L’histoire extraordinaire de Harry, esclave de George Washington
Dans son dernier livre, l’économiste français Thierry Paulais retrace le parcours d’un esclave ayant vécu à la fin du XVIIIe siècle. Un destin extraordinaire, à l’heure de la guerre d’indépendance américaine et des premiers débats sur l’abolition de la traite.
« Harry Washington » est né dans les années 1740 en Afrique de l’Ouest, probablement dans la région de la rivière Gambie. On suppose qu’il a été capturé au début de la décennie 1760 pour être vendu comme esclave et envoyé en Amérique. On croit savoir qu’il a été embarqué sur un navire anglais qui l’aurait, peut-être, emmené directement à Alexandria, sur la rivière Potomac. Ce qui fait de « Harry » un « saltwater slave », c’est-à-dire un esclave transporté directement d’Afrique en Amérique, par opposition à ceux, très nombreux, que les négriers déposaient d’abord dans les « îles à sucre » des Caraïbes avant de les revendre à des propriétaires du continent.
« Essai biographique »
L’un des seuls faits que les documents historiques permettent de confirmer avec certitude, c’est qu’en 1763, « Harry » a été racheté à des planteurs du Potomac par l’un de leurs voisins, lui-même exploitant de terres agricoles et propriétaire d’esclaves, dont le nom était appelé à passer à la postérité : George Washington, le premier président (de 1789 à 1797) et l’un des mythiques pères fondateurs des États-Unis d’Amérique.
C’est pour cette raison que le héros du livre de Thierry Paulais porte le nom de « Washington », qui n’est évidemment pas plus son patronyme de naissance que « Harry » n’était son prénom africain. Passionné par le parcours hors normes du personnage, l’auteur du livre explique clairement avoir voulu écrire ce qu’il qualifie d’« essai biographique ». Impossible, en effet, de rédiger une biographie complète, faute de sources historiques fiables. De la vie de « Harry », on connaît tout de même les principaux épisodes, qui correspondent à une période historique particulièrement riche et agitée.
« Harry » a donc été capturé en Sénégambie, il a traversé l’Atlantique, a été vendu et revendu comme esclave, a travaillé dans des plantations. Il s’est échappé, plusieurs fois, a été repris, puis s’est engagé aux côtés des Anglais – qui promettaient la liberté aux esclaves rejoignant leurs rangs – lors de la guerre d’indépendance américaine. Devenu un homme libre, « Harry » a été mis à l’abri avec une partie de ses compagnons « Black Loyalists » en Nouvelle-Écosse, près du Canada, avant de faire partie des « colons » renvoyés en Afrique afin d’y contribuer à la création d’un nouvel État indépendant et libre soutenu par plusieurs groupes abolitionnistes britanniques : la Sierra Leone. Et d’être, finalement, trahi par ces « alliés » britanniques, mais c’est une autre histoire déjà racontée par Thierry Paulais dans son précédent livre.
La notion de Monde atlantique
Faute de pouvoir vraiment suivre son personnage à la trace, l’auteur décrit avec soin et précision le contexte historique dans lequel celui-ci a été plongé, détaillant comment les contraintes de la marine à voile influaient sur la route des bateaux pratiquant la traite et l’horreur absolue des traversées de l’océan, décryptant le jeu mené par les différentes puissances européennes mais aussi par les corsaires et pirates qui pullulaient entre Afrique et en Amérique.
L’idée est d’évoquer la dimension culturelle des rapports entre les deux rives
Plutôt que de parler de « traite » ou de « commerce triangulaire », Thierry Paulais insiste sur la notion de « Monde atlantique », qu’il juge particulièrement éclairante pour comprendre le contexte, même si elle reste mal connue en Europe. « C’est une idée née aux États-Unis et qui a un lien avec la mondialisation, explique-t-il. C’est très présent par exemple dans les écrits de W.E.B. Du Bois, et particulièrement dans The Souls of Black Folk (1903), l’idée étant d’évoquer la dimension culturelle des rapports entre les deux rives atlantiques. Ça rejoint aussi le concept de ‘double consciousness’, c’est-à-dire le fait que les Africains-Américains ont le sentiment d’être partagés entre deux cultures, ce qui fait d’eux une population spécifique, dont l’héritage est différent, par exemple, de celui des habitants de la Caraïbe. On peut aussi faire le lien avec le courant plus récent de ce que l’on appelle l’afro-pessimisme, qui arrive malheureusement à la conclusion que ce passé est si lourd qu’on n’en sortira jamais. »
Le récit du parcours de « Harry », qui coïncide historiquement avec les premiers débats sur l’abolition de l’esclavage, en Europe, ainsi qu’avec la Révolution française et l’émergence du concept de droits de l’homme, met aussi crûment en lumière le cynisme des Européens et des Américains. Les Anglais promettent la liberté aux esclaves qui combattent à leurs côtés, certes, mais c’est avant tout parce qu’ils ont désespérément besoin d’hommes et que cela fragilise l’économie de leurs colonies rebelles du Nouveau monde. Les Américains, eux, se soulèvent au nom de la liberté et ont bien conscience du paradoxe entre les principes qu’ils revendiquent et la pratique de l’esclavage ; mais lorsque l’idée de l’abolir est abordée, elle est repoussée à une écrasante majorité.
« Les Américains ont envisagé d’offrir la liberté à certains esclaves, développe Thierry Paulais, mais d’un autre côté l’idée même de ‘noirs libres’ les effrayait. C’était un mauvais exemple pour les esclaves, il y avait la crainte du métissage, sur lequel Jefferson a écrit des choses très violentes. Fondamentalement, dès sa capture, un esclave n’était plus une personne mais un bien, un investissement, et il fallait protéger son investissement. Les esclavagistes n’avaient aucun doute sur cela, ils étaient vraiment convaincus de leur bon droit. »
George Washington, un affairiste cynique
Le grand écart était tel avec les idéaux portés par les esprits les plus éclairés de l’époque qu’il a inspiré au général français La Fayette, venu combattre aux côtés des rebelles américains, une formule désabusée et peu connue : « Je n’aurais jamais tiré mon épée pour la cause de l’Amérique si j’avais su que, ce faisant, je fondais un pays d’esclavage. »
Le livre de Thierry Paulais est d’ailleurs très sévère envers les pères fondateurs des États-Unis, et logiquement avec le premier d’entre eux, le propriétaire de « Harry », George Washington. « Personnellement je pense que c’était plutôt un sale type, résume l’auteur. Il était cynique, affairiste, radin… Mais curieusement, aux États-Unis, ce n’est pas vraiment évoqué. Bien sûr les gens savent qu’il avait des esclaves, mais on évite d’en parler. Je ne crois même pas que le mouvement Black Lives Matter ait jamais proposé de déboulonner ses statues, de changer le nom de la capitale… Washington reste globalement intouchable. »
L’autre Washington, « Harry », a échappé à son sort d’esclave mais son destin n’en a pas été heureux pour autant. L’époque ne le permettait pas. Même après son retour en Afrique, il a continué à porter le nom de famille hérité de son ancien maître et, pour Thierry Paulais, cela résume assez bien les traces profondes qu’a laissées dans la culture américaine la période de l’esclavage : « C’est aussi pour cela que ces questions restent aussi présentes dans l’esprit des Africains-Américains. Ils savent qu’aujourd’hui encore ils portent le nom des esclavagistes qui exploitaient leurs ancêtres. C’était tout le sens de la décision de Malcolm Little lorsqu’il s’est rebaptisé « Malcolm X ». C’est une sorte de stigmate qui perdure plusieurs siècles après et on ne voit pas comment en sortir. Certains pensaient que cette histoire passerait, si l’on peut dire, avec le temps… On se rend compte aujourd’hui que ce n’est pas le cas. »
Harry Washington et le Monde atlantique – L’extraordinaire histoire d’un esclave de George Washington, de Thierry Paulais, Le Cavalier éditions, 2023
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