPA

Publié le 3 mars 2023 Lecture : 6 minutes.

Les arrestations, le 11 février à l’aube, de l’homme politique Khayam Turki et du lobbyiste Kamel Eltaief avaient mis en émoi le tout Tunis. En l’absence d’information claire sur les raisons de leur interpellation, tout avait été envisagé. Certains laissaient entendre qu’ils auraient comploté contre l’État, tout en manipulant l’approvisionnement des marchés pour créer des pénuries. Une hypothèse qui ne semble plus évoquée depuis la fin des gardes à vue, et pour cause : une partie de l’opinion avait réagi en estimant que si ces hommes étaient assez puissants pour influer sur la disponibilité des biens de première nécessité, ils devaient alors être aux commandes du pays.

Autre chef d’accusation avancé : les prévenus auraient entretenu des relations très étroites avec des ambassades et conçu avec l’opposition un plan visant à déstabiliser le régime. Les acteurs supposés de ce complot machiavélique ont eux aussi été entendus par un magistrat instructeur avant d’être incarcérés.

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Le Front du salut national pris pour cible

Parmi eux, on retrouve les principaux dirigeants de la coalition politique du Front du salut national : le juriste et homme politique Jawhar Ben Mbarek, l’avocat et secrétaire général du parti Al-Joumhouri Issam Chebbi, l’activiste Chaima Issa, les avocats et opposants Ghazi Chaouachi et Ridha Belhaj, mais aussi l’homme de média Noureddine Boutar, et l’ancien cadre d’Ennahdha Abdelhamid Jelassi.

Près d’un mois plus tard, on n’en sait guère plus sur ce qui est reproché aux personnalités arrêtées. Faute d’informations fiables – secret de l’instruction oblige, le parquet ne communique pas –, l’heure est aux spéculations. Accointance avec des puissances étrangères, projet de coup d’État et d’assassinat du président… Les versions diffèrent, mais avec un dénominateur commun : l’idée de complot contre le pouvoir.

Pour beaucoup d’opposants, ces arrestations sont une manœuvre de diversion visant à détourner l’attention de la situation dramatique du pays, notamment sur le plan économique. Certains estiment même que la réorganisation du corps des magistrats, marqué par de nombreuses révocations en 2022, préparait au traitement de ce genre de dossier. Les avocats réunis en collectif de défense s’échinent à démontrer que les dossiers sont vides pour démentir ceux qui laissent entendre que « c’est du lourd ».

Mais le président persiste et signe, tandis que des influenceurs proches du pouvoir distillent des « fuites » tendant à accréditer sa thèse. Selon Kaïs Saïed, les suspects sont tous mêlés à un complot bien plus vaste et complexe qu’on ne le croit. Il reste néanmoins le seul, pour l’heure, à évoquer une tentative d’atteinte à sa personne.

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Rencontres entre opposants chez Khayam Turki

Faute d’y voir clair sur l’existence d’un éventuel complot et sur sa nature, beaucoup tentent de comprendre ce qui a provoqué la récente vague d’arrestations. Dès le 11 février, la rumeur faisait état de rencontres entre opposants organisées chez Khayam Turki, à Sidi Bou Saïd, qui auraient éveillé des soupçons, agacé le pouvoir et attiré l’attention des services.

Surtout qu’à ces réunions s’ajoutaient de fréquents échanges avec des représentants du corps diplomatique. Mais la suite de l’histoire, ou plutôt sa véritable genèse est encore plus folle. Selon les procès-verbaux qui ont été publiés sur les réseaux sociaux par des partisans du président, c’est en fait un ancien homme d’affaires et lobbyiste, purgeant une lourde peine depuis 2017, qui aurait dénoncé les agissements de ce groupe.

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L’homme aurait assuré aux enquêteurs avoir obtenu l’information par un parent en Belgique, lequel se réfère à des sources au Royaume-Uni et à un Tunisien installé aux États-Unis qui aurait mis en contact Kamel Eltaief avec… Bernard-Henry Lévy, dont le nom apparaît dans certains documents. Le philosophe français aurait échangé des messages et eu des conversations avec certains prévenus. Tous auraient ourdi le pire des complots, qui devait mettre à feu et à sang le pays avec l’appui de puissances étrangères, dont la France. « De la haute trahison, pas moins », résume un avocat, qui prévoit un procès spectaculaire pour l’exemple afin d’en finir avec le soutien étranger et toute velléité d’opposition.

La thèse, qui semble tout droit sortie de l’imagination foisonnante d’un scénariste, n’est pour l’heure étayée par aucune preuve solide, mais une partie de l’opinion, qui se soucie peu de la présomption d’innocence, y adhère déjà. Plus nuancés, certains commentateurs voient plutôt dans la vague d’arrestations de ce début d’année une purge visant à écarter définitivement les partis aux commandes du pays après 2011. Dans la ligne de mire, la troïka au pouvoir de 2012 à 2013 : Ettakatol, proche du Parti socialiste français, Ennahdha et le Congrès pour la République, devenu le Courant démocrate. Mais tant qu’un procès équitable n’aura pas présenté les preuves à charge et à décharge, et que tous les recours n’auront pas été épuisés, rien ne sera définitif.

Deux autres affaires : « les 25 » et « Instalingo »

Pour ne rien arranger, deux autres affaires en cours alimentent la thèse d’un vaste complot ourdi contre le pays, ou au moins contre ses dirigeants. La première, dite « Affaire des 25 », est née d’une enquête sur des paris sportifs à l’étranger avant de déboucher sur des accusations de complot contre la sûreté de l’État. Elle a conduit à l’arrestation, en novembre 2022, de l’ancien conseiller à la présidence et suspect principal, Walid Balti. L’analyse de ses données téléphoniques a abouti à l’ouverture d’une information judiciaire contre 25 personnes. Parmi elles, d’anciens ministres, dont Hakim Ben Hammouda, des hommes politiques comme Fadhel Abdelkefi, des journalistes dont Malek Baccari et Maya Ksouri et des artistes, dont la comédienne Sawssen Maalej.

Le seul tort de certains d’entre eux est, selon leurs avocats, d’avoir été en contact avec Walid Balti. D’autres sont accusés d’avoir tenu sur un groupe WhatsApp des propos mettant en péril la stabilité de l’État, ou pouvant être interprétés en ce sens. La similitude de cette affaire avec celle où Khayam Turki fait office de premier prévenu trouble l’opinion, d’autant qu’une députée, Fatma Mseddi, affirme que toutes les affaires convergent vers la mise en œuvre d’un plan de déstabilisation du pays.

L’affaire Instalingo est, a priori du moins, d’une tout autre nature. Entreprise produisant du contenu numérique implantée dans la région du Sahel, Instalingo est au cœur d’une affaire que la justice qualifie, conformément au Code pénal, de « tentative de changer la forme du gouvernement, d’incitation au désordre, meurtre et pillage sur le territoire tunisien ». C’est une sollicitation soutenue des réseaux sociaux pour manipuler l’opinion durant la campagne électorale de 2019 qui, au départ, a attiré l’attention des enquêteurs.

À défaut de pouvoir entendre Haithem Kehili, le fondateur de la société, en fuite à l’étranger, l’enquête, depuis le printemps 2022, semble avoir permis d’établir des liens principalement entre Instalingo et plusieurs dirigeants et sympathisants du parti Ennahdha. Sur les 28 personnes concernées par l’enquête, Noureddine Bhiri, ancien ministre de la Justice, Mohamed Ali Aroui, ancien porte-parole du ministère de l’Intérieur, ont été incarcérés et seront rejoints, selon le parquet, par Saïd Ferjani, un proche de Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, qui a été entendu à ce sujet. Tout comme Hamadi Jebali, ancien Premier ministre. Des figures politiques de formations aujourd’hui disparues ont également été entendues comme Sofiane Toubel. Des mandats d’amener ont été émis contre Mouadh Ghannouchi, le fils du leader islamiste, et Haithem Kehili. Dans cette affaire comme dans les précédentes, la justice n’a pas précisé les charges retenues.

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