Hicham Daoudi : « La considération envers les artistes marocains est là »
Le fondateur du Comptoir des mines à Marrakech, vingt ans d’expérience à son actif, dresse un état des lieux du marché de l’art local. Rencontre à Guéliz.
C’est dans un imposant bâtiment art déco situé dans le quartier moderne de Guéliz, à Marrakech, que Hicham Daoudi accueille depuis 2016 l’avant-garde de l’art contemporain marocain. Pionnier de la promotion artistique au Maroc, il est à l’origine de la première biennale de Marrakech et à l’initiative de la revue d’art contemporain Diptyk, aujourd’hui dirigée par Meryem Sebti.
Également à la tête de la Compagnie marocaine des œuvres et objets d’art (CMOOA), une maison de vente aux enchères, le marchand d’art entend bien continuer à participer au développement de la scène contemporaine locale et à son rayonnement à l’international.
Jeune Afrique : En 20 ans, quelles évolutions majeures avez-vous constaté au regard du développement de la scène artistique contemporaine locale ?
Hicham Daoudi : Il y a 20 ans, la place qu’occupait l’art au sein de la société et de l’imaginaire collectif était floue. On parlait d’artistes, d’œuvres, de destins tragiques, mais il y avait une forme de distance entre les gens et l’art. Depuis, les acteurs artistiques marocains ont su susciter de l’intérêt, qui s’est parfois transformé en engouement, voire en acquisition. On a vu apparaître des collections, qu’elles soient institutionnelles ou privées. Notre art est rentré dans des musées et on a pu voir nos artistes intégrer de grandes expositions. C’est le cas de Farid Belkahia au Centre Pompidou de Paris et au musée de la Reina Sofia à Madrid. Ses œuvres se retrouvent aussi dans des pays du Moyen-Orient.
Durant ces 20 ans, on a aussi pris conscience de notre africanité. Et ça, c’est très important de le souligner. Des artistes comme Mohamed Kacimi avaient fait un cheminement dans ce sens, mais ils n’étaient pas audibles à l’époque. Aujourd’hui, nous avons laissé nos complexes et nous sommes fiers de nos artistes.
Que représente la part d’artistes marocains dans les musées ?
Quantitativement, c’est difficile à estimer. Avec le Comptoir des mines, nous avons contribué à ce que des œuvres entrent dans des collections prestigieuses comme celles du Guggenheim à Abu Dhabi, du Centre Pompidou de Metz, du Tate Modern de Londres, ou encore dans des fondations privées assez importantes. Qualitativement, on a su situer un art abstrait marocain post indépendance dans le grand récit de la modernité universelle. La considération envers les artistes marocains est là, ils sont exposés pleinement et sereinement aux côtés de grands artistes américains et européens de la même époque.
Qu’en est-il des artistes africains en général ?
Aujourd’hui, on entend beaucoup parler d’art africain, mais on ne le voit pas suffisamment. Pour un continent qui a deux milliards d’habitants, on reste très peu représenté dans les institutions. On nous connaît très mal et on veut voir de nous uniquement ce que l’on attend de nous. Les maisons de ventes et le marché de l’art ne sont pas encore implantés en Afrique, faute de transformation sociale dans les territoires, pour qu’émergent des élites qui ne vont pas se dénigrer mais qui vont, au contraire, avoir confiance en leurs artistes.
Il faut des structures et des institutions qui entament des collections comme le font parfois les ministères des Finances ou de la Culture. Et créer une dynamique locale pour que naissent des collectionneurs locaux. Parce que si le marché de l’art reste uniquement entre les mains des Européens et des Américains, on n’aura rien gagné. Ce qui me fait peur, c’est que la plupart des représentants d’artistes africains ne le sont pas eux-mêmes, africains.
Est-ce une erreur ?
Disons que ça peut choquer de voir que les artistes africains ont besoin d’une galerie londonienne ou new-yorkaise pour exister. On a le sentiment que les galeries sont dans une logique de ratio et de pourcentage d’artistes africains. Nous devrions avoir plus de galeries très fortes au Nigeria, au Sénégal, en Éthiopie, en Afrique du Sud, en Côte d’Ivoire… Elles devraient avoir une plus grande présence dans des foires internationales par exemple. Il y a souvent des collectifs d’artistes africains invités, mais rarement des galeries qui ont leurs stands et leurs programmations. C’est toujours la difficulté à passer du local à l’universel. Comment une galerie peut-elle être forte chez elle tout en existant à l’étranger ?
Il devrait y avoir au moins une centaine de très grandes galeries installées en Afrique aujourd’hui. Or, seulement une vingtaine de galerie d’un bon niveau, ou qui frôlent le très bon niveau, c’est-à-dire qui participent à la foire Basel ou à des foires de premier plan, existent à ce jour. L’initiative publique devrait favoriser l’émergence dans ces territoires, car l’achat public permet aux galeries d’exister. En France par exemple, énormément de galeries ne vivent que de l’achat public. Le continent a besoin de ce genre de mécanismes, proches des subventions.
On peut craindre que ces galeries fabriquent un art uniforme qu’elles jugent comme étant africain
Est-ce que, selon vous, la foire 1-54 participe à la reconnaissance des galeries et artistes africains ?
Je pense que 1-54 est très performante à Londres et à New-York, dans des capitales du marché de l’art mondial où cette foire donne à voir beaucoup d’artistes. Mais c’est souvent les mêmes galeries que l’on peut voir à Marrakech qui représentent les mêmes artistes. L’art africain est visible mais l’on peut craindre que ces galeries fabriquent un art uniforme qu’elles jugent comme étant africain.
La scène artistique marocaine peut-elle s’affranchir des rapports Nord-Sud et se développer dans le monde arabe par exemple ?
La foire 1-54 ne m’apporte pas de clients par exemple. Il y a bien sûr des Européens parmi ma clientèle, mais elle est essentiellement marocaine et vient surtout du monde arabe. On participe à la foire Art Dubaï depuis trois ans. Pour la première fois cette année, on sera présent à la foire Art Paris. Et on a comme projet d’aller vers d’autres territoires. Mais on apprend et on y va doucement. Car en Afrique, tout coûte cher malheureusement, à commencer par le transport des œuvres d’art. La flexibilité des changes est parfois compliquée. C’est plus difficile pour nous de participer à une foire que pour une galerie espagnole, américaine ou chypriote.
En 2011, vous avez vous-même lancé une foire d’art contemporain, la Marrakech art fair, qui n’a pas tenu dans la durée. Pourquoi ?
Je voulais qu’elle dure. Mais cette même année, il y a eu le mouvement du 20 février au Maroc, puis les printemps arabes. Notre commerce s’est effondré. Nous n’avions pas de soutien financier à ce moment-là. La maison de ventes que je dirige a perdu 70 à 80% de ses ventes. On s’est retrouvé à nu, avec beaucoup d’investissements en cours, comme le magazine d’art contemporain Diptyk que j’ai fini par céder à sa fondatrice. J’ai également fermé l’espace d’art que j’avais à Rabat. Et vendu un siège à Casa. Bref, ça a été une période très difficile, et j’ai mis cinq à six années à remonter la pente.
Les artistes peuvent exprimer une forme de militantisme
Le Comptoir des mines était un projet que je voulais faire à Casablanca à l’origine, mais j’ai eu l’opportunité de le monter à Marrakech, avant la 1-54. Je rêvais d’un grand espace pour que les artistes aient l’opportunité de s’exprimer et de tenter des gestes un peu fous. On a souvent des projets ancrés dans la société. Les artistes peuvent exprimer une forme de militantisme. Ils s’inscrivent dans la lignée de leurs aînés, qui dès les années 1950 revendiquaient un engagement. D’ailleurs, la naissance de l’art moderne marocain a vu le jour dans le rejet de la figuration et des artistes orientalistes installées au Maroc, et dans le choix de l’abstraction pour s’en affranchir. Ce refus est déjà un engagement.
Nous accompagnons ensuite dans la production des œuvres, financièrement mais aussi techniquement, à la manière des grandes galeries internationales dont on a étudié le fonctionnement. Nous ne sommes qu’un tout petit maillon de la chaîne. Mon expérience passée me rend très humble aujourd’hui. Tous les acteurs de l’art africain connaissent des années de disette et des années plus favorables. Personne ne s’enrichit vraiment dans ce domaine, contrairement aux apparences.
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