France : la face noire de la Seconde Guerre mondiale
Grâce à un remarquable travail de recherche, l’historien Julien Fargettas retrace le quotidien des troupes coloniales engagées pendant la Seconde Guerre mondiale. Il lève ainsi le voile sur un aspect peu connu de la vie des soldats recrutés essentiellement en Afrique francophone. Passionnant.
« C’est nous les Africains / Qui revenons de loin / Nous venons des colonies / Pour sauver la Patrie. » Le Chant des Africains, entonné par les troupes coloniales d’Afrique subsaharienne lors de la Seconde Guerre mondiale, est entré dans la culture populaire sur le continent et dans l’Hexagone. Aujourd’hui, plus personne ne conteste l’apport considérable des troupes coloniales lors du conflit de 1939-1945, et l’État français leur a rendu hommage à plusieurs reprises. Mais que sait-on vraiment du quotidien des tirailleurs sénégalais, improprement qualifiés ainsi alors qu’ils étaient en fait recrutés sur l’ensemble du territoire de l’empire colonial ? Comment étaient-ils perçus et représentés par leurs compagnons de combat français et par leurs ennemis allemands ? Que mangeaient-ils, comment s’habillaient-ils, comment se battaient-ils et quelles étaient leurs conditions de captivité ?
Les Tirailleurs sénégalais. les soldats noirs entre légende et réalité, 1939-1945, de Julien Fargettas, Tallandier, 384 pages, 21,90 euros.
Dans Les Tirailleurs sénégalais, Julien Fargettas (37 ans) entreprend de nous plonger dans le quotidien de la « force noire ». Grâce à un remarquable travail de recherche dans les archives, qui lui a permis d’exhumer correspondances, témoignages, rapports militaires officiels, il lève le voile sur un aspect de la guerre peu étudié dans les manuels d’histoire : la vie au jour le jour de ces soldats méconnus. « Tous ces aspects peuvent paraître anecdotiques. Ils font néanmoins partie intégrante de l’histoire des tirailleurs sénégalais de la Seconde Guerre mondiale, au moins autant que leurs faits d’armes. Cette histoire est comme nos mémoires, pleine de trous, de non-dits, de zones d’ombre et de surprises », explique-t-il. Plutôt que d’écrire sur la grande Histoire, les enjeux politiques ou le destin des officiers envoyés au front, le jeune historien a fait le choix original de replacer le soldat africain dans le contexte particulier de la guerre et de voir le monde à travers lui. Pour cela, il a travaillé pendant près de dix ans, a sillonné le Sénégal, le Niger, la Mauritanie et le Burkina, pour recueillir des témoignages et livrer une vision prosaïque et pourtant profonde du destin de ces hommes.
Tirailleurs appartenant à une unité de la France libre lors de la campagne de Syrie contre les forces vichystes en 1941
© Collection Eric Dero
Manger, s’habiller, se divertir
Julien Fargettas l’explique d’emblée : la « force noire » sert le drapeau bleu-blanc-rouge différemment de ses frères d’armes européens ou même maghrébins. Ces soldats-sujets, et non citoyens, portent par exemple un vêtement particulier constitué d’un pantalon-culotte et de la fameuse chéchia rouge, rendue célèbre par la publicité Banania. Au début du conflit, les soldats noirs voient dans cette tenue un motif de fierté. « À la fin de la guerre, ils assimilent chéchia et ceinture écarlate à des signes d’infériorité et veulent être habillés comme les autres. À travers le vêtement, on voit émerger une volonté d’égalité. » L’alimentation est aussi un sujet central. Les tirailleurs sont nourris convenablement ou, en tout cas, mieux que dans leurs villages d’origine. Les difficultés d’approvisionnement ou les baisses de ration sont à l’origine de terribles soulèvements dans les troupes. Le manuel à l’usage des officiers appelés à commander les indigènes insiste sur ce point et recommande par exemple la distribution de noix de kola, à laquelle de nombreuses sociétés traditionnelles reconnaissent des pouvoirs quasi magiques. Soucieuse du bon moral de ses troupes, l’autorité militaire organise des fêtes, avec danses et chants traditionnels. « Le commandement mêlait à la fois bienveillance, paternalisme et une certaine méfiance à l’égard des colonisés », ajoute Julien Fargettas.
Un grand capital sympathie
On a coutume de parler du racisme ou des brimades dont les tirailleurs sont l’objet, mais l’on évoque moins le capital sympathie dont ils jouissent auprès de la population. « J’ai été très aidé dans mon travail par de petits élus, des fonctionnaires ou des retraités qui m’ont fourni des témoignages ou des procès-verbaux d’inhumation. Ils ont exprimé une grande reconnaissance à l’égard des anciens combattants africains », raconte l’historien. L’auteur rappelle que la guerre a aussi donné lieu à de belles rencontres : d’émouvantes photographies reproduites dans le livre témoignent d’histoires d’amour et d’amitié entre Français et Africains. Pendant leur captivité dans la France occupée, les tirailleurs reçoivent des colis, et ceux qui sont contraints au travail forcé sont soutenus par des familles françaises qui leur apprennent à lire et à écrire. Après le massacre de centaines d’entre eux par les Allemands dans le nord-ouest de Lyon, Jean Marchiani, un combattant français de la Première Guerre mondiale alors haut fonctionnaire, fait rechercher tous les corps et achète avec ses propres deniers un terrain sur lequel il érige un cimetière inspiré des traditions architecturales du Soudan français.
La « honte noire »
Objets d’une propagande raciste et violente de la part des Allemands, les tirailleurs ont surtout été victimes de massacres et d’exactions et ont fait l’objet de terribles expériences scientifiques. Mais peu d’enquêtes ont été menées sur cette question. Que sait-on exactement de ce fameux hôpital Saint-Médard où des médecins allemands auraient pratiqué des recherches sur la tuberculose ? L’historien rouvre un chapitre très sombre et méconnu de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il évoque aussi, sans craindre de heurter le politiquement correct, les exactions commises par les troupes noires elles-mêmes, armées de coupe-coupe et arborant parfois des colliers en oreilles humaines.
Une image qui évolue. En 1945, il est encore souvent représenté avec la fameuse chéchia rouge et des scarifications au visage, comme dans le numéro de novembre de L’armée française au combat. Un an plus tard paraît Boubou soldat, un ouvrage destiné à la jeunesse. Il représente un tirailleur nouveau, habillé à l’américaine et conduisant une jeep.
Les relations avec l’Afrique du Nord
Dans les années 1944-1945, des régiments de tirailleurs sénégalais sont postés en Tunisie et au Maroc, où ils sont accueillis très froidement par les populations locales. En novembre 1945, des troubles éclatent à Tunis, où des tirailleurs sont violemment attaqués. Un officier français note que les Sénégalais sont l’objet de « brimades continuelles ». Outre un certain racisme culturel et les réminiscences du trafic d’esclaves pratiqué en Afrique du Nord jusqu’en 1906, l’attitude des Maghrébins à l’égard des troupes noires s’explique surtout par l’ambiguïté du rôle qu’elles sont amenées à jouer. Destinées à servir en Europe, où elles doivent participer à la libération, ces troupes sont aussi un relais du pouvoir colonial. En 1944, ce sont eux qui écrasent les mouvements nationalistes de Fès. En 1945, ils combattent l’insurrection du Constantinois. Leur participation à la guerre d’Algérie a laissé des traces vivaces parmi les Algériens, qui les accusent de multiples exactions, et en particulier de viols de masse.
Les Africains et la Résistance
Julien Fargettas rappelle que les Africains ne se sont pas contentés de lutter sur le front mais ont aussi été, pour certains, des figures de la Résistance. L’un des premiers maquis constitués dans la France occupée le fut par un ancien tirailleur originaire de Guinée, Addi Ba. Fait prisonnier par les Allemands, il s’échappa et créa un maquis dans les Vosges. « En rencontrant d’anciens résistants, je me suis rendu compte qu’ils avaient très peu de souvenirs personnels de ces Africains qui les ont soutenus et qui apparaissaient même à leurs côtés sur des photos de l’époque », s’étonne l’historien.
L’ambiguïté du retour
Pendant le conflit, les soldats essaient de maintenir des relations avec leurs pays d’origine. Une importante correspondance atteste de l’attachement des soldats à leurs familles. Mais les lettres n’arrivent pas souvent. En cause, les mauvaises liaisons aériennes et maritimes, mais aussi les adresses illisibles en raison de l’analphabétisme de ces combattants. La Gazette du tirailleur va même publier un modèle d’enveloppe fournissant toutes les indications pour que les courriers arrivent à destination. Le retour de ces soldats en Afrique est douloureux. « Déraciné », parfois absent de son pays depuis plus de dix ans, le tirailleur doit se réintégrer à la vie civile et abandonner un « standing de vie qu’il ne retrouvera pas toujours dans son village. Il a pris des habitudes vestimentaires, alimentaires. […] Il a voyagé, vu d’autres civilisations, et ses conceptions traditionnelles en sont bouleversées. »
Julien Fargettas s’étonne aujourd’hui encore qu’aucun « héros » ou grande figure n’ait émergé de cette guerre où les tirailleurs sénégalais ont pourtant souvent fait preuve de bravoure. « La mémoire française les a en partie occultés et, de leur côté, explique-t-il, les anciens combattants ont peu parlé et fait preuve d’une modestie et d’une humilité qui ne leur a pas permis de prendre leur juste place dans les livres d’histoire. »
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