En Tunisie, La Goulette n’est plus (vraiment) ce qu’elle était
Port de pêche, station balnéaire des Tunisois, foyer historique d’une forte communauté juive, La Goulette n’est plus que l’ombre d’elle-même. Reste la nostalgie d’un âge d’or que la plupart des visiteurs actuels n’ont pas connu.
Entre la mer, le canal et la ligne de chemin de fer, La Goulette (Halq el-Oued, en arabe) semble être un avant-poste naturel de Tunis, dont elle a été le port marchand pendant des siècles, avant que n’accostent les navires de croisière et les ferries. C’est là que, le 1er juin 1955, une foule en liesse accueillit un Habib Bourguiba triomphant, à son retour d’exil. Mais c’est là aussi que des silences lourds ont accompagné les vagues de départs successives de communautés qui avaient beaucoup perdu avec l’indépendance.
Mais La Goulette a su entretenir pendant plus de deux décennies l’illusion d’un havre du vivre-ensemble qui a beaucoup inspiré le cinéma. Après Férid Boughdir et son Été à La Goulette, c’est au tour du jeune réalisateur Yassine Redissi d’opérer un saut générationnel avec un documentaire dont le titre assure Je reviendrai là-bas. Une promesse dédiée à La Goulette, paradis natal et perdu d’Henri Tibi, chanteur de rue à Besançon (France).
Ces ritournelles évoquent un âge d’or, un moment de grâce où la vie semblait être d’une infinie insouciance aux arômes de bons petits plats. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une avenue – qui n’a d’ailleurs d’avenue que le nom – où pour quelques heures par jour, surtout après le coucher du soleil en été, La Goulette retrouve des airs de jeunesse malgré les fausses notes architecturales qui déparent cette avenue Roosevelt où les restaurants tentent d’attirer le chaland.
Razgallah, Lucullus, Le Café vert…
« La belle fraîcheur, ici le poisson saute de la barque dans l’assiette ! » lance l’un des innombrables serveurs depuis le seuil de son établissement aux clients qui hésitent entre une enseigne et une autre. Sur l’avenue Roosevelt, elles semblent alignées, côte à côte, et envahissent les trottoirs, toujours dans la bonne humeur et un certain désordre.
Les plus nostalgiques cherchent « Razgallah », « Lucullus », « La Spigola » ou « Le Café vert », tandis que les plus jeunes créent leur future nostalgie avec des établissements plus branchés. La Goulette, avec son air vintage, est toujours tendance, mais depuis un peu plus d’une décennie, Roosevelt, à l’heure de l’iftar, devient le temple de la chorba et du complet poisson.
Tous les restaurants, ou presque, proposent un menu unique, pratiquement le même, servi dès que l’appel du muezzin marque la rupture du jeûne. Il faut avoir réservé une table, souvent à même le trottoir et avec un bout de papier en guise de nappe. Mais ici, on se damnerait pour une croustillante brick à l’œuf à la Goulettoise ou un poisson avec sa tastira, émincé de légumes frits aux épices.
Petite-Sicile
La bonne bouffe, celle des plats simples du quotidien, a été le ciment qui a permis un certain vivre-ensemble à La Goulette. La bourgade, qui s’étire sur une langue de terre, est d’abord un lieu de pêche. Peu savent que le port de pêche existe encore, à quelques encablures du fortin espagnol de la Karaka, devenu un espace de spectacles en plein air. Le port, comme écrasé par un mur d’enceinte de paquebots ancrés plus loin à l’embouchure du chenal de Tunis, semble vivoter, mais, en fin de journée, il s’anime, et les barques partent vers le large où les lumières des lamparos, durant les nuits sans lune, dessinent une nouvelle rive.
Souvent originaires de Sicile, les pêcheurs se sont installés dans le quartier de la Petite-Sicile, où se perpétue toujours, après une brève interruption, le rituel de la procession de la madone de Trapani, patronne des pêcheurs. « La Madone est sortie », disent les musulmans, qui eux aussi adressent une prière à la sainte. Nombreux sont ceux qui rappellent qu’autrefois la sortie de la madone marquait la fin des baignades.
La Petite Sicile est demeurée un quartier familial, un peu en marge du centre de la cité balnéaire. Cela l’a sauvé des convoitises immobilières, dont certaines œuvres ont enlaidi La Goulette. Imed Trabelsi, neveu de Leïla Ben Ali, avait mis la main sur le quartier des Bratels (Auvents), où un dédale de maisons blanches aux portes bleues et vertes terminait sa course dans un espace vert, lieu de rencontre des habitants qui venaient prendre le frais le soir.
Cette agora, véritable cliché d’une Méditerranée éternelle, a été détruite pour un obscur projet immobilier qui n’a jamais vu le jour. Il en reste un terre-plein ouvert sur la mer, mais rares sont ceux qui, dans les alentours, installent, devant leur porte sur le trottoir, leurs chaises longues pour entamer de longues discussions avec leurs voisins. Cette habitude se perd : « Les anciens sont partis, les familles vivent à un autre rythme, mais personne n’oublie qu’il est de La Goulette », raconte un poissonnier du marché, qui dit faire plus de chiffre qu’avant mais perdre ses habitués.
Les communautés se sont délitées
Désormais, toute l’activité est centrée autour de l’axe Roosevelt et du front de mer, où les cafés avec vue se sont substitués aux maisons minuscules où des familles modestes passaient les mois d’été au frais. Un été à La Goulette est une tradition qui perdure, d’autant que le fameux TGM – ligne du train Tunis-Goulette-Marsa – met le bord de mer à 15 minutes du centre de la capitale.
Une manne pour les plagistes et les cafés, mais ces flux et reflux de population ont participé à effacer La Goulette d’antan. La bourgade, qui était attachée à ses petits métiers et à ses communautés, s’est dépeuplée après la guerre du Kippour, en 1973, avec le départ, par crainte de représailles, de très nombreux juifs tunisiens. Dont ceux de La Goulette.
Les communautés s’en trouvent aujourd’hui réduites, souvent, à quelques personnes âgées coincées dans une bulle temporelle, et seule quelques activités culturelles évitent un effritement de la mémoire. Les jeunes des années 1970 sont partis pour leurs études, ont fondé leur famille ailleurs et sont rarement revenus. Parfois, leurs petits-enfants viennent en quête d’un brin de cette atmosphère unique. Mais le temps et les hommes estompent les survivances, et ne restent que des souvenirs, comme usurpés.
C’est ce que chante Aurélie Saada en souvenir des bombolonis, les beignets frits de sa grand-mère. Les retours au passé sont parfois ratés ou insoutenables pour les plus jeunes. Finalement, au fil du temps, certains se disent que le vivre-ensemble n’a été qu’une expression un peu vide. « Nous avons su manger ensemble, nous inspirer de la cuisine des uns et des autres. Mais avons-nous vécu ensemble ? », s’interroge Anas, qui prépare un ouvrage à partir des souvenirs de son grand-père, Goulettois et restaurateur.
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