Algérie – Rédha Malek : « Notre révolution est inachevée »
L’intellectuel et dirigeant politique algérien Rédha Malek dévoile les coulisses des négociations d’Évian, auxquelles il a participé. Et dresse un constat de l’évolution de son pays.
À l’âge de 30 ans, Rédha Malek était le porte-parole de la délégation algérienne envoyée à Évian. Il dirigeait le journal El Moudjahid, du Front de libération nationale (FLN), et a assisté aux discussions, sur les bords du lac Léman, qui ont conduit à la signature des accords, le 18 mars, et au cessez-le-feu entré en application le lendemain. Cinquante ans plus tard, à Sidi Fredj, là où il réside, près d’Alger, il revient sur cette plateforme juridique qui posait les jalons de l’Algérie indépendante, il évalue les concessions consenties par les deux parties et il admet que des espoirs sont restés déçus. Un regard d’historien et de citoyen.
Bien qu’il se soit totalement retiré de la vie politique, l’ancien chef du gouvernement (1993-1994) et président de l’Alliance nationale républicaine (ANR) – un parti farouchement anti-islamiste – insiste sur la principale exigence de l’indépendance : la liberté. Entretien avec un témoin et un acteur de premier plan.
jeune afrique : En quoi les accords d’Évian ont constitué une victoire algérienne devant conduire à l’indépendance quatre mois plus tard, et ce après cent trente-deux années de colonisation ?
Rédha Malek : Ils ont intégralement repris les principes fondamentaux mentionnés dans la déclaration du 1er novembre 1954, qui a marqué le début de la révolution algérienne : l’intégrité territoriale, l’unité du peuple algérien et l’indépendance totale. Il est très rare qu’une révolution aboutisse.
Et pourtant, ce « cinquantenaire » est célébré a minima…
La célébration du 19 mars remonte seulement à la présidence de Liamine Zéroual. Avant cela, il avait été décidé de faire l’impasse sur les accords d’Évian pour des raisons de politique intérieure. Chaque 19 mars, la télévision algérienne se contente de diffuser des images d’archives où l’on voit le Français Louis Joxe, mais aucun membre de la délégation algérienne.
Il y a quelques années, j’ai été interpellé par un professeur de collège qui m’a montré le cours consacré aux accords dans un livre d’histoire. Sur une page, on peut y voir dessinées une table et des chaises vides. Les élèves n’ont droit à aucune explication concrète. Il y a donc une volonté de désinformation.?Pourquoi ?
Lors d’une réunion du Conseil national de la révolution algérienne [CNRA] consacrée à la présentation du préaccord, l’état-major de l’Armée de libération nationale [ALN], emmené par Houari Boumédiène, a émis des critiques. Mais, tout en votant contre le texte, il a eu l’honnêteté de reconnaître qu’il était en minorité et s’est engagé à appliquer les accords dès leur entrée en vigueur.
Les accords d’Évian ont intégralement repris les revendications du FLN, en 1954.
Si les négociateurs du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) avaient accepté les conditions françaises, à quoi ressemblerait aujourd’hui l’Algérie ?
Prenons un seul point, l’intégrité territoriale. Si nous avions accepté la division de l’Algérie, avec un Sahara sous contrôle français, nous aurions été confrontés très vite à une véritable guerre civile. Deux exemples historiques l’attestent : l’Irlande du Nord et le Vietnam.
Les Irlandais ont accepté en 1921 la partition proposée par les Britanniques. Cette option s’est avérée catastrophique. Le Vietnam a subi le même sort lors de la conférence de Genève, en 1954. La délégation vietnamienne a accepté la formule d’une indépendance pour le Nord et d’un référendum pour le Sud, qui n’a jamais été organisé. Les Français sont partis, laissant la place aux Américains, et une terrible guerre s’est ensuivie. Alors imaginez une Algérie divisée en deux !
Les accords d’Évian ont permis à la France de poursuivre ses essais nucléaires dans le Sahara. Était-ce une concession importante ?
Oui, mais nous étions obligés de l’accepter. C’était une exigence des Français, qui avaient énormément investi dans ce programme nucléaire. De Gaulle en avait fait une question de paix ou de guerre. En pleine guerre froide, la sécurité de l’État français était en jeu. Mais dans l’annexe consacrée aux questions militaires, il est clairement précisé que l’État français était responsable et qu’il prendrait en charge tout dommage causé. Les victimes des essais peuvent s’appuyer sur cette disposition pour faire valoir leurs droits.
Autre concession, le « bail à la France » pour l’utilisation de la base navale de Mers el-Kébir…
Au début des négociations, les représentants de l’Élysée voulaient faire de Mers el-Kébir une enclave sous souveraineté française. Cette option était inacceptable. Après de longues discussions, nous nous sommes entendus sur une location. Alors que Paris exigeait une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans, une période de quinze années a été retenue. Le contrat devait être signé après l’indépendance, mais nous avons toujours refusé de le parapher. Notre stratégie a porté ses fruits puisque Mers el-Kébir a été évacuée en 1968. J’étais alors en poste à Paris. Le président Houari Boumédiène m’avait chargé de traiter ce dossier avec le général de Gaulle. Au terme d’une série d’audiences, il m’a dit : « Vous voulez que l’on parte ? Eh bien nous partons ! »
Une nation n’a pas à présenter d’excuses à une autre nation.
Les accords d’Évian prévoyaient des dispositions pour permettre aux pieds-noirs qui le souhaitaient de rester. Pourquoi n’ont-elles pas été appliquées ?
Ils sont partis ! Le Front de libération nationale avait pourtant donné des garanties solides afin qu’ils puissent vivre en paix. Louis Joxe savait qu’une partie des Français désiraient partir, et il estimait à trois cent mille le nombre de personnes souhaitant s’installer définitivement en Algérie. Mais les attentats de l’OAS ont provoqué une panique parmi les Européens. Les pires exactions ont eu lieu durant cette période du cessez-le-feu, jusqu’à l’indépendance. C’est le FLN qui est parvenu à éliminer cette organisation. Une fois la bataille perdue, les représentants de l’OAS [Organisation de l’armée secrète] ont demandé à négocier. Jean-Jacques Susini s’est entretenu avec Chawki Mostefaï, alors membre de l’exécutif provisoire. Mais cette réunion était purement formelle, car c’en était fini de l’OAS.
Et, à propos des représailles dont ont été victimes les harkis, quelle est votre appréciation ?
Les accords prévoyaient la fin des poursuites contre les combattants algériens, et les prisonniers politiques devaient également être libérés. En échange, nous avions pris l’engagement d’empêcher toutes représailles contre les harkis. Jamais le FLN n’a donné de directives pour exécuter les personnes ayant collaboré avec les forces coloniales. Dire cela est de la désinformation.
Si l’on s’en tient à la teneur des accords, est-ce qu’une loi criminalisant le colonialisme peut être aujourd’hui adoptée en Algérie ?
Certains disent que la France doit présenter des excuses. Personnellement, j’y suis opposé. Une nation n’a pas à présenter d’excuses à une autre nation. Le colonialisme est une période historique. La résistance algérienne en est une autre. Nous avons mené un combat pour faire partir les Français avec les armes ! Nous n’avons pas de complexe à avoir, et absolument rien à demander.
Cela dit, l’adoption d’une loi déclarant le caractère positif de la colonisation est une véritable provocation. Faut-il rappeler le génocide lors de la conquête de l’Algérie, les barriques d’oreilles coupées, les enfumades, les massacres ? Il nous suffit également de rappeler le code de l’indigénat. La France a voulu faire de nous des sous-hommes.
Nous ne devons pas nous endormir sur l’oreiller de l’indépendance.
Cinquante ans après l’indépendance, quel bilan faites-vous des relations entre l’Algérie et la France ?
La période faste a été sans aucun doute sous de Gaulle, qui faisait en sorte que les choses avancent. De son côté, Houari Boumédiène en a profité pour décoloniser totalement le pays en remettant en question certains points inscrits dans les accords. Il a nationalisé les banques, les mines, les hydrocarbures… Les premières années de l’Algérie indépendante ont ainsi contribué à l’effacement des séquelles du colonialisme. Cela n’a pas été facile, car cela a provoqué des mécontentements chez les Français. Mais je dois dire qu’il y avait une certaine confiance, en raison notamment de la convergence entre les deux capitales en matière de politique étrangère. De Gaulle était devenu un défenseur du Tiers Monde. N’oublions pas le fameux discours de Phnom Penh dans lequel il demande aux Américains de se retirer du Vietnam. Un jour, un de ses conseillers lui a dit : « Général, quelle leçon pouvons-nous tirer de la guerre d’Algérie ? » De Gaulle a répondu : « Il faut respecter plus petit que soi. » C’était une réponse paternaliste mais qui expliquait son état d’esprit.
Et les relations actuelles ?
Si la France veut avoir des relations normales avec l’Algérie, la première exigence est le respect des Algériens et de leur souveraineté. Sinon, il y aura toujours des malentendus, des incompréhensions et des complications.
Que pensez-vous de l’évolution de l’Algérie depuis son indépendance ?
L’Algérie a lutté pendant huit années, a réussi sa révolution. Mais celle-ci reste inachevée. Car il fallait non seulement arracher l’indépendance, mais aussi organiser une société juste et moderne, et promouvoir les libertés fondamentales. Liberté de conscience, liberté d’opinion, liberté d’expression, justice sociale… Je m’oppose à ceux qui disent que rien n’a été fait, mais il reste encore beaucoup à faire. Nous ne devons pas nous endormir sur l’oreiller de l’indépendance et de la souveraineté. L’indépendance signifie que nous sommes sur la sellette de l’Histoire. Voyez ce qui se passe dans le monde arabe. Il y a eu des dictatures inacceptables, contraires à l’évolution et au progrès. Les Constitutions doivent être respectées au même titre que l’alternance au pouvoir.
Justement, à propos de la conquête des libertés, que vous inspire le Printemps arabe ? La montée islamiste vous inquiète-t-elle ?
Nos voisins auraient intérêt à tirer les leçons de ce qui nous est arrivé. Les portes de la démocratie ont été ouvertes en Algérie en 1991. Mais des forces rétrogrades s’y sont engouffrées. Nous avons été obligés de réagir. Contre vents et marées, nous sommes parvenus à maintenir le caractère moderne de l’Algérie. J’aimerais que nos frères arabes profitent de cette expérience. Ils doivent savoir que la démocratie ne crée pas automatiquement le progrès. Les élections libres sont une chose, mais si le pays, ou l’État, est en crise, comment peut-on les organiser ? Cela peut conduire à une aventure dangereuse. Quant aux islamistes, au nom de quoi se permettent-ils de confisquer une religion ? J’en veux profondément aux partisans du Front islamique du salut (FIS). Ils ont donné raison au général de Gaulle, qui, dans une sorte de « prophétie » datant de 1958, avait annoncé le chaos à l’Algérie indépendante.
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Propos recueillis par Tarek Hafid à Alger
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