Tunisie – Béji Caïd Essebsi : « Ce gouvernement, même si ce n’est pas celui que j’aurais choisi, doit réussir »

S’il admet qu’il est trop tôt pour juger l’action de son successeur Hamadi Jebali (Ennahdha), l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi estime que le processus de transition démocratique ne progresse pas assez vite en Tunisie.

Béji Caïd Essebsi : « Les fusions des partis politiques sont une bonne chose ». © Ons Abid pour J.A.

Béji Caïd Essebsi : « Les fusions des partis politiques sont une bonne chose ». © Ons Abid pour J.A.

Publié le 13 mars 2012 Lecture : 7 minutes.

Depuis son départ du gouvernement, le 23 décembre 2011, il jouit toujours d’une grande popularité. À 85 ans, l’ancien Premier ministre du gouvernement provisoire, qui ne se résout pas à la retraite, a repris ses activités d’avocat. S’il n’a pas encore plaidé devant un tribunal, il multiplie les affaires d’arbitrages internationaux, tout en gardant un oeil vigilant sur l’actualité de son pays. Le 26 janvier, il a tiré la sonnette d’alarme, en adressant à l’opinion un message dans lequel il épinglait les institutions de la transition, auxquelles il demandait d’accélérer l’élaboration de la Constitution de la Seconde République et de fixer sans plus tarder la date des prochaines élections.

Fidèle à sa réputation, Béji Caïd Essebsi, qui tient en sainte horreur la langue de bois malgré la réserve à laquelle est tenu tout Premier ministre sortant, ne se prive pas d’asséner ses propres vérités, même s’il s’interdit la moindre critique à l’égard de son successeur.

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Jeune Afrique : Où en est la Tunisie aujourd’hui ?

Béji Caïd Essebsi : Nous sommes en milieu de parcours d’un processus devant nous mener vers une gouvernance démocratique, une transition entre un État hyperautoritaire et un État de libertés. Ce processus a été engagé sous le gouvernement précédent et ne s’achève pas avec la seule organisation d’un scrutin. La Tunisie a réussi sa première mi-temps en se donnant une Constituante, ainsi qu’un gouvernement et un chef de l’État provisoires. Maintenant, il s’agit d’aller au bout : rédiger une Constitution, la faire adopter, organiser des législatives et doter le pays d’un président démocratiquement élu. Or j’ai le sentiment que ces importantes échéances ne constituent pas la priorité de l’heure.

Priorité de l’heure : faire rédiger une Constitution, la faire adopter, et préparer des élections législatives et présidentielle.

Un mois après votre appel à une réactivation de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), son président, Kamel Jendoubi, a rendu public, le 22 février, le rapport de cette institution. Mettez-vous cela sur le compte de votre déclaration ?

Quand bien même ce serait le cas, je n’en tire aucune gloire. Que le président de l’Isie rende public son rapport, cela relève du respect des procédures. En revanche, je sais que les normes internationales en matière d’organisation d’élections générales suggèrent entre six mois et une année de préparation. Nous sommes peut-être encore dans les temps, mais il ne nous en reste pas beaucoup. Je suis bien placé pour en parler, car mon gouvernement avait consacré toute son énergie à la préparation des élections du 23 octobre 2011. Malgré nos efforts, les moyens humains et logistiques mobilisés, nous n’avons recensé que la moitié du corps électoral, soit 4 millions d’électeurs, alors qu’en réalité notre fichier électoral devrait en compter plus de 8,2 millions, diaspora comprise. Nous serions bien inspirés de réactiver rapidement l’Isie pour qu’elle reprenne au plus vite son travail de recensement afin que notre pays puisse enfin disposer d’un fichier électoral conforme à la réalité.

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Quel regard portez-vous sur « la seconde mi-temps » de la transition ?

On ne peut décemment prétendre faire le bilan d’un gouvernement deux mois après son installation. Laissez aux ministres le temps de s’habituer aux couloirs de leurs ministères, au fonctionnement de leurs services et aux difficultés de la gestion quotidienne de l’État avant de les juger.

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Il y a tout de même des inquiétudes, à propos de la liberté de la presse par exemple. Un journaliste a été incarcéré pour avoir publié une photo

Je trouve cela choquant. Il est certain que ce journaliste a pu heurter des sensibilités en publiant une photo de femme dénudée. Nous sommes en Tunisie, pas en Grande-Bretagne, mais ce n’est en aucun cas un crime justifiant une incarcération. C’est d’autant plus révoltant qu’il doit ce traitement à l’application d’un code de l’information rendu caduc par les dispositions prises par mon gouvernement relatives aux droits et devoirs de la presse.

Les propos du prédicateur égyptien Wajdi Ghanim recommandant l’excision pour les jeunes filles ou le rôle central de la mosquée dans la gestion de la cité ont provoqué un tollé…

Les déclarations de ce charlatan sont inacceptables. On ne peut invoquer la liberté d’expression pour défendre une démarche visant à nuire. Je m’abstiens de juger l’action de mon successeur, mais si j’avais été aux affaires, ce monsieur aurait été expulsé manu militari, car ses propos mettent en danger la cohésion nationale. On ne doit pas toucher à ces acquis du peuple tunisien que sont la modernité et le statut de la femme.

Pourquoi vous êtes-vous abstenu de réagir publiquement ?

J’ai estimé qu’il y avait eu suffisamment de réactions au sein de la classe politique et de l’opinion. J’ai pris note de la position du gouvernement, qui a justifié son inaction par l’absence de toute menace sur l’ordre public. Je veux bien, mais enfin…

Depuis votre appel du 26 janvier, la vie politique s’est emballée, avec une succession de fusions de partis…

La démocratie ne consiste pas seulement à organiser des élections, mais aussi à créer les conditions de l’alternance. Si, pour le scrutin de la Constituante, le problème ne se posait pas en termes d’alternance, ce sera le cas dès les prochaines échéances. Ces fusions politiques sont une bonne chose car elles rééquilibrent le rapport des forces et proposent aux électeurs des programmes alternatifs à celui d’Ennahdha.

Je ne veux pas juger mon successeur Hamadi Jebali. Je préfère lui laisser le temps d’apprendre…

Comment avez-vous réagi aux propos du Premier ministre, Hamadi Jebali, qui a affirmé en Arabie saoudite que le jugement de Ben Ali n’était pas une priorité pour la Tunisie ?

Je ne veux pas juger mon successeur. Je préfère lui laisser le temps d’apprendre…

Comment l’opinion peut-elle réagir à ces propos ?

Je crois qu’elle apprécie modérément. Le peuple tunisien est en droit de juger ceux qui ont fauté. Le fait qu’il se soit enfui ne dédouane pas l’ancien président des crimes politiques et économiques qu’il a commis.

Certaines voix s’élèvent pour que la justice s’empare des affaires d’atteintes aux droits de l’homme durant les années Bourguiba…

Je ne veux pas en parler, puisque certains m’ont mis en cause pour avoir été ministre de l’Intérieur de Habib Bourguiba. C’était il y a près d’un demi-siècle. En droit, on parle de prescription. Il me semble inutile de ressasser de vieilles affaires qui n’aident pas à avancer. Que mon nom soit cité ou non, je crois que c’est un combat d’arrière-garde, complètement inopportun, à moins que l’on veuille détourner l’attention.

Détourner l’attention de quoi ?

Des priorités de l’heure : consolider la démocratie à travers des institutions élues grâce à un fichier électoral digne de ce nom. Ces manoeuvres sont vouées à l’échec, car j’ai foi dans les traditions ancestrales du pays. Il y a trois mille ans, Carthage avait son gouvernement et son Sénat. La Tunisie a été le premier pays arabe à s’être doté d’une Constitution, il n’y a aucune raison pour qu’elle rate son virage démocratique. Ce gouvernement, même si ce n’est pas le mien ni celui que j’aurais choisi, doit réussir.

Une vigilance qu’entretient sans doute la montée du péril salafiste…

Pour le moment, il ne s’agit que d’écarts verbaux accompagnés, dans certains cas, de violence morale ou physique. Mais les propos du gouvernement sont pour le moins ambigus. L’État doit combattre tout phénomène générateur de violence et tout mouvement qui veut imposer son point de vue par la force. La taille et la situation économique de la Tunisie lui imposent d’être un pays ouvert sur le monde extérieur. Cette ouverture n’est pas un choix stratégique, mais une condition sine qua non. Je comprends qu’un gouvernement réputé « religieux » puisse susciter de la méfiance chez les partenaires et les bailleurs de fonds.

Ce gouvernement est notamment contesté par la puissante centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui a organisé une grande marche le 25 février à Tunis.

Le rôle de l’UGTT a été, est et restera capital. On ne peut gouverner sans – et, a fortiori, contre – une organisation aussi importante.

Soutenez-vous la démarche de l’UGTT, qui, s’estimant victime d’un complot d’Ennahdha, exige le départ du gouvernement ?

Je ne dispose pas de tous les éléments pour me prononcer. Il reste que les arguments de l’UGTT, cible d’attaques coordonnées émanant de gens proches d’Ennahdha, sont pour le moins troublants.

Parmi vos récents visiteurs du soir, on évoque Abdelfattah Mourou, cofondateur puis dissident d’Ennahdha…

Je vous arrête tout de suite, car Abdelfattah Mourou est un ami de longue date doublé d’une éminente personnalité politique nationale. Et c’est à ce double titre que l’on s’est vus. Je ne crois pas vous devoir un commentaire à propos d’une rencontre amicale de concertation.

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Propos recueillis à Tunis par Cherif Ouazani

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