Tunisie : profession journaliste

A peine libérés de la censure du régime Ben Ali, les médias tunisiens font le difficile apprentissage de la démocratie et de l’indépendance.

L’une des difficultés pour les journalistes : ne pas verser dans le sensationnalisme. © AFP

L’une des difficultés pour les journalistes : ne pas verser dans le sensationnalisme. © AFP

Publié le 11 février 2012 Lecture : 5 minutes.

Après vingt-trois années de censure et de répression organisées par le système Ben Ali, les médias tunisiens connaissent un nouveau souffle. Un an après le début de la révolution, alors qu’elle entreprend de réformer la police, la magistrature et les médias, la Tunisie (134e) a gagné trente places au classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Premiers concernés, les journalistes se recentrent sur leur métier. Il leur faut se débarrasser de leurs anciens réflexes et apprendre à travailler autrement, en abordant différemment leurs sujets.

« Le journalisme a épousé la révolution de manière brutale, et l’adaptation à cette nouvelle situation a produit une onde de choc dans le métier », résume Sofiane Ben Farhat, journaliste à La Presse (premier quotidien francophone) et à Shems FM. La profession a voulu faire table rase du passé en éloignant les journalistes à la solde du clan Ben Ali et s’est dotée de structures à même de garantir l’exercice des différents corps de métiers. Un syndicat indépendant ainsi qu’une instance de régulation de l’audiovisuel ont ainsi vu le jour. Une refonte totale du code de la presse a également été opérée. Dès le 15 janvier 2011, les lignes éditoriales ont subi un toilettage immédiat, ce qui a contraint les journalistes à se remettre en question.

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« Le problème est le flic que nous avons dans nos têtes », affirmait alors le réalisateur Nouri Bouzid. Un constat qui s’applique à l’ensemble de la société. Certains journalistes ont parfois eu du mal à se défaire d’une langue de bois sclérosée par vingt-trois années de dictature.

Néanmoins, il faut reconnaître que le parcours accompli ces derniers mois par les médias est un réel tour de force.

"Le Maghreb", le titre qui monte

Du côté de la place Pasteur, la villa serait tout à fait anodine, si ce n’est l’affiche géante qui signale le siège du journal Le Maghreb et rappelle qu’il a été censuré pendant vingt ans. Impensable il y a un an, le titre est de nouveau en kiosque et fait un carton. Quadrichromie et un tirage de 30 000 exemplaires. Les fondateurs du journal, Mohamed Salah Bettaïeb et Omar Shabou, n’ont pas lésiné sur la nouvelle mouture, mais se sont surtout entourés de signatures de poids. Le quotidien se démarque en abordant des sujets qui dérangent, comme l’enquête sur le fief salafiste de la ville de Sejnane. Avec une ligne éditoriale indépendante à laquelle veille Zyed Krichen, le directeur de la rédaction. Il affirme que « la principale difficulté du journalisme est d’abord de désapprendre les mauvais réflexes ; il s’agit d’être offensifs sur l’information et le débat d’idées, mais il n’y a aucune place pour les radicaux quand on travaille dans des valeurs de modernité ».

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« Nous sommes passés d’un journalisme de communiqué à une situation où les journalistes ont été contraints de se former eux-mêmes sur le tas, en l’absence d’une culture journalistique démocratique », souligne Larbi Chouikha, politologue et professeur en communication à l’Institut de presse et des sciences de l’information (Ipsi).

Déontologie

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De fait, ces derniers découvrent les règles de leur métier. Certains se confrontent à l’exercice difficile de l’interview et reconnaissent, comme Hamza Belloumi de Shems FM, que « conduire un entretien est une construction délicate. Il faut obtenir la déclaration qui va faire l’événement. Cela ne s’improvise pas, il y a derrière le travail d’une rédaction et le sens de l’à-propos de l’animateur ».

D’autres, à l’instar d’Amel du journal Assabah, apprennent que l’information s’obtient plus facilement lorsque l’on s’est construit un solide réseau de contacts. « En un an, mon carnet d’adresses s’est singulièrement étoffé. Avec mon téléphone, il constitue mon principal outil de travail. » Quant à ceux qui se sont fait un nom dans la blogosphère, ils ont du mal à s’imposer dans le métier faute de formation. Venu des médias alternatifs, Sofiane Belhaj, qui travaille sur une revue de presse quotidienne à la télévision, affirme qu’« il n’est pas évident de passer d’un blog au journalisme, même si les principes de déontologie sont assez proches. Les portes d’accès ne s’ouvrent pas facilement et obtenir une carte de presse comme journaliste indépendant n’est pas facile ».

Sur le qui-vive

Autre difficulté : savoir hiérarchiser les informations reçues et ne pas verser dans le sensationnalisme. « À certains moments, on ne cherche même plus l’information, elle vient d’elle-même car tout le monde réalise l’impact des médias et nous sollicite. Mais le flot est tel qu’il faut être sur le qui-vive ; c’est un stress permanent mais passionnant », assure Sofiane Belhaj, tandis que son collègue Dhia Ben Mansour constate que les journalistes ont tendance à être plus dans l’événementiel que dans l’information et l’analyse. Les bonnes chroniques et les enquêtes de fond sont inexistantes. « Il manque un travail sur des dossiers thématiques qui pourraient éclairer certains secteurs et sensibiliser un lectorat particulier. Les médias spécialisés sont peu nombreux », regrette Ben Mansour. Zeineb Landolsi, pigiste au groupe Chourouk, déplore également le fait que « certains n’hésitent pas à franchir la ligne jaune pour faire du sensationnel à tout prix ». « L’opinion publique est si critique que, parfois, je n’ose pas dire que je suis journaliste », avoue-t-elle. Pourtant, certains sont devenus de véritables stars, à l’instar de Sofiane Ben Farhat, Sofiane Ben Hamida (Nessma TV), Noureddine Ben Ticha (Mosaïque FM et Al-Jarida) ou encore Elyes Gharbi (Al-Wataniya 1).

Tous s’accordent sur la nécessité de préserver la liberté des médias et de respecter les règles de l’éthique, d’autant que le nouveau gouvernement considère ces derniers comme des fauteurs de troubles qui empêchent le retour de la paix sociale. Larbi Chouikha fulmine : « La liberté d’expression est sacrée ! La campagne menée contre les médias est injustifiée. Il est inadmissible de mettre tous les journalistes dans le même sac. Il faut initier l’opinion publique à une culture démocratique pour qu’elle fasse ses choix sans censure. »

Même Mohamed Fourati, directeur de la rédaction d’El Fajr, journal du parti Ennahdha, assure que les acquis de la liberté de la presse sont inaliénables, même si des pressions ont récemment été exercées. Haythem el-Mekki, chroniqueur de l’émission à succès Hadith Essaa, a été débarqué de la télévision publique Al-Wataniya pour avoir critiqué, hors antenne, Ennahdha. La vigilance reste donc de mise.

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