Au Maroc, l’œuvre bien vivante de la photographe Leïla Alaoui
« Ma fille s’est battue jusqu’à son dernier jour contre les inégalités », confie Christine Alaoui, la mère de la photographe assassinée en 2016 à Ouagadougou. Une fondation perpétue sa mémoire et continue de promouvoir son riche travail.
Le 15 janvier 2016, Leïla Alaoui effectue une mission sur les droits des femmes au Burkina Faso pour Amnesty international. La photographe et vidéaste franco-marocaine est l’une des victimes d’une attaque terroriste à Ouagadougou. Elle meurt trois jours plus tard des suites de ses blessures. Pour perpétuer son travail et ses combats, Christine Alaoui, sa mère, a créé la Fondation Leïla Alaoui, avec pour mission de promouvoir l’engagement artistique pour défendre la dignité humaine.
Entre art et documentaire, les photos et vidéos de Leïla Alaoui mettent en évidence les réalités sociales du Maroc et de l’Afrique dans son ensemble. La jeune artiste explorait la construction d’identité, les diversités culturelles et la migration dans l’espace méditerranéen. Ses œuvres, déjà mondialement reconnues avant son décès, éclairent toujours l’actualité et la Fondation Leïla Alaoui porte leur lumière à travers des expositions qui perpétuent ses combats. Nous avons interrogé Christine Alaoui, elle-même artiste, et mère qui se bat pour la mémoire de sa fille.
Jeune Afrique : Quand a été créée la Fondation Leïla Alaoui ?
Christine Alaoui : Immédiatement après le décès de Leïla, à la demande de Sa Majesté Mohammed VI qui a été d’un soutien exemplaire pendant cette terrible tragédie. Grâce à l’existence de cette Fondation, nous avons dû continuer rapidement à faire vivre l’œuvre de Leïla et cela nous a permis de ne pas sombrer dans le désespoir. Mes enfants, mon époux et moi-même avons puisé l’énergie nécessaire pour poursuivre le combat de Leïla.
Elle a toujours été en avance sur son temps
Quelles sont les missions de la Fondation ?
Nous archivons et conservons l’œuvre de Leïla afin de la promouvoir et de la divulguer par le biais d’articles et de nombreuses expositions à travers le monde. Cette œuvre est énorme pour une artiste disparue prématurément car Leïla a travaillé sans relâche et beaucoup de ses travaux n’ont pas encore été montrés. La tâche a été confiée à une historienne de l’art en Suisse, Lara Milosevic, qui y a passé plus de deux ans et elle n’est pas encore terminée ! La fondation au Maroc a le statut d’association à but non lucratif. Nous avons également une association Leïla Alaoui en France.
Une fresque monumentale représente Leïla Alaoui à Tanger, un centre interculturel dans la ville de Fontvieille (commune française des Bouches-du-Rhône) et une salle de cinéma à l’institut culturel français de Marrakech portent son nom. Pensez-vous que les combats de Leïla Alaoui sont plus d’actualité que jamais ?
Effectivement, Leïla a été beaucoup célébrée. Il y a aussi une rue à Rouen, une salle dans la mairie du 4ème arrondissement de Paris, un mur à Ouagadougou et il est question de lui dédier un square à Avignon… Elle s’est révoltée contre l’injustice dès son plus jeune âge. Elle n’admettait pas que d’autres Marocains ne puissent pas voyager aussi librement qu’elle et qu’ils doivent prendre d’énormes risques pour traverser ce petit détroit de Gibraltar… J’ai retrouvé dans ses archives des articles datant de plus de 20 ans sur la montée de l’intégrisme et les problèmes migratoires ! Elle a toujours été en avance sur son temps. Elle avait un profond respect de l’autre, défavorisé par rapport à elle qui avait été élevée dans un cocon. Un de ses premiers projets universitaires aux États-Unis s’intitulait « The other ». Oui, son travail est plus d’actualité que jamais et surtout sa dernière série inachevée « l’Île du diable ».
Porter un regard humain sur l’autre, peu importe sa différence, c’est ce qui a guidé toute son œuvre…
Leïla s’est battue jusqu’à son dernier jour contre les inégalités envers les femmes, les enfants malades, les gens ignorés des campagnes, les réfugiés. Elle avait prévu de se rendre dans la jungle de Calais après Ouagadougou. Elle passait beaucoup de temps avec toutes ces communautés sans s’en vanter et sans en parler pour ne pas nous inquiéter. Un jour, un Subsaharien est venu me voir et m’a dit que Leïla avait vécu dans la forêt près de Tanger où les gens se cachaient et qu’elle avait mangé les racines avec eux, leur seule alimentation. Elle montait avec eux sur les barques de fortune et forçait leur respect. Rien ne lui était jamais arrivé car elle aimait les autres, les respectait vraiment et ils le sentaient. Je pense que si Leïla avait pu parler au terroriste qui l’a assassinée, elle l’aurait convaincu de lâcher son arme. C’est la raison pour laquelle ma fille Yasmina a écrit ce texte incroyable, « Je te pardonne ».
Vous êtes vous-même photographe. Quelle influence avez-vous eu sur votre fille ?
Mon influence sur Leïla n’est peut-être pas là où on s’y attend. J’ai été victime d’humiliations car je venais d’un milieu modeste et j’évoluais dans un monde qui n’était pas le mien. Leïla en était très consciente et je pense que cela a guidé son œuvre, davantage que le fait que je sois photographe. Leïla ne se sentait pas vraiment photographe, c’était une anthropologue de l’image qui se servait de son appareil pour défendre des causes qui lui tenaient à cœur. D’ailleurs, elle s’éloignait de plus en plus de la photographie et se dirigeait vers la vidéo. Elle aurait fini par faire un documentaire, ou même de la fiction.
Quels sont les projets de la Fondation ?
De nombreuses expositions sont organisées par la galerie internationale d’art contemporain Galleria Continua, qui représente Leïla. Surtout, la création dans trois ans d’un lieu en Provence à Fontvieille, près d’Arles, ville où ont lieu les rencontres de la photographie, auxquelles Leïla participait chaque année. Ce lieu comportera un espace dédié à la photographie méditerranéenne avec des expositions d’artistes en résidence, des expositions de Leïla et de toutes ses archives, une salle dédiée aux ateliers de photographie pour les plus défavorisés et de nombreuses autres activités. Cette espace deviendra le Centre Interculturel Leïla Alaoui. Nous espérons aussi ouvrir un centre équivalent à Marrakech, la ville où Leïla a été élevée. Nous sommes en discussion actuellement avec les autorités concernant un lieu un peu en dehors de Marrakech, sur la route de l’Ourika.
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