Christophe Person : « Nous avons besoin d’avant-gardes africaines »

Pionnier des ventes aux enchères consacrées à la création africaine contemporaine, cofondateur de la Biennale internationale de sculpture de Ouagadougou, ce fin connaisseur du marché de l’art vient d’ouvrir une galerie à Paris. Rencontre.

Christophe Person dans sa galerie, à Paris, le 17 mars 2023, lors d’une exposition de l’artiste ghanéen Joseph Kojo Hoggar. © Bruno Lévy pour JA

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 7 avril 2023 Lecture : 13 minutes.

Cofondateur, avec le photographe burkinabè Nyaba Léon Ouedraogo, de la Biennale internationale de sculpture de Ouagadougou (BISO), le Français Christophe Person est, depuis une dizaine d’années, un fidèle des grands événements liés à l’art africain contemporain. Aiguisant son regard de biennales en expositions, de foires en ateliers d’artistes, il s’est d’abord fait connaître en organisant des ventes aux enchères au sein de la maison Piasa, puis chez Artcurial, à Paris.

Il y a quelques mois, il a ouvert une galerie portant son nom au 39, rue des Blancs-Manteaux, dans le IVarrondissement de Paris. Au programme des mois à venir, le Ghanéen Joseph Kojo Hoggar (mars-avril), le Camerounais Samuel Fosso (mai-juin), son complice le photographe Nyaba Léon Ouedraogo (juin-juillet), la Marocaine Ghizlane Sahli (juillet-septembre), ainsi que des expositions collectives (L’art en guerre, Pop Africa…). Rencontre, à Paris, avec un observateur attentif et lucide.

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Jeune Afrique : Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à l’art africain contemporain ?

Christophe Person : Cela ne fait pas très longtemps. Après un master en développement durable, à HEC, j’ai travaillé dans la finance et l’investissement pour la fondation du groupe Crédit Agricole, qui montait des projets dans des pays en développement. J’ai alors acquis un véritable intérêt pour les questions liées au développement et pour le continent africain.

En même temps, j’ai toujours été passionné d’art, même si je n’ai pas eu, plus jeune, la possibilité de faire des études dans ce domaine. En 2014, j’ai décidé de quitter la banque pour suivre, chez Christie’s Education, à Londres, une formation qui portait sur l’histoire de l’art et le fonctionnement du marché. J’ai beaucoup voyagé, notamment à Venise pour assister à la Biennale d’art, qui, cette année-là [2015], était placée sous le commissariat d’Okwui Enwezor et accueillait de nombreux artistes africains. J’ai eu un choc, car le choix qui avait été fait était très éloigné des a priori, modelés sur l’ethnographie, que j’avais sur l’art africain.

Les artistes africains de la nouvelle génération ont un point de vue pertinent sur les sujets de société

Est-ce ce choc qui vous a poussé à approfondir vos connaissances ?

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Oui, j’ai alors décidé d’orienter mes travaux de recherche sur l’émergence du marché de l’art africain contemporain. J’ai développé ma propre perception de celui-ci au fur et à mesure de mes lectures et de mes études. Je me suis rendu compte que, même s’il existait déjà un marché de l’art africain contemporain – notamment à Paris, avec les expositions que l’on connaît –, la biennale de Venise et le développement de la Foire 1-54, à Londres, annonçaient un basculement tant sur le plan de la production artistique que du point de vue de l’intérêt des collectionneurs.

C’est-à-dire ?

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J’avais le sentiment que l’art africain contemporain tel qu’on le connaissait avant les années 2000 suscitait l’intérêt de collectionneurs qui aimaient davantage l’Afrique que l’art en soi. Parallèlement, cet art africain se transformait en un art des diasporas, et les artistes tenaient des propos très pertinents sur les sujets de société les plus actuels, liés à l’environnement, à l’identité, aux migrations.

Ceux dont on avait vu les œuvres à l’exposition Magiciens de la terre [à Beaubourg, en 1989] et qui étaient promus par certains marchands étaient plutôt des plasticiens repliés sur l’Afrique. La nouvelle génération compte, elle, des artistes plus ouverts sur le monde parce qu’ils vivent entre plusieurs pays – souvent leur pays d’origine et un pays occidental –, ce qui leur donne un point de vue global et pertinent sur les sujets de société. J’ai voulu comprendre d’où venait cette production et essayer de prévoir la manière dont ce marché allait se développer. J’étais intéressé à la fois par la création et par l’écosystème du marché.

Vous avez commencé votre nouvelle vie en organisant des ventes aux enchères d’art africain contemporain chez Piasa…

Je suis arrivé au bon moment, car il y a eu cette biennale de Venise, l’émergence des foires 1-54 à Londres, puis AKAA à Paris. J’ai observé ce que faisaient les maisons de ventes et j’ai remarqué que la première à avoir organisé des enchères consacrées à la création africaine contemporaine était la maison Bonhams, très orientée vers l’Afrique du Sud et le Nigeria. Il y avait là l’occasion de développer un marché.

Vous avez alors intégré Piasa et organisé des ventes, parfois avec des artistes qui n’étaient pas encore connus ou représentés par des galeries…

Piasa avait fait une vente, en 2014, avec le marchand André Magnin. Pour ma part, j’ai commencé en 2016. La démarche était en partie opportuniste parce que j’avais constaté que de nombreux artistes n’avaient pas de vitrine, la plupart n’étant exposés ni à Paris ni en Afrique. Une vente aux enchères leur donnait l’occasion de montrer et de vendre leurs œuvres. Voire, souvent, d’intégrer une galerie.

En observant le profil des acheteurs, j’avais également constaté que nombre d’entre eux, bien qu’intéressés par l’art africain contemporain, ne faisaient pas l’effort d’entrer dans une galerie spécialisée. Ils se satisfaisaient d’une sélection d’artistes issus de différents pays et ayant créé à différentes époques. L’idée était de leur proposer un choix réfléchi, construit, de bonne qualité, une sélection représentative, avec des géographies et des thèmes différents.

Vous avez alors quitté Piasa pour rejoindre la maison Artcurial ?

Je suis resté chez Piasa pendant six ans. Ensuite, j’ai rejoint Artcurial entre 2021 et 2022 et, aujourd’hui, j’y suis toujours consultant.

Je m’intéresse à une démarche de création pure, difficile à dénicher car nombre d’artistes se copient les uns les autres

Vous nous avez parlé de votre rencontre intellectuelle avec l’art africain contemporain. Mais quelle a été votre première rencontre émotionnelle avec une œuvre, un artiste africains ?

C’était avant, à l’occasion d’une mission humanitaire au Burkina Faso, dans le cadre d’une association visant à faciliter l’accès à l’eau dans le Sahel. Logé à l’hôtel Karité Bleu, qui exposait des œuvres d’art, j’avais acquis des compositions de Donatien Yaméogo. Inspirées de Ouattara Watts, elles étaient un peu mystérieuses, faites de peinture, d’éléments de bois collés et de visages en terre cuite. Assez bon connaisseur de l’histoire de l’art occidental, je découvrais-là quelque chose de très différent. J’ai compris qu’il existait des créateurs comme je n’avais pas l’habitude d’en voir, qui proposaient des approches très singulières. Yaméogo était engagé dans une véritable démarche créative, même si on ne parle plus trop de son travail aujourd’hui. En Afrique comme ailleurs, je m’intéresse, indépendamment des thèmes traités, à cette démarche de création pure. C’est ce que je continue de rechercher.

Est-ce cela qui vous a incité à ouvrir une galerie ?

J’en ai toujours eu envie. Quand j’ai décidé de changer de carrière et de quitter la finance, j’avais déjà cela en tête. Mais, à l’époque, je n’avais ni les réseaux ni les moyens. Ce projet, que je mûris depuis longtemps, m’a pris huit années – parfois il faut savoir être patient ! Durant ce laps de temps, l’écosystème a énormément évolué. En 2016, en France et même en Europe, j’étais pratiquement le seul à proposer de l’art africain contemporain dans des ventes aux enchères comme sur le premier marché [quand une œuvre est présentée dans une galerie ou une foire pour la première fois].

Aujourd’hui, la concurrence est très vive. Toutes les grandes maisons s’y sont mises, et ont développé une nouvelle spécialité : le « très contemporain », toutes géographies confondues. Il est devenu compliqué de faire face à cette concurrence. Nombreux sont les artistes que j’aime et que je souhaiterais accompagner sur le long terme. Les ventes aux enchères sont des opérations d’assez court terme, que l’on monte pendant trois ou quatre mois en consacrant beaucoup de temps aux vendeurs. Certains artistes sont difficiles à vendre ainsi parce que leur pratique requiert davantage de travail de médiation et de pédagogie que quelques lignes d’explication dans un simple catalogue. En particulier aujourd’hui, puisqu’une grande partie des transactions passe par le digital, et que l’on accorde moins de place aux textes.

Pour moi qui ne suis pas Africain, c’est un défi d’appréhender ce continent, de saisir les dynamiques qui sous-tendent la création d’une œuvre

Quelle est l’orientation de votre galerie ?

J’aimerais beaucoup continuer à travailler avec des Ougandais, car j’ai été très touché par cette scène artistique lorsque je me suis rendu à la Biennale de Kampala, en 2018. Mais, comme je le disais précédemment, ce qui m’intéresse dans l’art, et pas seulement dans l’art africain, c’est d’être confronté à une véritable démarche de création. C’est assez difficile à dénicher dans le paysage actuel, où nombre d’artistes se copient les uns les autres, voire se copient eux-mêmes parce que « cela plaît au marché ». Je crois que l’on va arriver au terme de ce genre de pratiques, où trop d’œuvres se ressemblent.

La Galerie Christophe Person continuera-t-elle de s’occuper d’artistes liés au continent africain ?

Je vais rester sur cette spécialité. Pour moi qui ne suis pas Africain, c’est un défi d’appréhender ce continent, de saisir les dynamiques historiques, géopolitiques, culturelles, cultuelles qui sous-tendent la création d’une œuvre. Même si je m’y consacre depuis quelques années, je ne fais que commencer à comprendre.

Vers quels types de médiums pensez-vous vous orienter ?

Je suis très attiré par la peinture, qui me touche particulièrement. Je suis moi-même collectionneur et j’ai envie de proposer aux acheteurs des œuvres avec lesquelles ils puissent vivre. C’est la peinture qui s’y prête le plus, contrairement aux installations ou même à la sculpture dont la commercialisation demeure assez compliquée.

Une galerie ne suffit pas. Il faut déployer, parallèlement, une stratégie digitale

Une galerie reste-t-elle un modèle pertinent pour soutenir un artiste et vendre ses œuvres ?

Je constate qu’il y a énormément de passage. Dans mes activités précédentes, en maisons de ventes, on passait trop peu de temps, à mon goût, dans les salles d’exposition, sans doute pas plus que deux ou trois jours par trimestre. Être présent en permanence dans une galerie permet de rencontrer beaucoup de monde. C’est aussi ce que souhaitent les artistes : voir leurs œuvres exposées physiquement, même si c’est encore mieux quand on peut éditer un catalogue ou obtenir une exposition dans une institution. Cela permet aussi de rassurer les collectionneurs. Présenter des œuvres dans une galerie et pas seulement sur un site internet, c’est leur assurer qu’un tiers accompagnera les artistes dont ils ont acquis les œuvres. En outre, les galeries peuvent obtenir un espace d’exposition dans les foires.

Sur le plan économique, néanmoins, une galerie ne suffit pas. Il faut déployer, parallèlement, une stratégie digitale, ce qui n’est ni simple ni gratuit. La galerie sert de socle. Pour ma part, j’aimerais en faire un lieu de vie, de débats, y organiser des conférences, comme nous l’avons fait récemment sur le textile ou sur l’École de Dakar, alterner les événement festifs que sont les vernissages et les débats à thèmes, comme cela se faisait autrefois dans les salons.

Aujourd’hui, les influenceurs sont des collectionneurs privés s’adjoignant les services de commissaires d’exposition

Comment percevez-vous l’évolution du marché, en Afrique et dans les pays occidentaux ?

Nous atteignons une étape où l’on a besoin d’avant-gardes africaines, d’un renouvellement des propositions. Le marché de l’art africain contemporain s’est développé en même temps que l’explosion du « très contemporain » vendu sur toutes les plateformes (galeries, sites internet, maisons de ventes). Simultanément, le collectionneur a acquis une importance démesurée par rapport aux institutions. Or, indépendamment de son rôle de découvreur, le collectionneur n’est pas un commissaire d’exposition. Auparavant, les « leaders d’opinion », les « influenceurs » étaient plutôt les institutions muséales. Aujourd’hui, les influenceurs sont des collectionneurs privés s’adjoignant les services de commissaires d’exposition. En outre, et en particulier durant la pandémie de Covid-19, les réseaux sociaux ont été un vecteur de diffusion de l’art.

Chacun sait que lesdits réseaux fonctionnent avec des algorithmes qui mettent en avant ce qui plaît au plus grand nombre. Il faut aussi prendre en compte toutes les discussions autour du wokisme, de la cancel-culture, et la mise en avant d’une esthétique qui n’est pas très variée et qui repose sur les mêmes approches, récurrentes et un peu consensuelles.

Par exemple ?

Aujourd’hui, le Black Portrait, si singulier, si révolutionnaire quand il est apparu – dans les années 1960-1970 à Chicago et, plus récemment, dans l’art africain contemporain – est devenu une peinture bourgeoise au même titre que l’impressionnisme quand tout le monde a commencé à en acheter. Le Black Portrait est devenu une déclinaison un peu exotique et orientalisante de l’art africain, qui séduit quelques collectionneurs. Avec beaucoup de photos hyper-esthétiques, représentant des hommes très, très beaux, des femmes très, très belles… Dans ce contexte, et pour me faire plaisir, je recherche la vraie création, c’est-à-dire des artistes capables de peindre non en fonction des algorithmes mais en trouvant l’inspiration dans leur cœur.

Y a-t-il eu un rattrapage des prix entre les œuvres créées par des Africains et celles créées par des Occidentaux ?

L’origine d’un artiste n’est plus du tout un critère déterminant pour fixer le prix d’une œuvre. Ce qui sera déterminant, c’est l’endroit où celle-ci est montrée. Une galerie généraliste ayant une renommée internationale et intégrant un artiste africain le placera nécessairement dans la même fourchette de prix que les autres. Il y a aussi une part de marketing là-dedans.

Y a-t-il beaucoup de collectionneurs africains ?

Pas beaucoup, mais de plus en plus malgré tout. En Afrique, souvent, ils ne voient pas de valeur ajoutée au fait de passer par un intermédiaire comme un galeriste. En Europe, il est assez rare qu’un collectionneur se rende dans un atelier de Montreuil pour acheter une toile à un artiste français sans passer par sa galerie. Cela ne correspond pas aux codes du marché, que les collectionneurs occidentaux respectent. En Afrique, demeure l’habitude d’aller acheter à l’atelier. Il est donc difficile de dresser la liste des collectionneurs africains en observant les ventes dans les foires, dans les galeries ou lors des ventes aux enchères, parce qu’ils évoluent dans un autre circuit.

Les collectionneurs marocains sont très dynamiques et ont adopté une approche panafricaine

Les artistes acceptent-ils cet état de fait ?

Une galerie française est très privilégiée pour ce qui est des réseaux, des contacts, de l’accès aux médias. Un galeriste peut expliquer aux artistes la valeur ajoutée qu’il leur apporte et leur dire : « Je connais tout ce monde, et je vais pouvoir montrer tes œuvres. » C’est plus difficile sur le continent, où il y a moins de journalistes, de critiques d’art et de musées. Une galerie se contente d’exposer. Ce n’est pas forcément facile de vendre, mais c’est plus facile de justifier son existence vis-à-vis des artistes.

Quelle est, dans votre travail, la proportion de collectionneurs occidentaux et de collectionneurs africains ?

Je dirais 80 %-20%. Les Marocains sont très dynamiques et ont adopté une approche panafricaine alors que, jadis, le cœur de leur collection était plutôt issu de leur pays. Leurs galeries ont accès à des relais de promotion qui leur permettent d’attirer des artistes de tous les pays. Il y a aussi beaucoup de musées au Maroc, et le royaume essaie de soutenir l’art africain par différentes actions.

Continuerez-vous à organiser la Biennale internationale de sculpture de Ouagadougou (BISO) avec le photographe Nyaba Léon Ouedraogo ?

Oui, nous venons de sélectionner une vingtaine d’artistes pour la 3e édition. Avec Nyaba on s’entend très bien, c’est un artiste très profond dans sa réflexion et je suis très heureux de poursuivre ce projet avec lui. D’ailleurs, c’est lui qui fournit la majeure partie du travail, il est l’opérateur local. Ce que j’aime aussi, dans la BISO, c’est sa dimension non commerciale. Il n’est pas facile de présenter de la sculpture, mais ce médium m’intéresse et je suis heureux d’avoir la chance de le faire de cette manière. Même s’il est  coûteux, ce projet peut avoir un impact positif sur l’écosystème. Nous sélectionnons des artistes, connus ou inconnus, et ce qui est produit dans les résidences d’artistes débouche souvent sur de vraies créations.

À quelles dépenses une personne qui voudrait commencer aujourd’hui à collectionner de l’art africain doit-elle s’attendre ?

Parmi les œuvres que je présente, les encres ont un prix de départ de 1 200 euros et le tableau le plus cher était à 6 000 euros, ce qui est relativement abordable. Quand les sommes ne sont pas astronomiques, je pense qu’il est bien de les afficher, car un visiteur qui ne sait pas si l’œuvre qu’il regarde vaut 200, 2 000 ou 20 000 euros n’osera peut-être pas demander son prix.

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