Dulcie September, trente-cinq ans déjà !
Le 29 mars 1988, la militante anti-apartheid était assassinée en plein Paris. Du classement sans suite de l’affaire au refus de rouvrir l’enquête, tout concourt à faire oublier ce mystérieux crime. Mais ils sont nombreux, aussi, ceux qui font le pari de redonner vie à cette figure historique.
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Léonard Cortana
Doctorant en cinéma à la New York University et chercheur au Berkman Klein Center de Harvard.
Publié le 30 mars 2023 Lecture : 4 minutes.
Elle était la représentante du Congrès national africain (ANC) à Paris. Dulcie September a été assassinée de plusieurs balles dans la tête au printemps 1988, au cœur de la capitale française. L’affaire avait fait grand bruit : des milliers de manifestants s’étaient rassemblés dans les rues et une foule de plus de 20 000 personnes venues du monde entier avait accompagné la militante anti-apartheid à sa dernière demeure, le 9 avril.
Depuis, plus rien ; ou presque. Comme si la machine à effacer ce personnage historique s’était progressivement mise en marche, malgré la résistance de sa famille et de ses amis. Ainsi, en 1992, la justice française a décidé de classer sans suite le dossier de son assassinat. Et, plus récemment, en décembre 2022, elle a rejeté la demande de réouverture de l’enquête déposée par la famille, arguant de la prescription de l’affaire. Les proches de Dulcie September défendaient l’idée suivant laquelle son assassinat relevait du crime d’apartheid, donc du crime contre l’humanité, lequel est par nature imprescriptible. Une procédure d’appel est actuellement en cours, mais l’assassinat de Dulcie September reste l’une des affaires criminelles les plus mystérieuses des années de l’apartheid. La seule évocation de son nom provoque de la gêne, et, chez les siens, la suspicion de déni de justice n’est jamais loin.
Projets de re-visibilisation
Beaucoup sont résolus à ne pas voir Dulcie September disparaître des mémoires. En réalité, la lutte contre son effacement commence en juillet 1996. Nelson Mandela, alors nouveau président de l’Afrique du Sud, se rend en visite officielle en France. Bousculant le protocole, il débute son voyage par la ville d’accueil de la militante, Arcueil, où il lui rend un vibrant hommage. Aujourd’hui, des communautés en ligne, et plus particulièrement la « diaspora noire digitale », multiplient les projets de re-visibilisation sur les plateformes numériques.
Qu’ils portent le nom d’archives visuelles alternatives ou de contre-mémoires, de tels projets de re-visibilisation de personnages historiques méconnus – ou littéralement effacés de l’histoire – apportent un autre regard sur la lutte pour les droits humains. Internet devient par là même un espace où l’on raconte une histoire différente de celles qui sont inscrites dans les manuels scolaires, et où les nouvelles générations échangent leurs points de vue sur le travail de ceux qui portent ces projets sensibles.
Parmi ces nombreux projets, le documentaire du réalisateur sud-africain Enver Samuel, Murder in Paris, accompagné à sa sortie, en pleine pandémie de Covid-19, d’une campagne d’impact visant à « dés-effacer » la figure de Dulcie September, notamment dans les écoles et sur les réseaux sociaux. Dans un récit éclaté entre l’Afrique du Sud, la France, l’Angleterre et la Suisse, Samuel réunit de nombreux témoins qui célèbrent l’engagement politique de l’activiste sud-africaine depuis son plus jeune âge, ses années en prison et son courage au moment de l’exil. Les internautes eux-mêmes l’admettent : connaître son histoire permet de questionner son exécution d’une toute autre manière.
Son assassinat a eu lieu au moment où les pays européens prenaient clairement conscience de l’essoufflement du régime d’apartheid, fragilisé par les sanctions et les mobilisations de plus en plus fortes des populations civiles à travers le monde. Il y avait peut-être urgence à faire disparaître September afin qu’elle n’ait jamais l’opportunité de connaître le monde postapartheid. Mais les hasthtag #justicepourdulcie #mercidulcie #rememberdulcieseptember sur les réseaux sociaux ont donné une visibilité en ligne à cette victime de l’apartheid assassinée une dizaine d’années avant la commercialisation d’Internet. Cette campagne insiste sur la nécessité de ne pas réduire Dulcie September à la seule sombre histoire de sa mystérieuse exécution. On risquerait alors de contribuer à gommer son existence en faisant tomber dans l’oubli son œuvre.
Têtes pensantes
Afin de prendre part à ce mouvement de revisibilisation de Dulcie September, la photographe Ghanwa Rana et moi avons lancé le projet Septembre en mars, en partenariat avec le collectif Fusion. Soutenu par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, il réunit des élèves de classe terminale du lycée Maryse-Condé de Sarcelles. L’objectif est que ces derniers s’approprient l’histoire de la Sud-Africaine et qu’ils réfléchissent à la manière dont son travail entre en résonance avec les luttes qu’ils veulent mener. Dans le cadre d’une série d’ateliers, les élèves se sont ainsi replongés dans les archives retraçant la lutte contre l’apartheid, September devenant un trait d’union entre les années 1980 et 2023. Ce travail, je l’avais déjà mené sous une autre forme avec mes étudiants de l’Université de Santa Barbara en Californie. Nous avions alors créé le podcast Dulcie Lives On, une série en cinq épisodes sur l’urgence de lutter contre l’effacement de grandes figures historiques. Ce 29 mars, nous avons présenté le travail des étudiants de Sarcelles, ainsi que le film Murder in Paris, suivi d’un débat, en présence du réalisateur.
Dulcie September mérite qu’on entreprenne différentes actions de réhabilitation. Sa famille et ses proches insistent, avec raison, sur une justice équitable. Cette quête de justice doit cependant aller de pair avec l’inscription de sa vie dans l’histoire générale de la lutte contre l’apartheid. Comme celles, d’ailleurs, d’autres femmes exilées : Ruth First et Jeanette Schoon, notamment, qui ont elles aussi payé de leur vie leur engagement et dont les noms restent encore largement méconnus tant en Afrique du Sud qu’à l’extérieur du pays. Comme First et Schoon, September a mené de multiples combats. En même temps qu’elle enquêtait sur les multinationales européennes qui ne respectaient pas l’embargo des Nations unies contre le régime de Pretoria, elle dénonçait le mauvais sort fait aux femmes au sein même de l’ANC. Toutes ces femmes mériteraient, les unes et les autres, que l’on témoigne le même intérêt à leurs productions intellectuelles qu’à celles de leurs homologues masculins. Loin d’être de simples organisatrices de rassemblements, elles auront aussi été des têtes pensantes de mouvements militants.
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