Maroc : génération 20 février
Il y a un an, des milliers de jeunes Marocains battaient le pavé aux cris de « liberté, dignité, justice sociale ». Depuis, le nombre de fidèles au Mouvement du 20 février a décru, mais leurs slogans sont restés dans tous les esprits.
Une journée en avance sur la date anniversaire du mouvement de contestation marocain, les militants du 20 février se sont donné rendez-vous le 19 février pour un sit-in symbolique. À Casablanca, la « place des pigeons » offre un paysage baroque : quelques tentes de manifestants cohabitent avec les étals à la sauvette de vendeurs de pépites, de maquilleuses au henné. La foule des débuts a fait place à un rassemblement modeste de quelques centaines de personnes. La sono relaie les slogans rageurs du « 20 », pot-pourri visant tant Shakira que la corruption, la Constitution et le Makhzen. Mais le coeur n’y est plus. Pour leurs quelques (tout juste une dizaine) contempteurs installés de l’autre côté du boulevard Hassan-II, estampillés « jeunesse royaliste », les marcheurs du dimanche sont de dangereux nihilistes. « La djaj, la bibi, al malik houwa hbibi ! » (littéralement : ni poulet ni dindon, le roi est mon chéri !), répète une opposante aux opposants, drapée dans l’emblème national. Rangés du côté de la préfecture, ces contre-manifestants provoquent ouvertement le sit-in. Le rappeur pro-20 février El Haqed, sorti de prison depuis quelques semaines, leur lance un dernier bras d’honneur avant d’enfourcher son scooter. Des policiers en uniforme, mais également en civil, maintiennent un équilibre inégal entre les deux camps. La tentation est grande de réduire le Maroc à ces deux expressions politiques. En réalité, une majorité reste indifférente à l’égard de ces batailles de rue et de slogans, bien éloignées de sa réalité quotidienne. « Le mouvement n’a pas réussi à capitaliser sur l’adhésion des premières manifestations et s’est enfermé dans un discours protestataire », regrette l’homme d’affaires Karim Tazi, l’un des soutiens de la première heure du 20 février.
"Hittiste"
À quelques kilomètres de là, dans le nord-est de la capitale économique du royaume, s’étend le quartier de Sidi Moumen. Ayoub, 21 ans, est adossé au mur de la mosquée du quartier, faite de brique et de tôle, comme toutes les autres baraques du bidonville. Ayoub est un hittiste [terme algérien désignant les jeunes chômeurs qui squattent un mur, NDLR], mais à mi-temps seulement. Après un passage difficile au lycée, il a rejoint une formation en mécanique il y a cinq mois. « Je n’ai jamais été très doué pour les études, que ce soit les mathématiques ou le français », reconnaît-il. Un père conducteur de semi-remorque, une mère au foyer, des soeurs mariées, dont une émigrée en Italie. Dans ce quartier rendu subitement célèbre en mai 2003 par les kamikazes, les vies se ressemblent.
Des formules rageuses visant tant Shakira que la corruption, la Constitution et le Mkhzen. Mais le coeur n’y est plus.
Ayoub a vaguement entendu parler du Mouvement du 20 février mais ne sait rien de ses revendications. Il a bien voté aux élections législatives, en novembre 2011, pour le candidat d’un petit parti. « C’est un gars de notre quartier. Il règle nos problèmes administratifs : la carte d’identité, un certificat de résidence. On le connaît. Il nous aide. » Le candidat n’a pas été élu, et, pour faire court, rien n’a vraiment changé dans le quotidien d’Ayoub. La politique ne l’intéresse pas, la religion non plus. L’objectif immédiat, seul horizon de ses espérances, est le travail. Physique, difficile, mais, dit-il, le regard dur et résigné : « Rien ne vient sans peine. Les voleurs sont partout. Moi, je crois qu’il est encore possible de gagner sa vie honnêtement. » Comme dans n’importe quel quartier pauvre du Tiers Monde, les enfants de Sidi Moumen jouent au foot. Un terrain vague pour territoire, quelques pierres pour marquer les cages et des chaussettes sous les sandales en plastique pour courir.
Insécurité
Changement de décor dans ce café des quartiers chic. Ici, des mamans se retrouvent entre copines. Lunettes de soleil signées, poussettes dernier cri orientées en contre-jour, la trentaine triomphante. On pourrait se croire à Nice ou à Deauville. Tout le monde parle français, et les motifs de discussion sont universels : avantages comparés des nounous philippines ou sénégalaises, dernier film à la mode, projets de vacances. Mais le sujet qui tient le haut du pavé, celui qui fait l’unanimité, est le sentiment grandissant d’insécurité. « Je n’ose plus téléphoner dans la rue. Autour de moi, il y a une victime de vol avec violences par semaine. On ne se sent plus en sécurité », s’indigne cette cliente. Samedi 18 février, en fin d’après-midi, le match opposant le club casablancais du Raja à l’équipe des Forces armées royales a tourné à l’avantage des premiers. En dépit de la nette victoire de leur club (3-1), quelques centaines de jeunes casseurs casablancais ont tout saccagé sur leur passage. Motos calcinées, devantures et vitres de voitures copieusement caillassées, vols en bande et violence gratuite.
Le problème d’une grande partie de la bourgeoisie, c’est qu’elle a perdu tout conscience sociale.
Karim Tazi, Homme d’affaire
Un témoin raconte : « Nous marchions tranquillement avec deux amies quand un groupe d’adolescents âgés de 14 à 19 ans nous ont encerclés avant de nous dépouiller de tout, téléphones, lunettes, argent. Je me sentais totalement impuissant. Ils ont disparu aussi vite. La police en a arrêté deux, des mineurs. » Ce genre d’histoires n’entretient pas seulement la méfiance vis-à-vis des « classes dangereuses » dans les discussions de comptoir. Dans les conversations apparaît inconsciemment une pressante demande d’ordre.
Taza en colère
Le 4 janvier, au lendemain de la nomination du gouvernement islamiste par le roi Mohammed VI, une explosion de violences urbaines fait émerger Taza, une ville oubliée des médias. Cité du Maroc historique, ce chef-lieu de province est propulsé emblème du Maroc d’en bas. La réponse musclée des forces de l’ordre n’a pas calmé la colère des jeunes, enclenchant une spirale de violence à la fois sporadique et incontrôlable. D’un côté, cocktails Molotov, guérilla de rue, des dizaines de policiers blessés. De l’autre, des arrestations massives, des procès rapides et beaucoup de dégâts lors des perquisitions. Même le jovial chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, est monté au créneau pour défendre un retour de l’ordre. Faisant front commun sous la coupole du Parlement, le ministre de l’Intérieur, Mohand Laenser, et celui de la Justice, Mostafa Ramid, défendent l’intervention de la police et des forces auxiliaires. Pourtant, au sein même du Parti de la justice et du développement (PJD), des voix dissonantes se font entendre. Tête de liste des jeunes islamistes lors des législatives du 25 novembre dernier, Khalid El Boukarai est député. Ce Tazi s’est rendu sur les lieux pour tenter de comprendre la colère de ses électeurs. « Ce que j’ai vu m’a profondément choqué, explique-t-il. L’intervention de la police a été outrageusement violente. Par les coups et les mots utilisés. Il y a une colère sociale à laquelle nous ne pouvons répondre par la seule répression. Taza est représentatif d’un Maroc qui ne va pas bien. Pas d’industries, pas d’emplois, quelques familles contrôlent le tissu économique. J’ai rencontré des ouvrières qui travaillent dix à douze heures par jour pour des salaires mensuels de 600 à 800 dirhams [53 à 71 euros]. Une misère ! »
Loin des problèmes de Taza, dans un des clubs branchés de Casa où la jeunesse vient brûler son indolence. Ici, tout se paie cash. Tables, bouteilles de vodka, jeunes filles. La bourgeoisie affiche son bling-bling sans le moindre complexe. Un peu pour le plaisir de snober la table d’à côté, un peu pour montrer qu’on ne vit pas coupé de son environnement immédiat, intoxiqué par les chaînes du PAF, une poignée de jeunes hommes débat et compare les situations des différents pays du Printemps arabe. L’exception marocaine est réaffirmée, détaillée, autant pour se rassurer que par sincère conviction. Fayçal, 30 ans, médecin, se permet une petite pique : « Si Hassan II avait été encore vivant en janvier 2011, tout aurait pu déraper. Finalement, ce qui nous a sauvés, c’est d’avoir vécu un changement de règne une décennie auparavant. »
Pour cette jeunesse qui n’a connu adulte que le roi Mohammed VI, les années de plomb semblent bien loin. Ils en sont sûrs : le Maroc qui bouge, c’est eux. « Le problème d’une grande partie de cette bourgeoisie, c’est qu’elle a perdu toute conscience sociale. C’est une classe jouisseuse et sans complexes », explique Karim Tazi. Né au sein de la classe moyenne, le Mouvement du 20 février visait un idéal commun. Mais il a vite cédé le pas aux revendications catégorielles et aux rivalités antérieures.
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