Libye : le temps des milices
Un an après le déclenchement du soulèvement contre Kadhafi, la transition politique piétine en Libye. Même à Tripoli, le vrai pouvoir demeure aux mains de brigades révolutionnaires concurrentes. Règlements de comptes, exactions, insécurité… Le quotidien s’assombrit.
« L’homme à la facture de 2 millions d’euros ». C’est le nouveau surnom dont la presse britannique a affublé Abdelhakim Belhadj, chef du Conseil militaire de Tripoli et ancien militant djihadiste, qui a occupé une cinquantaine de chambres de l’hôtel Radisson, un des cinq-étoiles de la capitale libyenne. L’intéressé nie et la direction de l’hôtel annonce avoir dû mettre les rebelles dehors. On ne sait pas si l’ardoise a été réglée depuis, ni par qui. L’anecdote fait en tout cas sourire les nombreux rivaux de Belhadj. Depuis la fin des combats majeurs, le 20 octobre, avec la chute de Syrte et le lynchage de Kadhafi, la Libye reste en armessyrte, tandis que les chefs militaires se regardent en chiens de faïence.
Le pouvoir civil, incarné par le Conseil national de transition (CNT) et le gouvernement provisoire, peine à asseoir son pouvoir. Mustapha Abdeljalil, président consensuel et longtemps incontesté, agit de manière unilatérale. « Cela a toujours été le cas, dès les premières heures de la révolution », tempère un ministre du cabinet d’Ahmed Jibril. L’expérience gouvernementale de l’ancien Premier ministre a valu à celui-ci quelques critiques, mais elle contrebalançait le penchant d’Abdeljalil pour le pouvoir solitaire. Depuis, l’un et l’autre ont été rattrapés par leur passé collaborationniste sous le régime Kadhafi : Abdeljalil à la Justice et Jibril à la Planification économique.
La chasse aux mutasalliqin (« grimpeurs », c’est-à-dire les opportunistes) est une passion qui réconcilie les Libyens de tous bords. Elle n’a pas épargné Abdelhafidh Ghoga, numéro deux du CNT, molesté et chassé par les étudiants de la faculté de Ghar Younès, ni même le président, humilié par des manifestants qui ont envahi le siège du CNT, à Benghazi, le 21 janvier. Le nouveau Premier ministre, Abderrahim el-Keib, peut, lui, se targuer d’un pedigree révolutionnaire impeccable. Issu d’une famille de notables de la capitale, longtemps exilé aux États-Unis, ce technocrate parle à tous. À distance égale des libéraux et des islamistes, Keib s’est décidé à former un gouvernement d’équilibre : Oussama Jouili, le ministre de la Défense, est de Zintan, et Faouzi Abdelali, à l’Intérieur, est de Misrata.
Impunité
Comptables de la situation sécuritaire, ces deux responsables sont pourtant restés mystérieusement discrets lors des récentes crises, notamment lorsque des heurts à Bani Walid ont fait planer le spectre d’un retour des Kadhafistes, fin janvier. « Il est clair que le gouvernement n’a pas de plan pour désarmer les brigades révolutionnaires ou les milices qui prospèrent depuis de nombreux mois », déplore Mahmoud Shammam, l’un des chefs politiques du soulèvement, aujourd’hui à la tête du Parti de la solidarité nationale. Un constat inquiétant au moment où les récits d’exactions corroborent un sentiment grandissant de chaos.
Dans un rapport publié le 16 février, Amnesty International tire la sonnette d’alarme : « Le fonctionnement des milices libyennes est en grande partie anarchique, et l’impunité générale dont elles bénéficient fait le lit de nouveaux abus et perpétue l’instabilité et l’insécurité. » Le ministère de l’Intérieur ne contrôle officiellement que 7 des quelque 60 prisons ou centres de détention du pays. Le reste est tenu par des milices qui émettent leurs propres mandats et emprisonnent des « suspects » sans recours judiciaire. Les délégués de l’ONG internationale, qui ont eu accès à une dizaine de centres de détention ces dernières semaines, rapportent que « plusieurs détenus ont dit avoir avoué des viols, des meurtres et d’autres crimes qu’ils n’avaient pas commis dans le seul but que la torture cesse ».
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Une pratique apparemment généralisée. Médecins sans frontières a ainsi suspendu ses activités à Misrata pour protester contre son instrumentalisation par les milices. « Des patients nous ont été amenés au milieu d’un interrogatoire pour recevoir des soins médicaux afin de les remettre en forme pour la poursuite de cet interrogatoire. C’est inacceptable », s’indigne Christopher Stokes, directeur général de l’ONG. Organisations internationales et témoins confirment aussi que les miliciens de Misrata interdisent toujours le retour des 30 000 habitants de Tawargha. Victimes d’une véritable entreprise de nettoyage, ces derniers paient leur soutien à la sale guerre de Kadhafi contre Misrata. Selon Amnesty, les miliciens du Zintan ont également forcé « des milliers de membres de la tribu des Mashashya à quitter leur village ».
Protecteurs
Au coeur même de la capitale, des incidents récurrents opposent des hommes armés, parfois difficiles à identifier. Pillages, vols et racket sont devenus monnaie courante, tandis que la police, désarmée, est affectée à la circulation. L’armée nationale, largement localisée à l’Est, n’a même pas les moyens de contrôler les frontières, tâche dont s’acquittent en grande partie les nombreuses brigades de Zintan. Élu pour un temps chef d’état-major par ses pairs, Khalifa Hifter en a fait l’amère expérience, en décembre dernier, quand son convoi a été attaqué par les miliciens qui contrôlent encore l’aéroport international de Tripoli. Mais la popularité des révolutionnaires reste forte, et aucun dirigeant politique ne semble décidé à désigner clairement des responsables.
Seif, Aïcha, Abdallah et les autres
La photo du repas de Seif el-Islam avec ses ravisseurs de Zintan a fait le tour de Facebook. Capturé au moment où il fuyait vers le Niger, le 19 novembre, l’héritier a depuis reçu la visite de la Croix-Rouge et celle de Human Rights Watch, mais toujours pas d’avocat. Depuis Niamey, son frère Saadi a lancé, le 10 février, un appel au soulèvement contre le CNT, embarrassant un peu plus les autorités nigériennes. Après des déclarations semblables, Aïcha Kadhafi, réfugiée à Alger avec sa mère, Safia Farkash, fait aujourd’hui profil bas. C’est aussi le cas de Moussa Koussa, lâché par ses protecteurs à Doha, sans doute après avoir livré bien des secrets. Mansour Dao, responsable de la sécurité du « Guide », capturé à Syrte, a échappé au sort de son maître, mais reste détenu à Misrata. Pas de nouvelles précises, en revanche, d’Abdallah Senoussi, ancien chef des services de renseignements. Son arrestation, annoncée en même temps que celle de Seif, n’a jamais été confirmée. Annoncé à Kidal (Mali), il se fait discret, tout comme Béchir Saleh, secrétaire particulier de Kadhafi.
En dépit d’appels répétés de ses amis du Conseil local de Tripoli, Abderrahim el-Keib n’a en réalité jamais lancé d’ultimatum pour le retrait des rebelles de la capitale avant le 20 décembre. Les responsables politiques, toutes obédiences confondues, se sentent redevables à l’égard des milices. Leur propre sécurité est aujourd’hui encore assurée par ceux-là mêmes qui les contestent. D’autant que l’obsession de la « cinquième colonne » est ravivée par les déclarations des derniers membres de la famille Kadhafi. Réfugié au Niger, Saadi Kadhafi a ouvertement appelé au soulèvement contre le nouveau pouvoir, dans une interview téléphonique diffusée le 10 février par la chaîne saoudienne Al-Arabiya.
De Sebha à Benghazi, en passant par Tripoli et Bani Walid, les rumeurs de déstabilisation sont la meilleure assurance vie pour les chefs de guerre, érigés en « protecteurs de la révolution ». Mais la légitimité révolutionnaire est aujourd’hui diffuse. Le CNT l’a incarnée avec éclat lorsque le soutien de la communauté internationale était crucial, mais, aujourd’hui, les loyautés locales et tribales renforcent le pouvoir des seigneurs de la guerre. Paradoxalement, le mythe Kadhafiste du peuple en armes continue de hanter l’imaginaire. En attendant l’élection d’une Assemblée constituante, prévue avant le 23 juin, date butoir que s’est fixée le CNT, la transition paraît longue. Le cliquetis des kalachnikovs risque de retentir encore longtemps dans les nuits de Tripoli.
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