Égypte : un an après la chute de Moubarak, la révolution impossible

Hégémonie persistante des militaires, raz-de-marée islamo-salafiste aux législatives, calendrier politique incertain… Pour les jeunes manifestants Égyptiens de la place Al-Tahrir, le premier anniversaire de la chute de Hosni Moubarak, le 11 février 2011, a un goût d’inachevé.

Dispersion de manifestants, le 16 décembre dernier, au Caire. © Amr Dalsh/Reuters

Dispersion de manifestants, le 16 décembre dernier, au Caire. © Amr Dalsh/Reuters

Publié le 10 février 2012 Lecture : 7 minutes.

Il y a un an, les Égyptiens de la place Al-Tahrir réclamaient – et obtenaient au bout de dix-huit jours – le départ de Hosni Moubarak. Aujourd’hui, la place est toujours l’épicentre d’une contestation qui ne faiblit pas. La liesse du 11 février 2011, date de la démission du dictateur, a cédé la place à la colère et à la frustration, mais aussi à la lassitude et à la résignation. Car, de toutes les révolutions arabes, la révolution égyptienne est sans aucun doute la moins achevée.

En quelques mois, la Tunisie a réussi à se doter d’une Assemblée constituante, d’une majorité et d’une opposition parlementaires, et d’un président issu de l’ex-opposition. En Libye, malgré la violence et la confusion, le pouvoir a bel et bien changé de mains.

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Mais en Égypte, la situation est au point mort. Les militaires, considérés à la chute de Moubarak comme les protecteurs du peuple, sont aujourd’hui les ennemis jurés des jeunes révolutionnaires. Ces derniers mois, les affrontements entre les deux camps se sont intensifiés. Avec à chaque fois le même scénario : les forces de sécurité interviennent pour disperser un sit-in, avant que la situation ne dégénère rapidement en affrontements sanglants, avec son lot de morts et de blessés. Ce fut le cas le 9 octobre lors de la grande manifestation des Coptes, le 18 novembre place Al-Tahrir, mais aussi le 16 décembre devant les bureaux du Conseil des ministres.

Personne ne sait en revanche de quel côté se range la majorité silencieuse, celle qui suit les développements de la situation politique sur le petit écran. Si la plupart des Égyptiens, préoccupés par l’insécurité et le ralentissement de l’activité économique, appellent à un retour à la normale, ils sont nombreux à avoir été exaspérés par la pénurie d’essence et de gaz qui sévit dans le pays depuis plusieurs semaines, mais aussi et surtout par la réaction des autorités, qui, comme au temps de Moubarak, ont préféré nier l’existence de la crise plutôt que de l’affronter.

Chaos et victoire des islamistes

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C’est dans ce contexte chaotique que le pays a vécu ses premières élections législatives libres, considérées comme historiques. Le processus électoral complexe, divisé en trois phases et organisé sur un mode de scrutin mixte, à la fois proportionnel et individuel à deux tours, aura été marqué par la victoire, écrasante, des islamistes. Le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), organe politique de la confrérie des Frères musulmans, a ainsi raflé pas moins de 45 % des suffrages. Les salafistes du parti Al-Nour se sont assurés quant à eux près de 25 % des voix.

De leur côté, les libéraux, qui totalisent 18 % des suffrages, ont brillé par leurs divisions. « Nous avions plusieurs partis, des idéologies et des programmes économiques différents », explique le secrétaire général du Parti des Égyptiens libres, Rawi Camel Toueg. Sa formation, financée par le pharaon des télécoms, le milliardaire copte Naguib Sawiris, fait partie d’une coalition libérale qui a rassemblé près de 7 % des voix à elle seule. « Les forces libérales sont d’accord sur les libertés fondamentales et les principes directeurs qui doivent être inscrits dans la Constitution. Nous présenterons un front uni lorsqu’il s’agira de la rédiger », déclare sur un ton rassurant Rawi Camel Toueg.

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Une économie dans le rouge

Interrogés en août 2011 par le centre d’analyse sociale et économique Gallup, 40 % des Égyptiens estimaient qu’il leur était « très difficile » de vivre avec leur revenu actuel, contre 22 % en octobre 2010. Une évolution qui s’explique par une inflation galopante (les prix des biens alimentaires ont augmenté de 13 % entre décembre 2010 et décembre 2011) et une progression du chômage, à 12 % durant le dernier trimestre de 2011 (contre 9 % à la même période en 2010).

Si les revenus du canal de Suez ont crû de 345 millions d’euros par rapport à 2010, le tourisme, lui, a vu ses recettes chuter d’un tiers : 6,6 milliards d’euros en 2011, contre 9,4 milliards en 2010. Pour donner un peu d’air à l’État, confronté à un déficit budgétaire de 18 milliards d’euros, le Fonds monétaire international (FMI) s’est dit favorable à un prêt de 2,4 milliards d’euros.

Mais la nouvelle Constitution se fait attendre. Car, aux termes de l’article 60 de la déclaration constitutionnelle adoptée unilatéralement le 31 mars 2011 par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), l’Assemblée du peuple et le Sénat – dont l’élection est en cours – devront élire ensemble une Constituante composée de cent membres chargés de rédiger la nouvelle Constitution du pays, qui sera ensuite soumise à référendum. Les négociations ne commenceront donc pas avant le 28 février, date de la session inaugurale du nouveau Sénat.

« Les militaires et les Frères musulmans sont d’accord pour ne pas changer les quatre premiers titres de la Constitution, tout ce qui concerne la charia source principale du droit, l’islam religion d’État et l’identité nationale, explique Tewfiq Aclimandos, chercheur au Collège de France. En revanche, ce qui va changer, ce sont les prérogatives du président et la nature du régime. On ne sait pas encore s’il va s’agir d’un régime présidentiel, parlementaire ou mixte. » Par ailleurs, personne ne peut dire si les partis islamistes, majoritaires au Parlement, permettront au courant libéral de participer à la rédaction de la Constitution. À cet égard, la déclaration constitutionnelle ne fixe aucune contrainte. « Contrairement à ce qu’ils affirment, les Frères pourraient tout à fait choisir d’ignorer les libéraux. Penser que les islamistes vont donner au pays une Constitution qui n’est pas islamique, c’est de l’optimisme mal placé », prévient, un brin amer, Raafat Fouda, professeur de droit constitutionnel à l’université du Caire.

Flou total

Des craintes tempérées par Tewfiq Aclimandos, qui rappelle que les Frères musulmans n’ont pas de majorité parlementaire et qu’ils vont donc devoir créer une coalition élargie. « Les connaissant, explique le chercheur au Collège de France, ils vont vouloir faire plaisir à tout le monde. Ils vont essayer de s’allier aux libéraux d’Al-Wafd, et peut-être de coopter quelques petits partis salafistes. » C’est pourquoi les libéraux gardent un petit espoir. « Il serait intelligent de la part des islamistes, estime Rawi Camel Toueg, d’associer toutes les forces politiques, afin que nous ayons une Constitution représentative de l’ensemble de la population. Ils savent pertinemment qu’ils doivent leur performance électorale au mode de scrutin proportionnel. Nous espérons qu’ils ne vont pas reprendre les méthodes du Parti national démocrate [PND, NDLR] de Moubarak en nous marginalisant. »

Politiquement, le pays nage donc aujourd’hui dans la plus grande incertitude, notamment en ce qui concerne la durée de vie de l’Assemblée du peuple et du Sénat. En principe, le Parlement devrait être dissous une fois la Constitution adoptée. « Sauf si des dispositions particulières sont prises dans la loi fondamentale pour que cette Chambre poursuive son mandat », met en garde Raafat Fouda. Une question essentielle demeure, celle du rôle du CSFA dans la future vie politique. En novembre 2011, une norme « supraconstitutionnelle » mise en place par l’ancien vice-Premier ministre Ali al-Selmi avait déjà mis le feu aux poudres. Le document faisait de l’institution militaire « le garant de la légitimité constitutionnelle » et accordait au CSFA toute latitude pour la gestion de ses affaires personnelles.

Plusieurs cadres islamistes et salafistes envisagent d’accorder aux militaires l’immunité en échange de leur retrait de la vie politique.

Avec le remaniement ministériel du 7 décembre dernier, le document est passé à la trappe. Plus récemment, plusieurs cadres islamistes et salafistes ont évoqué la possibilité d’accorder une immunité aux militaires concernant leurs erreurs de gestion. « Cela ne nous dérange pas, tant que cela facilite le transfert du pouvoir », s’est justifié, le 2 janvier, le porte-parole de la confrérie des Frères musulmans, Mahmoud Ghozlan. Interrogé sur les dizaines de meurtres de manifestants dont est accusée l’institution militaire, celui-ci a estimé qu’une solution à l’amiable pouvait être trouvée si le CSFA présente ses excuses et dédommage les familles des victimes. Quant au candidat salafiste à la présidentielle, le cheikh Hazem Abou Ismaïl, il a expliqué, le 9 janvier, qu’un retrait pacifique de l’armée de la vie politique en échange de l’immunité est « une solution pragmatique pour réconcilier le peuple et les militaires, qui ont les armes, un réseau d’intérêts et des soutiens internationaux ».

Ras-le-bol

De son côté, le CSFA semble déterminé à conserver son influence. Le 7 décembre 2011, les militaires ont organisé une conférence de presse pour annoncer aux correspondants des médias internationaux que, « l’Égypte vivant les premières étapes de sa démocratie, le Parlement n’est pas représentatif de tous les pans de la société », ajoutant qu’ils étaient déterminés à faire face à la vague salafiste.

Rassemblement sur la place Al-Tahrir à l’occasion de la commémoration du déclenchement de la révolution, le 25 janvier.

© Khalil Hamra/Sipa

Théoriquement, le rôle politique de l’armée ne devrait pas être consacré par la Constitution. « Si c’est le cas, la Constitution sera rejetée lors du référendum », explique Raafat Fouda. Celui-ci rappelle que c’est la norme supraconstitutionnelle d’Ali al-Selmi « qui a fait tomber le gouvernement d’Essam Charaf. Les Égyptiens en ont assez des militaires. On a eu Nasser, Sadate, Moubarak. Que des militaires au pouvoir, et voilà où ça nous a menés ». Mais les choses pourraient prendre une autre tournure. « Je doute que l’institution militaire abandonne le pouvoir, prévient Wafiq al-Ghitani, coordinateur général du parti libéral historique Al-Wafd. Même si le conseil militaire cède le pouvoir aux civils, il va continuer à exercer son influence sur la vie politique. »

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