Jacques Attali : « Sans fédéralisme, c’est la fin de l’euro »

Quelles seront les conséquences de la dégradation par Standard & Poor’s de la note d’une série de pays européens ? Réponse de l’économiste et écrivain français Jacques Attali.

Jacques Attali dirige aujourd’hui l’ONG PlaNet Finance, très présente en Afrique. © WITT/SIPA

Jacques Attali dirige aujourd’hui l’ONG PlaNet Finance, très présente en Afrique. © WITT/SIPA

Publié le 30 janvier 2012 Lecture : 7 minutes.

Vendredi 13 janvier. L’annonce de la dégradation de la note de la France par l’agence de notation Standard and Poor’s (S&P) assomme la classe politique française. À cent jours du premier tour de l’élection présidentielle, cette mauvaise nouvelle alourdit un peu plus le bilan économique du président (et futur candidat) Nicolas Sarkozy. En réalité, la perte du triple A ne fait qu’entériner l’envolée de la dette de la France et le décrochage de sa compétitivité par rapport à l’Allemagne, l’une et l’autre déjà constatés par les marchés. Reste que ce déclassement souligne une nouvelle fois les insuffisances de la stratégie de sauvetage mise en oeuvre par l’union monétaire européenne.

Ancien sherpa de François Mitterrand, Jacques Attali est aujourd’hui président de PlaNet Finance, une ONG internationale de conseil en microfinance présente dans quatre-vingts pays, notamment africains. Il décrypte ici la décision de S&P et analyse les conséquences de la crise en France, en Afrique et dans le monde. 

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Jeune Afrique : Qui a été sanctionné par Standard & Poor’s (S&P) ? Nicolas Sarkozy pour avoir laissé filer la dette ? La France pour son modèle social devenu hors de prix ? Ou la classe politique, qui n’a pas voté un budget équilibré depuis 1974 ?

Jacques Attali : L’équilibre budgétaire n’est pas une fin en soi. Et il existe de la bonne dette. Si elle n’excède pas 60 % du PIB, si elle est consacrée aux investissements et si le taux de croissance est supérieur, ou voisin, aux taux d’intérêt, elle est même excellente. Le modèle social français n’est hors de prix que parce que l’on a massivement baissé les impôts sans réduire les dépenses publiques. Cette tendance a débuté sous le gouvernement de Lionel Jospin, en 2000. Ensuite, ce dérapage s’est accentué avec la crise financière venue d’Amérique, en 2008. La seule réponse a été de laisser filer les déficits en croyant que cette crise était passagère.

Une monnaie ne peut exister sans un pouvoir politique. L’euro ne fait pas exception.

La France est-elle promise à un nouveau plan de rigueur ?

La plupart des pays développés sont concernés : Japon, États-Unis, Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni… En France, l’équation est simple : le gouvernement a prévu en 2012 un déficit budgétaire équivalant à 4 % du PIB avec une croissance à 1 %. Avec une croissance nulle, il faut trouver 17 milliards d’euros. Et l’on approche dangereusement d’une dette dépassant 90 % du PIB. À partir de ce seuil, elle devient incontrôlable.

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Dans votre dernier livre (Candidats, répondez ! Fayard), vous adressez 153 questions aux candidats à la présidentielle. Pensez-vous que le futur hôte de l’Élysée disposera d’une réelle marge de manoeuvre ?

Il est certain qu’un programme d’ajustement s’imposera. Il n’y a pas de raison de se priver d’une TVA sociale, que les Allemands appellent d’ailleurs de son vrai nom : dévaluation fiscale. Or c’est un impôt injuste qui n’a de sens que si on le compense par une réforme fiscale globale. Mais cette dernière n’apporterait des recettes qu’à partir de 2013.

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Autre volet d’une politique de rigueur : faut-il réduire les dépenses publiques ?

Je ne veux pas me prononcer sur cette question, que j’ai préféré poser directement aux candidats. Il y a dix-huit mois, la commission que je présidais a fourni le catalogue très précis d’un « paquet » de 90 milliards d’euros de réduction de dépenses. Les 153 questions offrent en général deux choix aux politiques : augmenter les impôts ou baisser les dépenses dans des proportions variées.

Les fameuses niches fiscales représentent 70 milliards d’euros…

Réduire les niches fiscales, on peut appeler ça comme on veut, cela revient à augmenter les impôts.

Les réponses des candidats vous ont-elles convaincu ?

J’ai reçu une réponse de deux candidats, sur quatre questions. C’est un début. Il faut absolument continuer à les leur poser.

S&P sanctionne aussi les pays européens parce que leurs dirigeants ne sont pas allés assez loin pour « répondre aux problèmes financiers de la zone euro »…

L’euro disparaîtra s’il n’y a pas de fédéralisme, car une monnaie ne peut exister sans pouvoir politique. Ensuite, chaque pays doit mettre de l’ordre dans ses finances, mais si on ne fait que cela, on aura une récession cumulative. Il faut appuyer sur la pédale de frein, mais aussi sur l’accélérateur. Et ça, seule l’Europe peut le faire.

Or, en tant que structure juridique, l’Union européenne n’a pas de dette. C’est une anomalie qu’il faut corriger. La zone euro doit être dotée d’une recette fiscale autonome – que ce soit la taxe sur les transactions financières ou une TVA européenne – afin de disposer d’un budget propre, de pouvoir emprunter et de financer ses investissements. Il s’agit des euro-obligations. Et là, nous basculerions dans le fédéralisme. D’une certaine façon, nous y sommes presque, puisque la Banque centrale a ouvert toutes les vannes en achetant une grosse quantité de titres et en mettant beaucoup d’argent en circulation. Mais il faut aller plus loin.

Chargé de venir en aide aux pays en difficulté, le Fonds européen de stabilité financière (FESF) a également perdu son triple A. Or il est censé disposer de 440 milliards d’euros…

Seuls les pays triple A peuvent apporter l’argent nécessaire. L’alternative est simple : soit l’Allemagne soutient le fonds, et c’est le fédéralisme ; soit elle ne le fait pas, et l’euro disparaît.

Les Européens sont-ils en train de subir ce que les Africains ont connu dans les années 1980-1990, à savoir les fameux programmes d’ajustement structurel (PAS) ?

La Grèce en est là. Soit ces programmes sont engagés par les gouvernements, soit ils seront imposés par Bruxelles, l’Allemagne, le Fonds monétaire international et les marchés. C’est également valable pour la France. Quand Dominique Strauss-Kahn était un possible candidat à l’élection présidentielle, je disais qu’il irait en toute hypothèse à l’Élysée : soit en tant que président élu, soit en tant que directeur général du FMI…

L’Europe reste le premier partenaire commercial de l’Afrique. Peut-on craindre que la crise provoque un ralentissement de la croissance sur le continent, qui reste supérieure à 5 % ?

En 2012, le risque est réel pour tout le monde. Tout ralentit, même le commerce international. Les pays émergents, notamment le Brésil, l’Inde et la Chine, marquent le pas. Seuls les États-Unis sont véritablement en croissance. Il faut donc s’attendre à un ralentissement en Afrique en 2012 ou 2013.

Le thème du protectionnisme est très présent dans la campagne électorale française. Est-ce vraiment une solution pour sortir de la crise ?

Je ne suis pas opposé à un protectionnisme qui s’inscrirait dans une politique industrielle européenne. Or l’Europe, par une sorte de fanatisme de la concurrence, s’interdit de constituer de grands groupes européens ou de mettre en place une politique douanière que tous les autres ensembles économiques pratiquent. Mais cela n’aurait aucun sens à l’échelle nationale, ce qui nous ramène à la question du fédéralisme.

Notation : le doigt montre les nuls

« Les agences de notation fonctionnent comme un révélateur de nos problèmes. Quand un professeur donne une note, on peut toujours dire qu’il est mauvais, mais la note est là. » La métaphore de Jacques Attali renvoie au jeu du gouvernement français, qui, après avoir érigé le triple A en symbole de son volontarisme, préfère aujourd’hui tirer sur le messager.

Critiquées pour leur opacité et leur incapacité à prédire les crises depuis l’affaire Enron, en 2001, Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch continuent pourtant de se comporter en oligopole, les lois Sarbanes-Oaxley (États-Unis, 2002) et de sécurité financière (France, 2003) ayant échoué à encadrer leurs activités. Dernier exemple en date de leur myopie : les subprimes, ces produits financiers complexes que les trois agences s’obstinèrent à noter AAA jusqu’à leur dégringolade spectaculaire, en 2008. Pour Attali, « il est clair que les agences ont mal fait leur travail pendant la crise de 2008, mais elles étudient les chiffres et les solennisent par une note. Si on veut ne pas en tenir compte, il n’y a qu’une seule solution : ne pas emprunter ». Y.A.A.

L’Europe défend le libre-échange, notamment dans les négociations à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais un autre protectionnisme, fondé sur des normes environnementales et sociales, est-il envisageable ?

Il faut le faire. Les Européens ont choisi de donner la victoire aux consommateurs, car il y a un théorème simple : tout consommateur est un électeur, moins de la moitié des électeurs sont des travailleurs. Cette tyrannie du consommateur-électeur, qui veut acheter toujours moins cher, est suicidaire. Sauf si nous avons l’intelligence, pour reconstruire notre industrie, d’investir massivement dans l’éducation et l’innovation pour être en avance sur les Chinois et les autres. Ce que nous ne faisons pas.

Que faire pour contrebalancer le déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale vers l’Asie ?

Il y a trente ans, j’avais annoncé ce mouvement vers le Pacifique dans un livre. Une grande question de la prochaine présidentielle concerne la relation de l’Europe avec l’Afrique. Si l’Europe fédérale fait le choix de la francophonie, qu’elle développe un partenariat avec l’Afrique et intègre la Turquie, qu’elle se fixe comme priorité le développement du monde arabe, nous pouvons redevenir la première puissance économique mondiale. Pour la France, le développement de la francophonie [triplement en trente ans du nombre de locuteurs, ils seront 600 millions en 2040] représente un réel potentiel de croissance.

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Propos receuillis par Youssef Aït Akdim et Philippe Perdrix

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