Roman : « Kamal Jann », ou le refus de l’abjection
« Kamal Jann », le dernier roman de l’écrivaine libanaise Dominique Eddé explore les bas-fonds de l’âme humaine à travers l’histoire tragique d’une famille syrienne.
L’éditeur n’y va pas par quatre chemins : « Le grand roman du Moyen-Orient », clame le bandeau apposé sur l’ouvrage. Pour une fois, la publicité n’est pas mensongère. Car Kamal Jann, livre ambitieux s’il en est, est une sorte de roman total. Une saga qui vous mènera de Damas au Caire et de Beyrouth à New York sur les traces de la grande famille des Jann. Entre amour et haine, sous un régime autoritaire, ses membres hauts en couleur sont emportés par des histoires cruelles et passionnelles. À commencer par le héros de ce drame, Kamal, entraîné vers un destin qui semble aussi sombre qu’inéluctable – ce qui donne parfois au récit des allures de thriller métaphysique, voire de tragédie grecque. Mais Kamal Jann est aussi un livre politique, puisque les ressorts du récit, sur fond de manipulations impliquant à l’occasion le Mossad et la CIA, nous ramènent régulièrement à des enjeux de pouvoir et à l’interminable conflit du Moyen-Orient, au coeur de bien des discussions entre les protagonistes.
S’il a été écrit avant même qu’on puisse penser le Printemps arabe possible, le roman fait directement écho aux événements actuels, et tout particulièrement à la situation en Syrie. Dès les premières pages, on entre dans le vif du sujet en faisant connaissance du membre le plus redoutable et le plus retors de la famille Jann, Sayf Eddine, le « pilier invisible » des services de renseignements syriens.
Tout le monde le craint, y compris les plus puissants hiérarques du régime de Damas. Entre deux entretiens avec des tortionnaires venant lui rendre compte de leurs interrogatoires musclés, l’homme se livre à une odieuse séance de chantage avec la femme d’un ministre dont il sait qu’elle entretient une aventure extraconjugale avec un rival du président. Et l’on apprend aussi qu’il vient de faire supprimer par ses sbires – un suicide, dira la presse du parti – un homme qui revenait d’une visite chez Kamal Jann, avocat à New York, où il avait évoqué la possibilité de mettre en service un site d’information consacré aux droits de l’homme en Syrie. Mourad, le frère islamiste de Kamal, lui apprend la nouvelle par téléphone et l’avertit qu’il est désormais en danger de mort. Ce qui, au fond, n’alourdit guère le contentieux déjà énorme entre les deux hommes : Kamal, enfant, a été régulièrement violé par son oncle Sayf Eddine.
La suite du livre est à l’avenant, la mort et la folie restant constamment en embuscade. Le plus étonnant, pourtant, c’est que ces événements peu ordinaires n’étonnent bientôt plus le lecteur. Tout le talent de l’auteur réside dans sa manière de nous convier à regarder les scènes les plus délicates et les plus complexes comme si, dans le lieu et les circonstances où elles se déroulent, elles allaient de soi. Ainsi peut-on lire Kamal Jann comme un roman d’initiation à la vie politique au Moyen-Orient et à la subjectivité intrinsèque des hommes et des femmes de la région.
Dominique Eddé, originaire d’une famille qui a joué un grand rôle dans l’histoire contemporaine du Liban, militante de la cause palestinienne, vivant aujourd’hui la moitié de l’année en Turquie, était bien placée pour nous familiariser avec cet univers. Son style, vif et sans fioritures, ainsi que sa capacité à éclairer le récit d’idées subtiles sur la nature humaine – et en particulier sur les difficultés que rencontre tout homme qui entend refuser l’abjection – l’aident évidemment dans cette entreprise salutaire.
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