Chinafrique – Médias : les grandes ambitions de Pékin sur le continent
Good Morning Africa ! La Chine investit en Afrique et se lance aussi dans la bataille médiatique. Une manière de donner une image positive de l’empire du Milieu.
À première vue, cela ressemble étrangement à Al-Jazira English et à BBC World. Le présentateur a tout l’air d’un Africain-Américain de CNN. Rien de tout cela en réalité. Mark Masai, le journaliste qui présente l’édition de Africa Live de ce dimanche 5 février, est kényan, et la chaîne qui l’emploie est… chinoise.
Depuis le 12 janvier dernier, l’émission est diffusée chaque jour à 17 heures GMT (20 heures au Kenya) sur CCTV Africa, la nouvelle filiale de la Télévision centrale de Chine sur le continent. Pour l’instant, celle-ci ne diffuse que une heure de programmes destinés au public africain, sur le canal anglophone du réseau. Mais cet embryon est destiné à devenir, à terme, une chaîne d’information à part entière.
Installée à Nairobi, CCTV Africa compte déployer 14 bureaux à travers tout le continent.
Le siège, installé à Nairobi, est doté de son propre centre de production d’information (le premier du genre à voir le jour hors de Chine). Tous ses programmes y sont fabriqués, et les images proviennent du réseau de correspondants mis en place pour l’occasion. Depuis décembre, une équipe comprenant un cadreur et un rédacteur est ainsi positionnée à Dakar et prête à se déployer partout en Afrique de l’Ouest… À moins que la mission ne soit confiée à leurs homologues du Ghana ou du Nigeria. À terme, la chaîne compte déployer pas moins de quatorze bureaux en Afrique, Maghreb compris.
Mais déjà, Africa Live propose chaque jour trente minutes d’informations généralistes suivies de vingt minutes sur l’actualité des affaires, et consacre le reste de la tranche horaire aux sports. À la manière des grands réseaux de télévision, ses envoyés spéciaux interviennent en duplex depuis Le Caire, Lagos ou Johannesburg tout au long de l’édition. Le week-end, la place accordée à l’actualité est réduite pour proposer des shows hebdomadaires : Talk Africa, une grande interview (pas toujours des plus impertinentes) et Faces of Africa, un magazine de reportages.
Rupture
Selon l’un des responsables kényans, CCTV Africa devrait passer à « deux heures de programmes quotidiens d’ici à trois ou quatre mois » et devenir une chaîne émettant « 24 heures sur 24 » à « l’horizon 2015 ». À l’heure où les Britanniques de la BBC réduisent la voilure et alors que l’Audiovisuel extérieur de la France se prépare à une fusion entre sa chaîne de télévision France 24 et sa radio RFI pour réduire ses coûts, la Chine se lance dans la bataille médiatique. Avec l’inauguration, presque simultanée, du siège flambant neuf de l’Union africaine à Addis-Abeba fin janvier, le message est on ne peut plus clair : la politique africaine de Pékin ne se cantonnera pas à la sphère économique.
L’ambassadeur chinois au Kenya, Liu Guangyuan, n’a d’ailleurs pas fait mystère de ses intentions lors de son discours d’inauguration de l’antenne. « Un grand nombre de médias ne donnent pas une vision de la Chine sous tous ses aspects. Le centre de production d’information de CCTV Africa se donnera pour mission de dire la bonne vérité à propos de la Chine […] et de présenter les expériences réussies de son développement économique. »
Pour Renaud de Spens, ancien attaché de presse de l’ambassade de France à Pékin et spécialiste du paysage médiatique chinois, il s’agit d’une véritable rupture dans la tradition du pays. Jusque très récemment, il ne cherchait pas à exporter sa culture. Le basculement a eu lieu au cours de l’année 2008. L’année précédente, déjà, le président Hu Jintao avait employé, pour la première fois, le concept de soft power, en liant la dissémination de la culture chinoise et l’influence de Pékin dans le monde. Mais c’est surtout avec le désastreux parcours de la flamme des Jeux olympiques chinois, notamment à Paris, que s’est produit le déclic. « Les images des porteurs bousculés, qui ont été mal contrôlées par la censure, furent un choc pour beaucoup de Chinois, qui ne se rendaient pas compte qu’ils pouvaient être haïs à l’étranger, se souvient Renaud de Spens. Et c’est en réalité plutôt par crainte que les images venues de l’extérieur aient des conséquences négatives sur sa propre population que le régime a décidé de réagir. »
L’agence de presse Xinhua dispose de 150 correspondants en Afrique.
Après cette prise de conscience brutale, il décide de porter lui-même sa voix à l’étranger, et l’État débloque la somme colossale de 45 milliards de yuans (environ 5,4 milliards d’euros) à investir dans le développement de ses médias internationaux. Outre la CCTV, ces fonds bénéficient également à Xinhua (« Chine nouvelle »), l’agence de presse du régime, qui emploie une centaine de salariés à Nairobi et se met à recruter à tour de bras, notamment des Africains, en leur proposant des salaires souvent plus attrayants que ses homologues occidentales. Grâce aux subventions, elle peut proposer des abonnements à ses fils de dépêches à des prix défiant toute concurrence – quand ils ne sont pas purement et simplement offerts. C’est sur cette base qu’a par exemple été signé, en décembre dernier, un accord avec le quotidien gouvernemental ivoirien Fraternité Matin. « Le correspondant à Abidjan est venu nous proposer de mettre leurs dépêches à notre disposition, raconte son directeur général, Venance Konan. Nous n’avons pas rompu nos abonnements à Reuters ou à l’AFP, mais, comme c’était gratuit, nous nous sommes dit : pourquoi ne pas essayer ? »
Al-Jazira en embuscade
Il n’y a pas que la CCTV qui s’intéresse au continent. Autre média aux moyens quasi illimités, la chaîne de l’émirat du Qatar, Al-Jazira, déjà très populaire dans le nord du continent, s’apprête à lancer une version en kiswahili. Elle compte ainsi toucher la centaine de millions d’habitants d’Afrique de l’Est qui parlent cette langue. C’est la capitale kényane qui doit abriter le siège de cette nouvelle entité. Le recrutement est déjà lancé depuis août 2011, et la chaîne devrait émettre ses premières images dans le courant de l’année.
Mais, avec CCTV Africa, l’offensive a changé de nature. Les médias africains n’ont, à l’évidence, ni la puissance ni l’agressivité qui justifieraient une réaction défensive de Pékin. Or, avec cette aventure, il ne s’agit plus seulement de sensibiliser les journalistes au regard chinois sur le monde, mais bien de s’adresser directement au public africain, avec une antenne à l’allure plus locale : 90 % des journalistes recrutés par CCTV Africa sont kényans et, pour certains, comme Béatrice Marshall, déjà connus du grand public.
Pour autant, ils n’échappent pas aux règles imposées à tous. Outre la censure, qui arrive plusieurs fois par semaine dans la quasi-totalité des rédactions de l’empire du Milieu sous forme de lettres à en-tête rouge, ils doivent s’adapter aux pratiques du « reportage positif ». « Nous avons tous une liste de mots et d’expressions que nous n’avons pas le droit d’employer, indique ainsi un journaliste de la chaîne arrivé il y a peu. Récemment, nous avons reçu un e-mail de rappel pour que nous évitions le mot "régime" pour parler d’un gouvernement. »
Manque de subtilité
Comme un écho à la non-ingérence de Pékin dans les affaires intérieures des pays du continent, le journalisme « à la chinoise », qui fait la part belle aux sources officielles, présente peu de risques d’indisposer les chefs d’État du continent mais pourrait être moins apprécié des oppositions. Surtout, le regard chinois sur l’actualité internationale est imprimé d’un étonnant manque de subtilité, en dépit de la forme similaire (à l’exception des reportages, plus longs) à celle des autres grands médias internationaux. Concernant le vote au Conseil de sécurité de l’ONU d’une résolution condamnant le régime syrien, l’édition du 5 février de Africa Live n’a diffusé que l’intervention du diplomate chinois. Pas un mot sur le vote des Africains présents. Le sujet sur la reconstruction de la Libye aura-t-il été plus intéressant ? Pas vraiment : il s’est borné à énumérer les contrats signés par la Chine avec le régime de Kadhafi et peut-être perdus depuis la révolution.
Sans une plus grande liberté de ton, la multiplication des canaux de transmission ne sera peut-être pas suffisante pour que le message passe. De fait, en dépit des sommes investies, aucun média chinois n’a, pour l’instant, rencontré de véritable succès populaire hors du pays. À la rédaction de Fraternité Matin, depuis l’accord signé avec Xinhua, il se murmure que les codes d’accès gracieusement confiés n’ont – pour l’instant – pas beaucoup servi.
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