Présidentielle française : pour qui votent les minorités ?
Les minorités dites visibles constituent un réservoir de suffrages considérable encore largement inexploité par les partis du gouvernement. Hélas, incapables de parler d’une seule voix, elles auront bien du mal à peser sur le prochain scrutin présidentiel.
Sanglée dans un tailleur noir, chignon impeccable, Calixthe Beyala se tient droite sur sa chaise. Elle qui se définit comme une intellectuelle engagée a lancé, en novembre 2011 à Lille (nord de la France), son « lobby noir », le Mouvement des Africains-Français (MAF). Pour, dit-elle, « apprendre aux Africains-Français à se réapproprier certaines valeurs », mais aussi « faire prendre conscience aux minorités qu’elles sont une puissance électorale ». Il n’existe pas en France de statistiques officielles concernant les minorités dites visibles. Mais, à en croire le Conseil représentatif des associations noires (Cran), le nombre des Français d’origine maghrébine et subsaharienne oscillerait entre 2 millions et 4 millions. Autant de voix à conquérir pour les candidats à la présidentielle, en avril et mai prochains.
Depuis une dizaine d’années, de nombreuses associations multiplient les initiatives visant à valoriser la parole noire ou maghrébine. Citons le Conseil représentatif des Africains-Français de France (créé en 1996), le Collectif Égalité (1998), le Cran (2005), Africagora (1999) ou le Club Efficience (2008). « À la différence d’autres réseaux, nous ne sommes pas un mouvement de réaction prompt à porter plainte sous n’importe quel prétexte, justifie Beyala. Nous sommes un mouvement de réflexion et de construction. » Déjà, lors de la présidentielle de 2007, la romancière était aux avant-postes avec son Club Élite, aujourd’hui disparu. Avec le MAF, son objectif demeure inchangé : peser sur le scrutin en mobilisant toutes les forces sur le terrain. Moins de trois mois après sa création, le MAF, qui annonce l’ouverture de bureaux à Londres et à Hambourg, revendique 10 000 adhérents et 4 millions d’électeurs potentiels. Cadres supérieurs ou éboueurs, Marocains ou Gabonais, tous ont leur place au sein du mouvement, estime sa présidente, « parce que, dans notre société, ce sont les plus vulnérables ».
Élitisme
Sauf que, sur le terrain, les minorités visibles ont le plus grand mal à s’unir et à parler d’une seule voix. Différences culturelles ou historiques alimentent les divergences de points de vue entre, par exemple, ultramarins et Français d’origine subsaharienne. « La République est plus ou moins parvenue à gommer chez les premiers la conscience d’appartenir à la communauté noire, analyse Elikia M’Bokolo, historien et chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle a persuadé les habitants des DOM-TOM qu’ils n’avaient rien à voir avec les Français d’origine subsaharienne, ce qui a aussi contribué à éloigner les deux groupes. » Le MAF coexiste ainsi avec le Club Efficience, un collectif de cadres supérieurs d’origine subsaharienne, le Collectifdom, qui réunit essentiellement des ultramarins, le Conseil représentatif des associations noires et quelques autres, alors qu’ensemble ils seraient à la fois plus forts, plus audibles et… plus visibles.
Pour le Cran, la multiplication des clubs, pour la plupart élitistes et jouant la carte du réseau, constitue une première étape vers la constitution d’un vote noir. Après avoir frappé les esprits, en 2007, avec ses statistiques ethniques mettant en évidence la puissance électorale de la communauté, le Cran enfourche cette année un nouveau cheval de bataille : le vote obligatoire, comme en Belgique, au Brésil, en Bolivie ou en Australie. « Il ne s’agit pas seulement d’encourager le vote des Noirs ni celui des plus défavorisés, mais celui de l’ensemble des citoyens », confie Louis-Georges Tin, le nouveau président de l’association.
Pas sûr cependant que le Cran parvienne à fédérer grand monde autour de ses idées. Outre les rivalités qui l’opposent au Collectifdom, d’incessantes luttes intestines ont terni son image. Sans même parler des poursuites pour malversations financières qui pourraient bientôt être engagées contre Patrick Lozès, son ancien président, par ailleurs candidat à la présidentielle. Une démarche que Calixthe Beyala (en photo ci-contre, © Bruno Lévy, pour J.A.) observe d’un oeil fort critique.
Inciter les Africains-Français à se réapproprier certaines valeurs.
Calixthe Belyala
« Se présenter dès maintenant à la présidence, c’est comme poser la toiture d’une maison avant d’en avoir creusé les fondations. Il faut faire les choses dans l’ordre, encourager les Africains-Français à s’inscrire sur les listes électorales, puis tenter d’enlever des sièges de député, de maire et de conseiller, puis… aviser. »
Décomplexé
« Il faut d’abord être une puissance économique avant d’aspirer à être une force politique », plaide pour sa part Dogad Dogoui, fondateur d’Africagora, une « plateforme d’opportunités ». Entre 2008 et 2010, il fut membre du Cercle de la diversité républicaine au sein de l’UMP. S’il s’en est détaché, c’est parce que la question de la diversité n’est toujours pas prise en compte sérieusement par le parti majoritaire. Pour ce lobbyiste décomplexé qui revendique 3 000 adhérents, cadres et chefs d’entreprise dans trente villes de l’Hexagone et d’outre-mer, aucune organisation ne peut peser sur l’échiquier politique sans indépendance financière. « C’est le seul moyen d’être pris au sérieux, argumente-t-il. Tant que les organisations et associations qui défendent les minorités resteront dépendantes financièrement de l’État ou des partis politiques, elles leur seront redevables. » Idée partagée par Calixthe Beyala, qui jure n’avoir besoin d’aucune subvention pour financer son mouvement : « les cotisations suffisent… »
De Lozès à Tin, en passant par Dogoui et Beyala, les figures emblématiques qui militent et agissent localement sont nombreuses. Mais leur volonté d’imposer leur leadership est si forte qu’elle empêche les minorités de constituer une force capable de peser sur les élections. « Les Noirs préfèrent souvent monter sur les épaules les uns des autres pour se faire voir plutôt que d’affronter l’adversité au coude-à-coude », souligne Elikia M’Bokolo, qui évoque volontiers le Guyanais Gaston Monnerville. « Avant d’être le président du Sénat [de 1958 à 1968, NDLR], il se considérait comme le représentant de tous les Noirs de France, explique l’historien. Aujourd’hui, ceux qui parviennent au sommet, à l’exemple de Rachida Dati ou de Rama Yade, ne souhaitent pas représenter leur communauté et préfèrent jouer leur carte personnelle. »
À qui iront les voix des minorités ? « Chacun est libre de ses choix », explique Dogad Dogoui, qui reconnaît quand même que les deux tiers des membres de son business club sont plutôt classés à gauche. Tin et lui s’interdisent de donner la moindre consigne de vote, contrairement à Beyala, qui, elle, prévoit de rencontrer les principaux candidats afin d’examiner leurs propositions. Elle devrait annoncer son choix lors d’un grand rassemblement qu’elle organisera à Paris en avril.
Pour Hakim El Karoui, consultant chez Roland Berger Strategy et ex-président du Club XXIe siècle, un réseau visant à valoriser les réussites issues de la diversité, cette initiative n’est qu’un moyen parmi beaucoup d’autres de se faire remarquer. « Plus ces discours médiatiques sont caricaturaux, tranchés ou hostiles, plus ils sont entendus, commente-t-il. Mais leur impact sur le scrutin est nul. »
Le plus important, c’est le choix de candidats pour les législatives.
Yazid Sabeg, commissaire à la diversité et à l’égalité des chances.
Ancien conseiller à la diversité de Nicolas Sarkozy, Abderrahmane Dahmane promet à ce dernier une véritable déroute auprès des Maghrébins. « Il n’a pas respecté ses promesses de discrimination positive à la française, dit-il. De plus, les débats sur l’identité nationale et sur l’islam l’ont définitivement discrédité. » En 2007, Dahmane avait coordonné les réseaux d’influence chargés de capter le « vote beur ». Or ceux-ci seraient actuellement en pourparlers avec les socialistes…
Esbrouffe
Les initiatives des différents réseaux constituent le socle d’une prise de conscience politique de la question noire. « Il y a des réflexes minoritaires de personnes discriminées, assure l’homme d’affaires Yazid Sabeg (en photo ci-dessus, © Jacques Torregano, pour J.A.), commissaire à la diversité et à l’égalité des chances. Les raisons qui les poussent vers tel ou tel politique sont très rationnelles et dépendent de la prise en compte par ces derniers des questions liées à la discrimination et à l’égalité de traitement. »
Mais les minorités ont tout intérêt à rejoindre des partis de gouvernement, car c’est à partir de là qu’elles pourront effectivement changer les choses. Tant que des formations comme le PS et l’UMP ne prendront pas en compte le problème, il leur sera difficile de mobiliser les électeurs. Et d’écarter ces prophétesses et prophètes noirs qui essaient à l’esbroufe de tirer parti de la situation. Car, comme le dit Sabeg, « la manifestation de la diversité dans l’expression des partis politiques, notamment dans le choix de leurs candidats aux législatives, est en définitive le plus important ».
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Par Justine Spiegel et Clarisse Juompan-Yakam
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