Repenser Senghor, une urgence

Chargée de recherche au CNRS, Elara Bertho publie aux PUF une biographie de l’ancien président sénégalais. Où l’on redécouvre la pensée complexe du grammairien.

Léopold Sedar Senghor, ancien président du Sénégal, académicien et poète, à Tours le 10 mai 1985. © FRANK PERRY/AFP

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  • Elgas

    Chercheur associé à l’IRIS, journaliste, écrivain et docteur en sociologie

Publié le 19 mars 2023 Lecture : 5 minutes.

Il manquait à toutes les biographies consacrées à Léopold Sédar Senghor un point d’équilibre. Loin de l’hagiographie, loin de l’anathème. La tâche n’est pas aisée tant le personnage a cristallisé des passions vives, et souvent tristes. Un défi, presque, que d’avoir le courage de la nuance au milieu des dogmatismes têtus. C’est le pari réussi, brillamment, par Elara Bertho dans son dernier opus paru aux Presses universitaires de France. Fluide, digeste, riche, concise et inspirée, cette biographie parvient, dans le foisonnement de l’actualité revivifiée du poète, à tracer de nouvelles pistes pour appréhender l’œuvre méconnue de l’homme et sa pensée, victimes collatérales d’un jet du bébé avec l’eau du bain.

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Chargée de recherches au CNRS – au sein du laboratoire « Les Afriques dans le Monde », à Bordeaux –, Elara Bertho produit un ouvrage frappant par son honnêteté – il n’élude rien –, mais aussi et surtout par son retour aux fondamentaux : la lecture consciencieuse des textes. Nourri par des archives riches, des inédits, ce livre nous rend un Senghor penseur, libéré de la captivité dans laquelle l’ont maintenu aussi bien ses détracteurs que ses admirateurs.

« Le royaume d’enfance »

Du berceau de Joal à Paris, cœur des premières rencontres décisives et des désillusions marquantes ; de l’enfant « chétif » d’une famille aisée et pléthorique au président féroce avec ses adversaires politiques, cette biographie recentre les débats sur la complexité de cette trajectoire et sur sa pensée philosophiquement nourrie par des ancrages et des ouvertures.

Bertho nous invite d’abord à une plongée dans l’univers des Senghor, sous la bénédiction du patriarche Basile Diogoye Senghor, habile négociant, père d’une vingtaine d’enfants, dont ce petit Sédar qu’il ne connaitra finalement que très peu. Elle nous promène sur les premiers pas de l’académicien avec douceur. De sa vocation à la prêtrise contrariée par un curé raciste à ses brillants résultats qui lui pavent la voie à une bourse d’études pour un cursus dans l’Hexagone, le texte déroule le fil de ce berceau important pour comprendre l’origine des affinités barrésiennes de Senghor. L’importance de la terre natale, des racines, du pays. Une identité structurante qui poursuivra le poète jusqu’à sa rencontre véritable avec Maurice Barrès dont il endossera l’idée d’ancrage. Les pages consacrées au pays de l’enfance ainsi qu’aux premières rencontres littéraires et intellectuelles sont restituées avec élégance par une écriture précise et sans fioritures.

Pensée « décoloniale »

Factuel et détaillé, le texte retrace aussi la formation des convictions de l’homme. L’arrivée à Paris à l’orée des années 1930, la rencontre avec de futurs amis chers, Pompidou, Césaire, les sœurs Paulette et Jane Nardal, les poètes américains, tout concourt, dans la grisaille hostile de Paris, à forger l’ossature idéologique d’une négritude dont les origines et les différences d’interprétation avec son camarade Aimé Césaire sont racontées avec force détails, démystifiant par ailleurs la nature de la relation entre les deux amis, loin d’être une complicité complaisante et une convergence de vue systématique. L’expérience de la captivité pendant la guerre, l’humiliation subie, les rêves déchus, dont l’échec à l’École normale supérieure (ENS), la fragilité de la condition d’étudiant balloté, déjà subordonnée au renouvellement d’une bourse, colorent cette écriture tripale et sensible, caractéristique du futur agrégé de grammaire et professeur aimé de ses élèves. Grâce à des incises poétiques judicieusement choisies, Elara Bertho explore le cheminement intime entre l’homme et la poésie, le genre littéraire qui le confesse le mieux. L’autrice fait également émerger une réalité peu discutée, celle d’une superposition des enracinements chez Senghor, la terre natale, les rencontres, cette conscience noire que beaucoup lui ont reprochée de n’avoir pas assez développée.

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Bertho tord le cou à cette idée communément admise d’une « tiédeur » dans l’affirmation de soi. Senghor, re-découvre-t-on, avec plus d’épaisseur, pense le global, et n’abdique rien. Seules les modalités de sa lutte sont différentes, inscrites dans une perspective politique, humaniste, et dans une foi en l’universel. Sa pensée « décoloniale » est ainsi ancrée dans une écologie naturelle et intégrale, prémices d’une critique d’un capitalisme occidental destructeur de paysages et des géographies intimes et physiques.

Le royaume de l’enfance apporte une nuance d’ardeur dans la revendication et le positionnement. L’acte de rupture poétique, pour renouer à une grammaire intégrale de la redéfinition de soi, et tous les échanges afférents à cette période sont livrés avec précision et simplicité. Le texte n’élude pas une proximité avec la France, un réel amour, jamais cependant au détriment des siens et de leur dignité.

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Sans détour et sans fard

Très attendues, les pages sur le retour de Senghor au Sénégal et son aventure politique mouvementée ne déçoivent pas. Elara Bertho ne se débine pas, et se recentre sur le factuel. La gestion politique autoritaire, le divorce violent avec Mamadou Dia en 1962, la sombre et sale histoire de Blondin Diop, les répressions de mai 68, entre autres. Toute cette séquence de soubresauts politiques majeurs de la jeune République du Sénégal est racontée sans détour. Elara Bertho pointe les contradictions entre cet humanisme revendiqué, théorisé et cet autoritarisme sans égard, tache sombre et éternelle. Senghor a pactisé avec des forces régressives dans le jeu des alliances, et, même si sa sortie élégante de la scène a racheté en partie les ombrages de ce parcours politique, les stigmates colorent encore la scène des débats africains, où Senghor n’a pas bonne presse.

Point sensible et trouvaille majeure de la biographie, un réveil de la pensée complexe de Senghor, précurseur d’une écologie vive bien avant la prise de conscience. Une pensée robuste, développée dans les tomes de Liberté, somme de textes denses qui détaillent une pensée plurielle. Textes hélas mal connus, mal lus, peu réédités, souvent jetés sous le train qui passe, et que le travail de fourmi d’Elara sort de l’oubli. Par son postulat de départ de s’affranchir des chapelles établies, son travail sérieux et documenté, sa lucidité, Elara Bertho ajoute une pièce essentielle à une somme écrite par des prédécesseurs auxquels, du reste, elle rend hommage : un appel sans détour à regarder Senghor tel qu’il fut. Sans fard. C’est en soi une prouesse. Ce Senghor penseur reste méconnu.

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