Christian Abégan : « L’Afrique doit reconsidérer sa place dans le monde culinaire »
Chef camerounais, auteur, expert en gastronomie et en sécurité alimentaire… C’est un passionné de cuisine africaine aux multiples casquettes qui s’est confié à Jeune Afrique.
C’est l’un des professionnels de cuisine les plus célèbres du continent. À 58 ans, le chef Christian Abégan est un pionnier de la gastronomie africaine dans le monde, explorateur du patrimoine gustatif, infatigable voyageur, promoteur d’une haute-cuisine inspirée par les terroirs, les traditions et les savoir-faire. Sa passion, Abégan entend désormais la transmettre en favorisant la codification des savoirs culinaires ancestraux. Sur cette question comme sur d’autres, il a livré ses explications à Jeune Afrique.
Jeune Afrique : Le Cameroun vient d’accueillir la première édition du festival Diaspora Kitchen. Quel est votre regard sur cet événement ?
Christian Abégan : J’en dresse un bilan excellent. C’était le jackpot, parce que le continent africain a besoin de pouvoir reconsidérer sa place dans le monde culinaire. Nous souffrons de nombreux clichés négatifs par rapport à notre travail, et l’introduction de tous ces produits transformés chimiques dans nos villes et jusque dans nos campagnes dénaturent petit à petit la qualité de nos mets traditionnels et de notre terroir.
La France, qui est la meilleure adresse au monde en matière de gastronomie, a été préservée parce que les Français ont codifié et non dénaturé ce qu’est une sauce, comment on doit la faire et ce qu’il ne faut pas mettre dedans. Tant que l’on ne codifie pas, beaucoup de personnes peuvent changer la donne et raconter une histoire culinaire différente.
Vous avez fait de la préservation de ce patrimoine culinaire votre combat depuis de nombreuses années. Pourquoi ?
Cela fait 40 ans maintenant que le mène. Je suis très sensible à ces questions de nutrition, et surtout de qualité. Nous avons un continent – je parle de tout le continent car je travaille aussi avec les autres pays d’Afrique – qui a des projets, des sensibilités et des préoccupations similaires. Nous avons besoin d’avoir une codification qui offre aux jeunes une base de création pour que dans les prochaines années, ils puissent eux-mêmes décider de leur propre route gastronomique. Cela devra se faire à base des produits du terroir, sans dénaturer l’ADN culinaire local. C’est un travail qu’il faut mener avec les scientifiques, les acteurs du secteur, les chefs, les anthropologues… pour emprunter un boulevard de conservation éternelle.
Le projet de réalisation d’une encyclopédie de la cuisine spécifiquement camerounaise est-elle réalisable, au regard des débats sur la paternité de certains des mets traditionnels ?
Ce sont des débats qui n’ont pas fait avancer la cause de l’Afrique culinaire ni des pays africains. Personne n’a la recette du sel. Si on commence à chercher celui qui a la paternité de ceci ou de cela… Non ! Les populations ont toujours consommé et transformé ce qu’elles avaient autour d’elles pour se nourrir. Le manioc est cultivé dans la plupart des pays d’Afrique mais chacun cuisine son bâton de manioc différemment : la chikwangue au Congo, le miondo au Cameroun…
Mais tout s’harmonise dans un travail didactique parce qu’on a besoin de manger. La paternité n’est qu’une paternité nationale qui sert à se référencer. Elle ne peut pas s’étendre aux villages, régions, etc. Le Cameroun est un pays avec des aires géographiques différentes certes, mais il reste un ensemble. On sait qu’il y existe des spécificités de telle région qui se retrouvent aussi dans d’autres. Nous devons éviter ces sujets qui divisent au lieu de réunir. Manger est un acte civilisationnel.
Vous défendez la préservation de l’ADN des mets traditionnels, mais vous voulez aussi que les recettes africaines soient réalisables partout sur la planète. N’y a-t-il pas un antagonisme ?
L’universalisme vient d’abord du fait que des cuisiniers peuvent tout cuisiner ensemble. Quand on dit sushis, cela renvoie au Japon. Mais il est possible d’en faire avec n’importe quel poisson, y compris celui pêché au Cameroun. L’essentiel, c’est l’usage des techniques de base, que nous agrémentons. C’est un art de vivre. On habille les produits d’une culture culinaire différente, pour ravir les palais du monde entier.
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