Comment l’Église noire a mis en musique l’émancipation
Avec son essai « Black Church – De l’esclavage à Black Lives Matter », l’historien américain Henry Louis Gates Jr., proche de Barack Obama, décortique le rôle politique, social et culturel de l’Église noire – et son importance fondamentale dans la lutte pour les droits civiques.
Le pasteur Martin Luther King Jr. (1929-1968) était le fils du pasteur Martin Luther King Sr. et de l’organiste d’église Alberta Williams King. Son frère ennemi, Malcolm Little, prédicateur musulman connu sous le nom de Malcolm X (1925-1965), était le fils du révérend baptiste Earl Little et de son épouse, Louise. Jesse Jackson, autre militant des droits civique d’importance, est devenu pasteur baptiste en 1968. Il serait possible de poursuivre cette liste et de multiplier les exemples.
Henry Louis Gates Jr., le directeur du Hutchins Center for African American Research à l’université de Harvard, ne se prive pas de le faire dans son livre Black Church – De l’esclavage à Black Lives Matter, qui vient de paraître en français, traduit par Serge Molla. Cette fresque historique dense et passionnante entend montrer que « l’Église noire est restée un centre de gravité spirituel, culturel, politique et social pour le peuple africain-américain » et qu’elle fut « une ressource décisive de résistance à la suprématie blanche ».
« Un ensemble de traditions et de confessions de foi »
Henry Louis Gates Jr. donne le ton dès le début en mettant en avant l’aspect profondément religieux du combat des Africains-Américains pour leur liberté – un aspect qui n’est pas souvent souligné dans la littérature francophone sur le sujet. « L’‘Église noire’ est la colonne vertébrale qui soutient l’histoire, l’identité et la vision de justice sociale de la communauté africaine-américaine », écrit-il en introduction de son essai, avant de préciser qu’« il n’y a pas plus d’Église noire unique que de religion noire unique, mais un ensemble de traditions et de confessions de foi regroupées sous l’appellation religion africaine-américaine, chrétienne en particulier ». Le terme « Black church » est donc à entendre dans sa pluralité.
Moins qu’humains
Richement documenté, l’ouvrage procède de manière chronologique. Dès les premières pages, l’auteur explique la contradiction fondamentale dans laquelle se trouvaient les colons blancs par rapport à la question des conversions : comment, en effet, concilier leur pratique violente de l’esclavage et le message chrétien qui serait dispensé aux esclaves ? « Dans les colonies britanniques du Nouveau-Monde, telles que la Virginie et la Caroline du Sud, de nombreux missionnaires anglicans tentèrent avec passion de persuader les propriétaires des mérites de la conversion de leurs esclaves, écrit Louis Gates Jr. Ce fut sans succès, les ‘maîtres’ craignant la portée émancipatrice du véritable message du christianisme. Ils préféraient renforcer la docilité, l’analphabétisme et l’obéissance aveugle dans un effort rigide et systématique pour perpétuer l’institution de l’esclavage en faisant croire à des générations d’êtres humains qu’ils étaient moins qu’humains, destinés par la nature ou par Dieu à être réduits en esclavage pour toujours. »
« L’Exode ? Enlevez-le. Ça parle d’esclaves réclamant leur liberté »
Longtemps, les Blancs propriétaires d’esclaves s’opposèrent à la propagation d’un christianisme, qui pouvait devenir ferment de révolte. L’hypocrisie atteignait des sommets : l’analphabétisme était encouragé par des lois, le texte biblique était expurgé. « Des pans entiers du Nouveau Testament mettant en cause le pouvoir impérial et la hiérarchie sociale furent passés sous silence, au profit d’autres passages, tels que : « Serviteurs, obéissez à vos maîtres terrestres. » [Ep 6,5] affirme l’auteur. Katharine Gerbner, professeure à l’université du Minnesota, résume la pratique d’un lapidaire et ironique : « L’Exode ? Enlevez-le. Ça parle d’esclaves réclamant leur liberté. »
Bardes noirs et inconnus
Pendant longtemps, la pratique religieuse des Africains-Américains fut strictement encadrée. Ils ne devaient fréquenter que les églises contrôlées par des Blancs et les rassemblements de Noirs étaient surveillés de très près… Les oppresseurs l’apprennent toujours tôt ou tard : si l’on peut enfermer les hommes, il n’est pas possible d’emprisonner leurs idées. Ainsi apparurent les premiers prédicateurs noirs, célébrant le culte en plein air à défaut de pouvoir le faire entre les murs d’une église.
« Malgré les limites étouffantes de l’esclavage, les Africains-Américains surent instaurer clandestinement des espaces sacrés dans lesquels ils pouvaient adorer Dieu personnellement, à leur propre image, créant ce que l’on appelle ‘l’institution invisible’.[…] L’institution invisible, voilà la véritable église noire : des gens illettrés qui mémorisaient des passages entiers de la King James Bible, les interprétaient pour eux-mêmes et les prêchaient. Ces ‘bardes noirs et inconnus’, pour reprendre la magnifique expression de James Weldon Johnson, mettaient de leur propre chef la Bible en musique. » Bientôt, les croyants construiraient des églises où se retrouver pour célébrer leur dieu à leur manière.
« Dieu est un Noir »
Progressant depuis le premier « Grand réveil » des années 1730-1740 qui voit les Africains se convertir en masse au christianisme jusqu’à nos jours, Henry Louis Gates Jr. raconte l’évolution de l’Église noire, ses particularités, son rôle fondamental dans l’émancipation de la communauté noire, l’abolition de l’esclavage et la lutte pour les droits civiques. Il développe notamment l’idée que l’Église noire permit à la communauté de prendre conscience d’elle-même et de s’affirmer. « Alors que s’enracinaient les lois Jim Crow et que s’intensifiaient la ségrégation dans les espaces publics, une conscience raciale infusa de plus en plus l’église », écrit-il, citant les fameuses paroles de l’évêque de l’AME Church Henry McNeal Turner en 1895 à la National Baptist Convention d’Atlanta : « J’adore un Dieu noir. Je crois que Dieu est un Noir. Les Noirs devraient adorer un Dieu qui est un Noir. »
La possession et le parler en langues
S’il développe en profondeur le rôle politique de l’Église noire et de ses prédicateurs dans l’histoire américaine, Henry Louis Gates Jr. distille aussi tout au long de son livre de passionnantes explications sur les résurgences des religions africaines dans la pratique religieuse africaine-américaine. « La possession par le Saint-Esprit, qu’enfant je craignais tant, est peut-être le vestige le plus vivant, le plus complexe et le plus mystérieux du passé culturel africain conservé par les Africains- Américains – même si pour certains observateurs, comme l’évêque Payne, le pasteur Crummel et le Dr Du Bois, c’est le plus ‘embarrassant’, affirme-t-il. D’autres traces et réinventions du passé culturel africain comprennent une myriade de formes de danses sacrées et séculières, l’appel et la réponse dans la musique et l’art oratoire, les polyrythmies […] ; et des structures de prédication […] qu’Otis Moss III appelle ‘blue note preaching’, qu’il définit comme ‘un récit culturel et une entreprise théologique uniques où les motifs africains croisent diverses influences occidentales d’Amérique du Nord’. » La possession, parfois qualifiée de « transe », le parler en langues sont analysés dans plusieurs passages du livre, mais c’est surtout sur l’importance de la musique dans l’Église noire et en dehors que l’auteur est le plus prolixe.
Le tambour et la danse
« Les esclaves convertis surent s’approprier l’Evangile en infusant leur propre spiritualité dans la religion de leurs ravisseurs, dit-il. Aussi n’y-a-t-il pas d’Église noire sans musique et sans danse – il n’y en a jamais eu et il n’y en aura jamais. Le tambour et la danse sont les forces unificatrices des formes cultuelles noires, exprimant l’adoration et l’exaltation, signifiant l’héritage et l’appartenance. » Et, bien entendu, cette musique qui naît dans les lieux de culte se diffuse bien au-delà, modelant la quasi intégralité du paysage musical nord-américain.
Blues, jazz, rock’n’roll, soul, R&B, folk, rock et même hip-hop portent l’empreinte de la musique sacrée noire
Cet aspect là de Black Church est l’un des plus passionnants pour qui s’intéresse au paysage musical mondial, profondément influencé par la musique américaine. « La musique sacrée, à commencer par les chants des esclaves, s’épanouissant dans les spirituals (que W.E.B. Du Bois a judicieusement surnommés ‘chants de douleur’), les versions noires des hymnes protestants, le gospel et les chants de liberté, tout ce qui est issu du tréfonds de la croyance noire et qui s’est vu modelé par les répétitions et les variations des pratiques chorales hebdomadaires et des cultes dominicaux, tout cela finirait par gagner une large audience au-delà des Églises, jusqu’à influencer presque tous les genres de musique populaire du XXe siècle. Blues, jazz, rock’n’roll, soul, R&B, folk, rock et même hip-hop portent l’empreinte de la musique sacrée noire », soutient Gates.
Impossible de ne pas citer Mahalia Jackson, « muse et sainte âme sœur du docteur King », mais la liste de ceux et celles « dont les talents ont été encouragés sur les bancs d’église » est interminable : Ella Fitzgerald, Aretha Franklin, Sarah Vaughan, Dinah Washington, Little Richard, James Brown, Marvin Gaye, Jerry Butler, Tina Turner, Whitney Houston, Kirk Franklin, John Legend, Jennifer Hudson ou encore Kanye West (Jesus Walks, 2004, Jesus is King, 2019) et Chance the Rapper (Coloring book, 2016) !
Black Church – De l’esclavage à Black Lives Matter, de Henry Louis Gates Jr., traduit par Serge Molla, Labor et fides, 306 pages, 22 euros
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