Lilian Thuram de A à Z

Un livre pour promouvoir l’égalité, une exposition sur les zoos humains, une tournée dans les écoles… Le champion du monde de football 1998 Lilian Thuram est sur tous les fronts. Entretien avec un footballeur pas comme les autres.

L’auteur de « Mes étoiles noires » le 29 février, à Paris. © Vincent Fournier/J.A.

L’auteur de « Mes étoiles noires » le 29 février, à Paris. © Vincent Fournier/J.A.

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Publié le 15 mars 2012 Lecture : 7 minutes.

Un ancien sportif qui chausse des lunettes, porte un chapeau noir à la Malcolm X et lit Frantz Fanon, on a vite fait de le cataloguer. Et, quand il dénonce le racisme latent d’une société française de plus en plus fermée sur elle-même, de dire que son engagement vire à l’obsession. Intellectuel pour les uns, moralisateur pour les autres, Lilian Thuram ne donne pas de leçons. Mais des clés pour comprendre comment la logique raciste s’infiltre insidieusement dans nos pensées, nos comportements, et que tous, Noirs comme Blancs, sommes victimes de nos propres préjugés, sur les autres, sur nous-mêmes.

Depuis qu’il a quitté les stades, le champion du monde 1998 a créé la fondation Éducation contre le racisme pour mener à bien son combat et fait le tour des écoles de France et de Navarre pour expliquer aux enfants qu’il n’y a pas des Blancs, des Noirs et des Jaunes. Mais une seule espèce, l’Homo sapiens. Après le succès de son ouvrage Mes étoiles noires (éd. Philippe Rey, 2010, voir la couverture ci-dessous), écoulé à 70 000 exemplaires en grand format, le commissaire de l’exposition « Exhibitions », consacrée aux zoos humains au musée du Quai Branly, publie un Manifeste pour l’égalité. Un ouvrage dans lequel il invite des chercheurs et des artistes (Chéri Samba, Odon Vallet, Françoise Vergès, Bruce Clarke, Pascal Boniface…) à s’engager à ses côtés. Rencontre avec celui qui a fait de la lutte contre le racisme un combat quotidien.

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A comme Afrique

« Quand je vais en Afrique, j’ai toujours l’impression de revenir à la maison. Je viens d’Afrique par l’histoire de l’esclavage mais aussi par celle de l’espèce humaine. À ce titre, nous venons tous d’Afrique. J’ai ouvert les pages de mon livre Manifeste pour l’égalité au plasticien sud-africain Bruce Clarke et au Congolais Chéri Samba, car j’aime les artistes qui dénoncent la société dans laquelle nous vivons. Dénoncer, c’est questionner. J’aime également ce que font George Lilanga, Romuald Hazoumé, Bruly Bouabré… ou encore Malick Sidibé. En juin 2011, lors d’un séjour au Mali, je l’ai rencontré chez lui et je me suis fait photographier dans son studio. C’était très émouvant. »

C comme Communautarisme

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« De la même manière que la communauté blanche n’existe pas, je ne crois pas à l’existence d’une communauté ou d’un peuple noir. Appartenir à un peuple, c’est avoir les mêmes coutumes, la même langue, et pas seulement la même couleur de peau. On peut réfléchir au racisme anti-Noirs sans pour autant passer par la notion de communauté noire, car sous ce vocable on suppose que "les Noirs sont tous pareils". En France, on dit qu’il y a des personnes issues de la minorité visible ; ce qui revient à supposer l’existence d’une majorité invisible, les personnes de couleur blanche. C’est le poids de l’Histoire qui veut ça. Mais moi, je ne fais partie d’aucune minorité visible ! »

On ne naît pas noir, on le devient !

E comme « Étoiles noires »

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« Le succès de mon livre Mes étoiles noires montre qu’il y a une attente. La majorité des personnes veut dépasser les problématiques liées à la couleur de peau. Lors de la promotion de ce livre, beaucoup m’ont avoué n’avoir jamais entendu parler de ces savants, explorateurs, pharaons, poètes, militants noirs que je présente. Si nous voulons changer notre manière de voir, il faut que l’on puisse changer notre imaginaire, en le nourrissant de figures qui peuvent faire tomber nos croyances. Je suis très heureux que des enseignants travaillent avec mon livre. Si vous avez la possibilité de découvrir ces personnages à l’école, alors vous allez penser différemment. »

F comme Frantz Fanon

« C’est peut-être la meilleure personne qui parle des problématiques liées à la couleur de peau et qui nous invite à sortir de ces prisons identitaires. Ce n’est pas un hasard : c’était un psychiatre. Son discours sur la manière dont les Antillais perçoivent les Africains est également très intéressant. Ma mère, par exemple, n’avait jamais fait le rapprochement entre le fait qu’il y a des Noirs aux Antilles et l’Afrique. À l’école, on lui avait appris que ses ancêtres étaient les Gaulois. »

I comme Immigration

« L’immigration, c’est l’histoire de l’Homo sapiens. Notre espèce a survécu parce qu’elle a cette capacité à vouloir améliorer son quotidien. Si vous vivez près d’une source d’eau et qu’elle s’assèche, vous allez partir pour en trouver une autre ailleurs. Si nous voulons penser intelligemment l’immigration, ayons une réflexion éclairée de notre planète et du partage des ressources. Je vis dans un pays qui capte une grande partie des ressources mondiales. Si on arrive à capter ces ressources, c’est aussi parce que, politiquement, il y a des situations sur lesquelles on ferme les yeux. »

L comme Lumumba

« Pour moi, cette figure représente l’espoir. Ce qui nourrit notre envie de justice, ce sont les gens qui, dans le passé, se sont élevés contre l’injustice. Patrice Lumumba fait partie de ceux qui ont dénoncé la colonisation et son mode de fonctionnement. »

M comme « Manifeste pour l’égalité »

« Les éditions Autrement m’ont proposé ce projet. C’était l’occasion de questionner la société et d’inviter des personnes comme Tzvetan Todorov, Françoise Héritier, Yves Coppens… Pendant la préparation de ce livre, j’avais l’impression d’être l’Émile de Rousseau, ce garçon qui a des précepteurs qui lui apprennent beaucoup, l’enrichissent et lui permettent d’être plus pointu dans son raisonnement. J’espère que mon livre va aider à nourrir les réflexions des uns et des autres. »

N comme Noir

« On ne naît pas noir, on le devient. Il suffit de regarder les enfants. Tant qu’on ne leur a pas parlé de la couleur de la peau, ils ne savent pas de quelle couleur ils sont. Quand mon fils Kephren était petit, je lui ai demandé s’il était le seul Noir de sa classe. Il m’a répondu : "Mais Papa, je ne suis pas noir !" Je lui ai demandé alors de quelle couleur étaient les autres enfants de sa classe. "Rose, m’a-t-il dit. Et moi, marron." C’est nous adultes qui mettons des couleurs. »

P comme Présence africaine

« C’est l’égyptologue Alain Anselin qui m’a fait découvrir la librairie. J’ai appris à connaître l’histoire de Présence africaine, des intellectuels de l’époque, au fil de mes lectures et de mes discussions avec Mme Diop [veuve du fondateur de Présence africaine, NDLR], qui m’a conseillé certains ouvrages. Cela a été une très belle rencontre dans ma vie. Une rencontre déterminante. J’ai essayé de m’inspirer du travail qui a été fait avant moi par ces hommes et femmes qui se sont battus aux côtés de Présence africaine. »

R comme racisme

« Le racisme, c’est avant tout une construction intellectuelle et politique. Pour expliquer le racisme anti-Noirs, il faut revenir sur le poids de l’esclavage dans nos mémoires. Un poids qui conduit à une victimisation de certains et engendre une culpabilité ou une mauvaise conscience chez d’autres. Ce qui m’intéresse, c’est de donner à comprendre pourquoi il y a des préjugés. Lorsque j’étais joueur de foot, certains supporteurs poussaient des cris de singe. Le racisme le plus dangereux, ce n’est peut-être pas celui-là. Parce qu’il est visible. Mais c’est celui qui est inconscient, émotionnel. Il faut que les personnes victimes de racisme aient les armes intellectuelles pour déconstruire le racisme et y répondre. Quand vous comprenez la logique raciste, vous prenez de la distance et vous savez que c’est le raciste qui a un problème, pas vous ! »

Mme Diop, de Présence africaine, m’a conseillé certains ouvrages. Cela a été une rencontre déterminante dans ma vie.

S comme Sarkozy

« Sarkozy tient des discours qui ne vont pas dans le sens du bien-vivre-ensemble. Il enferme les gens dans leur couleur de peau, leur religion, leur quartier. Petit à petit, la société intègre inconsciemment ces propos et il se crée des clivages là où il n’y en avait pas avant. Un racisme latent s’est banalisé. Il y a quelques années, jamais Claude Guéant n’aurait pu parler de hiérarchisation des civilisations comme il l’a fait dernièrement. Il dit qu’il préfère la situation des femmes françaises. Mais en France, une femme meurt sous les coups de son compagnon tous les trois jours ! C’est une situation acceptable, ça ? »

T comme traite

« On ne m’a jamais parlé de la traite aux Antilles. Quand j’ai découvert cette histoire-là, ça a été un choc. J’ai eu la chance après coup de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une confrontation entre Noirs et Blancs. Mais que c’est un système économique mis en place pour exploiter des hommes. Le mot esclave vient de slavus ("slave", en latin), qui renvoie à des peuples d’Europe centrale. Au moment où se développe la traite, il y a le servage en Europe. Toutes les sociétés ont connu l’esclavage. Certaines, malheureusement, le pratiquent encore aujourd’hui. »

Z comme Zoo

« Il y a une dizaine d’années, j’ai découvert le livre de Pascal Blanchard sur les zoos humains. Ça a été une révélation, car cela m’a permis de comprendre comment le racisme scientifique des XVIIIe et XIXe siècles s’est propagé dans la société. La société d’alors a intégré l’idée selon laquelle il y aurait des sauvages, et donc des non-sauvages : eux-mêmes. On construit sa façon d’être en opposition à ceux qui sont dans l’enclos. Ce qui m’a intéressé, c’est de voir comment s’est mise en place cette manière de voir les autres et de comprendre quel est le discours qui a permis à des familles entières d’aller voir d’autres hommes et femmes enfermés dans des enclos. Quel est ce discours qui vous amène petit à petit à penser que l’autre n’est pas comme vous, qu’il est inférieur ? Si l’on parvient à comprendre les ressorts de ce raisonnement, alors on s’apercevra que l’on est peut-être en train de vivre la même chose aujourd’hui. »

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Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux

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