En Tunisie, le projet de conciliation pénale enterré ?

Le limogeage par Kaïs Saïed de Makram Ben Mna, président de la commission de conciliation pénale, scelle-t-il l’échec du dispositif imaginé par le chef de l’État pour récupérer des fonds détournés ?

Makram Ben Mna et Kais Saied© Présidence de Tunisie © Présidence de Tunisie

Publié le 24 mars 2023 Lecture : 5 minutes.

Makram Ben Mna, le magistrat qui présidait la commission nationale de conciliation pénale, n’en revient toujours pas. Pourtant, son limogeage, annoncé le 21 mars, n’a surpris personne en Tunisie, sauf lui. Son tort ? Avoir sous estimé l’importance que ce projet revêtait aux yeux du président Kaïs Saïed, qui l’avait désigné à ce poste en novembre 2022. L’agacement et la colère que le chef de l’État a montrés, le 16 mars, en constatant, lors d’une visite surprise à la commission, qui dépend de la présidence, une absence de résultats, en disent long sur l’intérêt du locataire de Carthage pour le dossier.

Le 23 mars, Makram Ben Mna a fini par s’épancher sur les ondes de Shems FM. Sans y dire grand chose d’ailleurs, mais cette intervention lui a valu une couverture médiatique qu’il n’avait pas connue en tant que chef de la commission. Sur le fond, lui qui n’hésitait pas à flatter le président avec force courbettes et compliments impute maintenant son échec à des retards administratifs et sous entend l’existence d’un « agenda mafieux » pour entraver la conciliation pénale.

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Un argument avancé sans l’ombre d’une preuve et qui risque de le décrédibiliser un peu plus, sans pour autant embarrasser le pouvoir, plus soucieux des résultats que des états d’âme des uns et des autres.

La conciliation pénale a été instaurée par décret en mars 2022. Avant cela, Kaïs Saïed avait marqué les esprits en annonçant qu’au travers de ce mécanisme il comptait récupérer des milliards de dinars – 13 500 milliards précisera-t-il plus tard. Une somme appréciable pour un pays proche de « l’effondrement » économique et financier, pour reprendre le terme employé par le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell.

Mais depuis l’annonce de sa création, la commission patine. Selon Ben Mna, cette lenteur est due aux contraintes liées à la mise en place de l’instance. La désignation des membres de la commission n’est par exemple intervenue que plus de six mois après son lancement, tandis que leur prestation de serment a eu lieu un mois plus tard, et qu’il a fallu ensuite parachever le règlement intérieur. Des délais qui ont pu paraître trop longs, d’autant que la commission devait clore ses travaux fin juin 2023.

Un projet mûri de longue date

Le processus de conciliation pénale lui-même est la pierre angulaire du système que Kaïs Saïed veut mettre en place. Certains le résument comme une manière de prendre aux nantis pour donner aux démunis, mais le projet est beaucoup plus complexe.

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Celui qui n’était alors qu’un spécialiste du droit constitutionnel l’a abondamment présenté, depuis 2012, lors de ses passages sur les plateaux télévisés. Il l’avait même soumis à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), sans susciter leur intérêt. Pour un fidèle du locataire de Carthage, cette indifférence était le signe que l’idée était « à contre-courant d’un hémicycle corrompu, où la justice sociale n’était qu’un slogan ». Il a fallu que Kaïs Saïed accède, en 2019, à la magistrature suprême, puis opère, à partir de 2021, une profonde refonte politique pour que le projet soit enfin promu.

Tenant pour acquis que l’ancien régime, mais également la classe politique et le monde des affaires de la dernière décennie ont spolié le peuple par des actes de corruption ou des malversations, et ainsi freiné le développement du pays, Kaïs Saïed se propose, avec le dispositif de conciliation pénale, d’éteindre l’action publique ou les poursuites lancées contre les fraudeurs et de les faire bénéficier d’une amnistie en échange de la récupération des fonds détournés.

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Fonds qui devaient ensuite être attribués aux régions, et en priorité aux plus nécessiteuses. Les personnes poursuivies, en général des dirigeants ou des chefs d’entreprise, devaient s’engager à prendre en charge et à faire aboutir des projets structurants, en proportion des sommes concernées. Une procédure simple, au moins dans son principe, qui fait écho a des revendications populaires portées par différents mouvements contestataires, dont « Manech msemhine » (« Nous ne pardonnons pas »), qui exigeaient une reddition des comptes.

« L’argent est là, et ceux qui ont spolié le peuple sont disposés à recourir à la conciliation pénale. Vous avez toutes les preuves et les dossiers, à commencer par le rapport de 2012. Vous avez aussi le pôle financier. Tout est disponible », avait lancé le président Saïed aux membres de la commission, se fondant sur les travaux de la commission nationale d’investigation sur les faits de corruption et de malversations – connue comme la « Commission Abdelfattah Amor », du nom du doyen et éminent juriste qui l’a présidée en 2011, et dont Kaïs Saïed était très proche. Pour lui, l’opération était simple.

C’est cette commission qui, une fois son travail accompli, a établi une liste de 460 responsables de faits de corruption et autres dépassements, et estimé le total de l’argent détourné à 13,5 milliards de dinars (soit plus de 10 % du PIB de 2019, qui était de 110 milliards de dinars). Devenu président, Kaïs Saïed entendait bien récupérer ces fonds. Il l’avait d’ailleurs clairement signifié au président du patronat, Samir Majoul, dès juillet 2021, ne tenant pas compte des arguments de ceux qui craignaient que le dispositif ne provoque une rupture avec les entreprises privées du pays, qui se sentaient visées par les accusations.

Beaucoup de cas déjà jugés

Le rapport de la commission Abdelfattah Amor avait d’ailleurs suscité certaines critiques. « C’est un travail trop rapide, qui tire des conclusions hâtives, approximatives et souvent sans autre fondement que des on dit », explique ainsi un avocat, qui rappelle que plusieurs des responsables visés ont déjà été poursuivis, voire condamnés, depuis 2012, et que rouvrir certains de ces dossiers obligerait à revenir sur la chose jugée.

Certains des contrevenants ont en effet purgé des peines de prison et versé des amendes. D’autres ont été acquittés ou ont bénéficié d’un non lieu. D’autres encore sont décédés, et quelques-uns ont entamé une procédure de conciliation avec l’Instance Vérité et Dignité, dont le mandat s’est achevé en 2018. L’évaluation de la corruption a aussi englobé la valeur des entreprises confisquées au clan Ben Ali, des crédits bancaires honorés, mais aussi des fortunes dont les détenteurs ont depuis prouvé l’origine légitime, souvent ancienne et familiale.

Autant d’éléments qui viennent confirmer les déclarations de Makram Ben Mna selon lesquelles le pactole supposé ne serait pas de 13,5 milliards de dinars mais plutôt de « quelques centaines de millions de dinars seulement », dont une grande partie concernerait des faits s’étant déroulés lors de la dernière décennie.

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