Tunisie : « Puisse la raison l’emporter », par Souhayr Belhassen
Souhayr Belhassen est tunisienne et présidente de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH).
Il y a tout juste un an, Ben Ali et son clan étaient renversés. Les Tunisiens obtenaient leur première grande victoire depuis l’indépendance et libéraient par la même occasion de formidables énergies. Le citoyen, l’individu libre faisait irruption dans l’espace public, bien décidé à donner naissance à une véritable démocratie ! Nombreux furent les observateurs qui exprimèrent des doutes quant à la capacité du pays à se reconstruire. Certaines craintes pouvaient être légitimes : la Tunisie passait brutalement d’un régime autocratique à une transition issue d’une révolution populaire.
Mais les Tunisiens et les Tunisiennes ont fait montre d’une grande maturité et, le 23 octobre, huit mois après la fin du régime Ben Ali, ils trempaient avec fierté et émotion leur index dans l’encre bleue et élisaient les membres de l’Assemblée constituante. Les premières élections libres et démocratiques depuis cinquante-cinq ans !
Le résultat : la victoire du parti Ennahdha. Ce sont les islamistes, principales victimes de la répression du régime Ben Ali, qui se sont imposés par les urnes, leur mouvement ayant poursuivi sur le terrain, notamment dans les régions et les quartiers populaires, sa mobilisation et son soutien aux plus défavorisés.
Leur victoire, bien qu’attendue, a toutefois surpris par son ampleur.
Le mouvement de protestation qui a conduit à la révolution a aussi débouché sur l’émergence d’un courant fondamentalement démocratique, lequel tente de poser les principes et de jeter les bases d’une société arabe moderne. Ce mouvement démocratique qui s’est lancé avec enthousiasme dans la révolution et qui l’a portée et nourrie a sous-estimé l’intérêt d’une partie de la population pour Ennahdha.
Le projet de société du parti islamiste doit-il inquiéter ? Beaucoup s’interrogent. Est-ce que la Tunisie va refermer sa parenthèse réformiste ouverte dès la fin du XIXe siècle en adoptant une autre philosophie politique, un autre projet de société ? Jusqu’à il y a peu, le parti Ennahdha faisait assaut de promesses démocratiques que les faits sont en train de démentir. Car depuis le 23 octobre, ses cadres et dirigeants ont adopté des positions qui menacent des acquis importants. Ainsi, Souad Abderrahim, élue à l’Assemblée constituante, a défrayé la chronique en accusant les femmes célibataires d’être « une infamie ». D’autres dirigeants ou membres d’Ennahdha ont remis en question la loi sur l’adoption plénière d’enfants, laquelle existe en Tunisie depuis 1958, ce qui en fait une exception dans le monde arabo-musulman. Il est également significatif que le premier dirigeant du monde arabe reçu par Ennahdha soit Ismaïl Haniyeh, le dirigeant du Hamas palestinien. Les quelque 2 000 militants du parti au pouvoir qui l’ont accueilli ont scandé, entre autres, des slogans antisémites. Pis, les autorités n’ont à ce jour pas condamné les actions violentes des salafistes lors de projections de films qu’ils jugeaient sacrilèges, contre les synagogues et les maisons closes, ainsi qu’à l’intérieur même des universités. Enfin, les salafistes ont été jusqu’à imposer leur loi dans le village de Sejnane (nord-ouest de la Tunisie).
Les craintes ne sont seulement celles d’une "élite occidentalisée".
Ces comportements et le silence du gouvernement suscitent, dans une grande partie de l’opinion, de vives inquiétudes. Et ces craintes ne sont pas le propre d’une « élite occidentalisée ». Elles se diffusent dans toute la société, profondément façonnée, qu’on le veuille ou non, par plus d’un demi-siècle de modernisation. Une chose est certaine, c’est que leur mobilisation pour dénoncer ces propos et ces actes montre que les Tunisiens ont été, jusqu’à présent, réactifs et modérés. Si l’année qui vient de s’écouler a laissé entrevoir des déchirures, des tâtonnements et des désaccords, elle a aussi et avant tout montré que, chez ce peuple dont la détermination et la force ont explosé à la face du monde à la fin de l’année 2010, la raison finissait toujours par l’emporter.
On sait que la chute d’un dictateur ne suffit pas à fonder une société démocratique. Il faut installer les principes de liberté, d’égalité, de légitimité et de respect de l’autre. Sans quoi, une dictature peut en remplacer une autre. Il faut espérer que le peuple tunisien, qui a su faire preuve de courage, y échappera.
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