Lettre ouverte d’un Tunisien à ses « frères subsahariens »

Dans une lettre ouverte, l’universitaire tunisien Skander Ounaies exhorte les Subsahariens, notamment ses étudiants, à ne pas condamner l’ensemble du peuple tunisien à cause des agissements irresponsables et méprisables d’une minorité.

Des ressortissants ivoiriens sur le départ devant leur ambassade, à Tunis, le 7 mars 2023. © Yassine Gaidi/Anadolu Agency via AFP

Skander Ounaies © DR
  • Skander Ounaies

    Professeur à l’université de Carthage. Ancien économiste au Fonds souverain du Koweït (KIA)

Publié le 10 mars 2023 Lecture : 4 minutes.

J’adresse cette lettre à nos frères africains, et surtout à mes étudiants, anciens et actuels : Destin, du Congo-Brazzaville, Yvans, du Gabon, Louise, du Togo, Carole et Steve du Cameroun, Arfina et Mohamed, des Îles Comores, Elyse du Bénin et à tous les autres, pardon pour l’oubli des noms.

Vous n’imaginez pas la honte et la rage que nous avons ressenties, nous, Tunisiens fiers et vrais patriotes, face aux moments de détresse vécus par nos frères africains à cause du comportement lâche et scandaleux d’une frange infime du peuple tunisien, comportement que nous condamnons dans les termes les plus durs et les plus explicites, et qui ne reflète pas la vraie nature du peuple tunisien.

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Biberonnés à la haine de l’Autre

Hélas, cette frange infime non éduquée existe, et elle a été biberonnée à l’ignorance, au rejet et à la haine de l’Autre, sans qu’il soit nécessairement d’un autre pays : il suffit qu’il soit d’une autre région ! N’appelle-t-on pas les habitants du Nord-Ouest, supposé défavorisé, « les 08 », en référence à leur indicatif téléphonique régional ? Si ce n’est pas du racisme latent, de quoi cela est-il donc le nom ?

Ce comportement « bête et méchant », pour reprendre le sous-titre du journal Hara-Kiri de nos années d’étudiants en France, n’est pas nouveau. En effet, il y a déjà cinq ans, je présentais, dans un article publié par Jeune Afrique, une réflexion sur la « haine » dans notre pays : « On observe donc, depuis un certain temps, des mouvements sociaux, relatifs à la haine de l’entreprise, de l’éducation publique, de la justice et des magistrats, du travail, que beaucoup considèrent comme “stérile” au sens physiocratique du terme, c’est-à-dire non reproductif. Enfin, pour finir, et en plus dangereux, la haine de l’État, que beaucoup considèrent comme totalement absent de leurs problèmes quotidiens, surtout dans les régions dites défavorisées. »

Vous constaterez que le texte est, hélas, toujours d’actualité. Cette haine cultivée par une certaine frange du peuple tunisien résulte, à mon sens, d’une éducation familiale et scolaire défaillante, les jeunes ayant été « élevés » dans la haine et le rejet de toute altérité ! Cette frange qui n’a aucune culture économique –  ni culture tout court –, qui ne comprend rien à la marche du monde, qui ne saisit pas les enjeux auxquels fait face le pays, qui se nourrit de la haine de l’Occident, mais en rêvant en douce d’y vivre, croit fortement à l’histoire de « la Belle au bois dormant » ou, pour faire local, à l’histoire d’« Ommi Sissi », qu’on lui raconte à chaque nouvelle « élection ». Ainsi, c’est principalement elle qui a massivement voté, en 2011, pour le parti des « gens qui craignent Dieu » (sic), et on a vu que ces gens étaient plutôt copains avec… le diable ! Le comportement aveuglément moutonnier et méprisable de cette frange minoritaire ne doit pas masquer le caractère ouvert sur le monde de l’ensemble du peuple tunisien, et surtout de ses élites.

Débat occulté

Ce même peuple qui a accueilli, en 2012, près de 650 000 réfugiés en provenance de Libye, alors même que son propre sort lui paraissait incertain en raison de la « révolution » de janvier 2011. Pour rappel, le président Bourguiba était très proche des présidents Léopold Sédar Senghor, du Sénégal, Félix Houphouët-Boigny (dit « le Vieux »), de Côte d’Ivoire et, à un degré moindre, de Mobutu Sese Seko, du Zaïre (aujourd’hui la RDC).

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De plus, la Tunisie est un des membres fondateurs de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), en 1963 : c’est dire si nous nous sommes tournés vers nos frères africains dès le début de notre indépendance, et même avant. Enfin, pour reprendre des souvenirs de jeunesse touchant à l’Afrique, mes regrettés parents n’ont pas raté, en 1969, la venue à Carthage de la diva Miriam Makeba (surnommée « Mama Africa »). Mon père étant un diplomate cultivé, toute la semaine, chez nous, il n’avait été question que de l’Afrique du Sud, de l’apartheid, de Nelson Mandela, et de la Rhodésie (actuel Zimbabwe), avec les leaders  indépendantistes Robert Mugabe et le colosse Joshua Nkomo : ce sont des explications qui marquent la vie d’un gamin !

Pour conclure, comme l’ont si bien écrit le 3 mars 2023 la militante antiraciste Saadia Mosbah et l’écrivaine et psychiatre Fatma Bouvet de la Maisonneuve dans un quotidien français, « la question très taboue du racisme en Tunisie n’a jamais fait l’objet d’un débat national ». Tant que ce débat sera occulté, il y aura d’autres incompréhensions et d’autres drames. Pour dépasser de manière intelligente cette « peur » qui n’a pas lieu d’être, apprenons à nos enfants que nous, Tunisiens, sommes un peuple chargé d’histoire, africaine, berbère, arabe, comme un kaléidoscope charge la lumière : il brille tout simplement de toutes… ses couleurs. C’est pour cela qu’il est fascinant.

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Je voudrais clore cette lettre en demandant à nos frères africains de ne pas condamner l’ensemble du peuple tunisien pour les agissements irresponsables et méprisables d’une infime partie de notre peuple : c’est ce genre de tragédie qui renforce l’amitié et le respect des nations entre elles.

Avec toute ma considération.

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