Tunisie : la véritable histoire du 14 janvier 2011
Sur la base de plusieurs auditions et témoignages d’acteurs directs, J.A. a pu reconstituer la chronologie de la fuite de l’ancien dictateur tunisien Ben Ali et des siens.
Un an après la fuite précipitée de l’ex-président Zine el-Abidine Ben Ali, il paraît de plus en plus incontestable que c’est le peuple tunisien qui l’a poussé dehors. Mais cette journée mémorable du 14 janvier 2011 n’a pas encore révélé tous ses secrets. Au fur et à mesure que les témoins s’expriment, des morceaux de vérité surgissent, mais aussi des soupçons de complot et de désinformation, une amnésie souvent feinte, des contradictions, ou tout simplement des faits qui prouvent que les concours de circonstances ont eux aussi joué un rôle. S’appuyant sur plus d’une vingtaine d’auditions d’anciens responsables et à la lumière d’une enquête auprès de plusieurs acteurs directs, Jeune Afrique reconstitue ici les temps forts de cette journée clé qui fit basculer la Tunisie, marquant le début du Printemps arabe.
Tout a commencé par une coïncidence anecdotique. Le 17 décembre 2010, au moment où Mohamed Bouazizi, un marchand ambulant, s’immolait par le feu dans la ville rurale de Sidi Bouzid (centre de la Tunisie) et déclenchait le mouvement de contestation, Ben Ali et son épouse, Leïla Trabelsi, ainsi que leurs enfants s’apprêtaient à embarquer à bord de l’avion présidentiel pour aller passer les vacances de fin d’année en Malaisie. Ben Ali avait promis à son fils Mohamed, alors âgé de 6 ans, de l’y emmener. Mais à la dernière minute, le voyage est reporté de quelques jours. Non pas à la suite de l’acte tragique de Bouazizi, mais parce que Leïla ne s’était pas encore remise d’une opération de chirurgie esthétique pratiquée dans la clinique aménagée au sein même du palais présidentiel de Sidi Dhrif, à Sidi Bou Saïd. La Malaisie étant trop lointaine pour un retour en cas d’urgence, c’est vers Dubaï, l’une des destinations préférées des Trabelsi, à cinq heures de vol de Tunis, que l’avion présidentiel, un Airbus A340, acquis en 2009 pour 300 millions de dollars payés par l’État, s’envole, le 23 décembre. La situation sécuritaire allant en s’aggravant, le séjour est écourté de vingt-quatre heures. De retour le 28 décembre, Ben Ali, mécontent qu’on ait ainsi gâché les vacances de son fils, prononce ce jour-là le premier des deux discours musclés qui vont attiser un peu plus la révolte. Laquelle gronde dans le centre et le sud du pays, avant de s’étendre ensuite au nord, pour finalement le « balayer », le 14 janvier.
9-10 janvier. À la première réunion de coordination entre les hauts responsables des forces de l’ordre de l’intérieur (police et garde nationale) et de l’armée, le général Ali Seriati (en photo ci-dessous. Crédit : AFP), chef de la sécurité présidentielle depuis onze ans, joue le rôle central que lui confère sa proximité avec le chef de l’État. Le général Rachid Ammar, chef d’état-major de l’armée de terre, prend dès le lendemain des dispositions pour éviter la confusion des rôles entre les opérations de maintien de l’ordre dévolues au ministère de l’Intérieur et la protection des institutions de l’État et des édifices publics, qui revient à l’armée. Se fondant sur les règles traditionnelles de l’armée républicaine, il adresse, le 10 janvier, un « télégramme administratif » aux unités militaires pour leur signifier « l’interdiction de l’usage des armes à feu, sauf accord direct du commandement ». Une copie est adressée à Ben Ali. Ammar prend ainsi les devants. « Je n’ai pas reçu l’ordre de tirer pour que j’aie à dire non », déclarera-t-il.
12 janvier. Ben Ali à Seriati : « J’ai reçu des informations émanant de soi-disant services spéciaux britanniques selon lesquelles il y aurait une taupe au sein de la présidence, sans identification et sans indication de sa fonction. » Seriati soutiendra que l’enquête aussitôt engagée au sein de la sécurité présidentielle n’a rien donné. C’était probablement une intox, comme il y en aura bien d’autres dans les cercles du pouvoir pendant les jours qui suivront.
13 janvier. La révolte ayant atteint les faubourgs de la capitale, Seriati discute avec Ben Ali de la situation sécuritaire : « Je l’ai informé que la situation était délicate et que les forces de sécurité n’étaient plus en mesure de la contrôler. » Vers 19 heures, Ben Ali prévient Seriati que « Belhassen Trabelsi [le frère de Leïla, NDLR] signale une tentative d’attaque contre son domicile du côté de La Soukra par des individus non identifiés ». Seriati envoie une patrouille sur les lieux, laquelle n’y trouve personne. Ben Ali : « Renforcez la protection des domiciles des membres de la famille Trabelsi. » À 21 heures, Seriati appelle Rachid Ammar : « Positionnez des unités militaires autour du palais présidentiel, en coordination avec la garde présidentielle. »
14 janvier, au matin. Ce jour-là, Ben Ali joue à quitte ou double. La veille au soir, dans son troisième discours depuis le début des événements, il a fait de nouvelles promesses afin de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2014. Une manifestation, à l’appel notamment de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et des avocats, est prévue dans la capitale. Le matin, dans le bureau de Ben Ali, Seriati fait son rapport des événements des dernières vingt-quatre heures. Le nombre de tués par balle s’élève à 28, dont 8 dans la capitale et ses environs (on dénombre 6 morts au Kram, à 3 km du palais présidentiel de Carthage). « Je l’informe également d’un document publié sur internet indiquant qu’un certain nombre d’internautes prévoyaient des rassemblements et des sit-in sur l’avenue Bourguiba [principale artère de la capitale] pour demander la chute du régime. J’ai faxé copie de ce document au directeur général de la sûreté nationale et au chef d’état-major de l’armée de terre. Ma conclusion : la journée de ce vendredi va être difficile. » Ben Ali ordonne alors qu’on ne divulgue pas le nombre de morts. Plus tard, le chef de l’État demande à Seriati de le rejoindre à nouveau dans son bureau, au palais de Carthage, pour prendre les dispositions conservatoires afin d’assurer la sécurité du palais présidentiel. Seriati : « Je lui ai présenté un plan d’urgence pour assurer son évacuation et celle de sa famille du palais de Sidi Dhrif [où le couple présidentiel réside] ou du palais de Carthage en cas d’attaques. Trois hypothèses : l’évacuation par mer ou par hélicoptère en direction du palais de Hammamet [à 60 km au sud de Tunis], ou par avion présidentiel vers un endroit sûr, qui était, selon moi, l’aéroport d’Enfidha [à 150 km au sud de Tunis]. Mais il ne m’est pas venu à l’esprit que cela pourrait être à l’étranger, Ben Ali m’ayant alors semblé exclure cette possibilité. »
Vers 10 heures. Ben Ali à Seriati : « J’ai été informé par des membres de la famille Trabelsi que des agents des services de sécurité habillés en civils étaient en train de guider certains manifestants vers leurs maisons. Vérifiez. » Seriati au général Ammar : « Multipliez les patrouilles militaires dans les zones résidentielles où habitent les familles Trabelsi et Ben Ali. » Réponse d’Ammar : « L’armée protège les institutions de l’État, rien d’autre. »
Peu avant midi. Ahmed Friaa, ministre de l’Intérieur, alerte Seriati : « Le nombre de manifestants devant le ministère ne cesse d’augmenter, et certains essaient de s’accrocher aux fenêtres. Que faire ? » Seriati demande à Ammar de rapprocher trois blindés, qui étaient postés en retrait, de la place d’Afrique, non loin du ministère de l’Intérieur et du siège du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti au pouvoir).
12 h 14. Seriati à Rachid Ammar : « Ben Ali m’a dit avoir reçu une information de source étrangère selon laquelle Rached Ghannouchi [le leader en exil du mouvement Ennahdha] allait rentrer au pays et s’inquiète à ce propos que l’aéroport ne figure pas dans les points protégés [par l’armée]. »
Vers 13 heures-13 h 30. Halima, la fille de Ben Ali et de Leïla (en photo ci-dessous. Crédit : Fethi Belaid/AFP), à Seriati : « Oncle Ali, les Trabelsi nous submergent [au palais de Sidi Dhrif]. Il y en a que je n’ai jamais vus de ma vie. Pourriez-vous leur trouver un avion pour qu’ils s’en aillent [à l’étranger] ? » Seriati demande combien ils sont. Vingt-sept, précise Halima. Il répond : « Je vais voir, mais le mieux est de voir avec papa. » 13 h 30-14 heures. « Balle au canon » [ce qui signifie « apprêtez-vous pour tirer »]. C’est l’ordre donné aux forces de police faisant face à la manifestation qui se déroule sous leurs fenêtres et sur l’avenue Bourguiba depuis le matin. Ahmed Friaa, au ministère de l’Intérieur, appelle Seriati : « C’est foutu, ça dégénère », dit-il en français. Seriati appelle aussitôt Ben Ali pour l’informer de ce développement. Ordre de Ben Ali transmis par Seriati à Friaa : « Empêchez les manifestants de pénétrer dans le ministère de l’Intérieur. Il faut tenir bon [en français]. »
14 h 50. Ayant eu vent de la présence d’une trentaine de membres de la famille Trabelsi à l’aéroport, le colonel Samir Tarhouni, patron de la brigade antiterroriste (BAT), décide de s’y rendre avec une douzaine de ses hommes pour les empêcher de fuir. Informé par Seriati et par un homme de sécurité présent à l’aéroport, Ben Ali s’écrie en français : « C’est très grave ! »
15 heures-15 h 30. Ben Ali prend avec l’armée les dispositions nécessaires pour instaurer la loi martiale. L’état d’urgence est décrété avec effet à partir de 17 heures. Ben Ali à Seriati (en français) : « Ce n’est plus notre affaire, c’est l’affaire de l’armée. » Au même moment, Ben Ali ordonne au général Ammar de se rendre au ministère de l’Intérieur pour y prendre la conduite des opérations de maintien de l’ordre. Le général Ahmed Chabir, directeur général de la sécurité militaire, est chargé d’assurer l’intérim du général Ammar à la tête de la salle d’opérations de l’armée de terre et de coordonner les opérations des unités de l’armée participant au maintien de l’ordre. Ben Ali à nouveau à Seriati : « Vu la situation, j’ai aussi décidé d’envoyer les membres de ma famille faire la omra [petit pèlerinage de La Mecque]. J’ai donné instruction au chef du protocole, Mohsen Rhaiem, de préparer le voyage. Prenez de votre côté les dispositions qui sont de votre ressort… Vous allez tous les deux accompagner la famille dans ce voyage. »
16 h 15. Seriati : « Au moment où le cortège de Leïla Trabelsi et sa famille venant du palais de Sidi Dhrif arrivait au palais de Carthage en vue du départ vers l’aéroport, j’ai pris ma mallette et me suis dirigé vers le bureau du président. J’ai alors été informé par téléphone par la salle d’opérations de la sécurité présidentielle qu’un hélicoptère s’approchait de l’espace du palais et que deux frégates de la garde nationale avaient mis le cap sur le port du palais présidentiel. On m’a dit que quelque 5 000 personnes venant du Kram se dirigeaient vers la présidence… »
Mehdi Ben Gaied (fiancé de Halima Ben Ali) raconte : « Seriati parlait au téléphone quand il s’est mis à crier : « Sortez ! Sortez ! » Ben Ali ouvre alors la porte de son bureau, en sort avec son épouse, Leïla, et demande : « Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? » Seriati : « Sortez ! Sortez ! Et vous avec eux. » Ben Ali : « Pourquoi, que se passe-t-il ? Je t’avais dit que je ne partais pas avec eux. » Seriati : « Sortez maintenant, et on discutera après. Accompagnez-les comme d’habitude à l’aéroport et on discutera après. » Ben Ali : « Que se passe-t-il, Ali ? » Seriati : « Monsieur le président, il y a une frégate qui tire des obus en direction du palais. » Ben Ali : « Essayons au moins de passer par le palais de Sidi Bou Saïd [Sidi Dhrif], et après, on les accompagne. » Seriati : « Sortons maintenant ! » Nous sommes donc sortis précipitamment, poursuit Ben Gaied, et nous nous sommes dirigés vers le convoi. Seriati a dit : « Suivez-moi, suivez-moi. » Et il a pris la direction de l’aéroport. Sur le chemin, son Audi a heurté une Polo grise, mais il ne s’est pas arrêté, roulant à toute allure, à tel point que Ben Ali a demandé à Leïla, qui conduisait la Lincoln [Ben Gaied s’y trouvait] de ne pas aller trop vite.
Le convoi s’est arrêté devant la porte en fer de la caserne d’El-Aouina, et Seriati s’est mis à klaxonner, puis est descendu pour frapper à la porte avec ses deux mains jusqu’à ce qu’on nous ouvre, et le convoi a pu entrer. » Seriati au pied de la passerelle : « Vous allez partir avec eux, monsieur le président. » Ben Ali : « Non ! Non ! Je ne vais pas partir, je vais rester ici. » Ben Ali se dirige vers Leïla et le groupe des Trabelsi qui se trouvaient dans le hangar. « Nous t’aimons, se sont-ils mis à lui dire, ne nous abandonne pas. » Halima, qui ne porte guère les Trabelsi dans son coeur, s’adresse à un agent de sécurité : « Donnez-moi votre arme que je les tue ! » Leïla ayant fait signe à son cousin Seif Trabelsi de monter à bord de l’avion, Halima s’écrie : « Lâchez mon père ! Sinon, je vous tue un à un ! » Seriati, qui allait embarquer aussi : « Madame, madame, monsieur le président, montez, arrêtons tout cela… » Ben Ali : « Que faire ? Est-ce qu’on va laisser le pays à son sort ? Tu restes jusqu’à mon retour. Je vais les accompagner et revenir. » Selon Rhaiem : « Seriati a répondu : « Ne revenez que lorsque je vous aurai appelé, monsieur le président. » »
16 h 43. Ridha Grira, ministre de la Défense, à Ammar, à propos de la « rébellion » des hommes de Tarhouni qui retiennent les familles Trabelsi et Ben Ali au salon d’honneur de l’aéroport de Tunis : « Le chef de l’État m’a dit qu’il y a des infiltrés intégristes qui opèrent pour les terroristes. Le président demande qu’on les élimine, qu’on leur tire dessus à balles réelles si nécessaire. » Ammar à Grira : « Un instant, un instant, que je mette le haut-parleur de mon portable pour qu’Ahmed Friaa, qui est à côté de moi, puisse t’entendre lui aussi. » À nouveau, Grira insiste pour que l’on intervienne afin de libérer les Trabelsi retenus dans le salon d’honneur de l’aéroport par des éléments de la BAT et dit à Ammar : « Éliminez-les ! Ceux qui sont à l’aéroport, il faut que nous les tuions ! Frappez ! » Ammar : « Nous allons gérer ça. Nous savons comment opérer. Mais ce sont là des hommes armés. L’aéroport est plein de monde, il risque d’y avoir beaucoup de victimes. » Grira, lors de son audition par la justice : « Je n’ai pas reçu de telles instructions du chef de l’État, et je n’ai pas transmis de telles instructions. […] Je ne me souviens pas avoir dit cela. » 16 h 45. Taïeb Lajimi, chef d’état-major de l’armée de l’air, à Grira : « Seriati vient de m’informer qu’ils arrivent pour utiliser l’avion présidentiel et demande qu’on lui facilite l’entrée de la base. » Grira : « Qu’il entre ! » Le général Chabir est également informé.
16 h 53-16 h 55. Grira à Lajimi : « Un hélicoptère de l’antiterroriste va frapper le président Ben Ali, ordonnez-lui tout de suite de s’éloigner. La présidence a des instructions pour vous tirer dessus. Éloignez l’hélicoptère immédiatement. » Lajimi : « Je n’ai pas d’hélicoptère de l’antiterroriste en sortie. Mais on va faire atterrir tous les appareils en vol. » En fait, quatre hélicoptères de l’armée ont atterri à la base d’El-Aouina entre 16 heures et 16 h 55, ramenant de Bizerte (à 60 km au nord de Tunis) des hommes de l’unité spéciale de l’armée de terre appelés en renfort sur ordre urgent de Ridha Grira, seul habilité à autoriser les vols militaires et dont la mission a été portée à la connaissance de Seriati à 15 h 48 par Lajimi. À 16 h 55, au moment où l’un des hélicoptères en provenance de Bizerte se posait sur le tarmac, le convoi présidentiel venait de pénétrer dans la base d’El-Aouina par l’entrée donnant sur la route de La Marsa. Il était composé de douze ou treize véhicules, dont l’un était conduit par Leïla avec, à ses côtés, Ben Ali, son fils Mohamed, sa fille Halima et le fiancé de cette dernière, Mehdi Ben Gaied. Le convoi s’arrête pendant trois minutes devant le salon d’honneur de la base. Seul Seriati descend, et la trentaine d’hommes de la sécurité présidentielle s’éjectent de leurs estafettes pour former un barrage, armes automatiques au poing. Voyant l’hélicoptère des forces spéciales de l’armée non loin de là, Seriati, téléphone à l’oreille, fait signe au convoi de poursuivre son chemin pour entrer à l’intérieur du hangar de l’avion présidentiel, qui n’était pas encore prêt pour l’envol. Entre-temps, Lajimi à Grira : « Le convoi est là, et Ben Ali aussi. » En fait, depuis le début de l’après-midi, la centrale de la sécurité militaire et le général Lajimi, à son bureau au ministère et en contact continu avec Grira, étaient tenus informés par téléphone des moindres détails de ce qui se passait à la base, y compris de l’arrivée à 16 h 30 de l’équipage de l’avion présidentiel.
Pendant que les préparatifs du vol se poursuivent, Seriati appelle Rachid Ammar pour s’informer des derniers développements de la « rébellion » à l’aéroport. Ammar (en français) : « C’est bien une mutinerie de la police et de la garde nationale. » Seriati : « Sécurisez la tour de contrôle. » Le colonel Elyes Zellag, l’un des adjoints de Seriati, venait de téléphoner à Tarhouni, le chef « rebelle » de la BAT, qui fut son ancien collègue à la garde présidentielle, pour savoir ce qui se passait à l’aéroport. Il rapporte alors à Ben Ali ce que lui a dit Tarhouni : « Elyes […], si tu es un homme, rejoins-nous, nous tenons les Trabelsi. » Le chef de la BAT, qui a déjà reçu dans l’après-midi des renforts de sa propre unité et le ralliement de la brigade nationale d’intervention rapide (Bnir) de la police, reçoit, pendant l’arrivée du convoi présidentiel à l’aéroport, le soutien de l’unité spéciale de la garde nationale (USGN), qui opérait dans le périmètre de sécurité du palais de Carthage. Au total, 170 hommes appartenant aux trois unités d’élite du ministère de l’Intérieur sont en « rébellion » à l’aéroport civil de Tunis-Carthage, contigu à la base militaire d’El-Aouina et partageant les mêmes pistes.
17 h 37-17 h 47. L’approvisionnement en carburant s’achève à 17 h 30. Le général Lajimi à Grira : « Le président et son fils sont montés à bord de l’avion présidentiel. » Grira : « L’avion est encore là ? Il n’a pas décollé ? Vite ! Vite ! Qu’ils fassent vite [en français]. » L’Airbus roule sur le tarmac, escorté par des véhicules de la sécurité présidentielle jusqu’au bout de la piste de décollage. L’avion décolle à 17 h 47. Le général Lajimi à Grira : « L’avion présidentiel a décollé avec Ben Ali à bord. » Grira : « Suivez l’avion avec le radar jusqu’à ce qu’il quitte l’espace aérien tunisien, et tenez-moi informé de sa destination. » Le plan de vol, déposé à 17 h 10 auprès de la salle d’opérations de l’armée de l’air, prévoyait une liaison Tunis-Djeddah. Il y a à bord, outre le couple présidentiel, leur fils Mohamed, leur fille Halima et son fiancé Mehdi Ben Gaied, ainsi que l’équipage et le personnel de service. L’appareil survole Sousse, Monastir, Sfax. À 18 h 16, l’avion fait plusieurs tours au-dessus de l’aéroport de Djerba pendant huit minutes, le temps d’obtenir l’autorisation de passage par l’espace aérien libyen, accordée par Mouammar Kadhafi, puis survole l’Égypte et atterrit à Djeddah.
Alors que l’Airbus venait de décoller, Seriati, accompagné de Rhaiem, entre dans le salon de la base d’El-Aouina. Devant un café-crème, il se laisse aller aux supputations. « Reviendra-t-il ? Je ne le pense pas. » Il donne le feu vert à Elyes Zellag, de la sécurité présidentielle, pour retourner au palais avec Rhaiem et les hommes de la sécurité, tout en recommandant qu’ils y aillent par petits groupes. Un quart d’heure après le décollage, Ben Ali appelle Seriati par le téléphone satellitaire installé à bord de l’avion pour s’assurer que toutes les dispositions ont été prises avec les autorités saoudiennes pour leur accueil à l’aéroport de Djeddah. Seriati lui passe Rhaiem, qui lui confirme que toutes les dispositions ont bien été prises. Ben Ali demande alors à Seriati d’attendre sa fille Ghazoua Zarrouk et sa famille. Ceux-ci arrivent dans le salon d’honneur dix minutes plus tard. Sur ordre de Ben Ali, Seriati doit leur procurer un avion qui les acheminera avec les autres Trabelsi à Djerba, d’où ils partiraient pour la Libye. Vers 18 heures, Seriati téléphone à Lajimi. « J’ai besoin d’un avion C-130. » Lajimi : « Pour quelle mission ? » Seriati : « Pour qu’il aille à Djerba. » Lajimi à Grira : « Ali Seriati se trouve dans notre salon d’honneur [à la base d’El-Aouina] et demande un C-130. Il y a un groupe de personnes avec lui. Il a besoin d’un avion pour aller à Djerba. » Grira ne fait pas d’objection et donne son accord, avant de se reprendre : « Que fait Seriati là-bas ? Pourquoi n’est-il pas parti avec le président ? » Cinq minutes après, Grira à Lajimi : « Demande à un responsable, qui doit être accompagné d’un homme armé, d’arrêter Ali Seriati et de lui retirer son arme et son téléphone portable. Faites-le après le départ de la sécurité présidentielle du salon d’honneur pour éviter un bain de sang. » Grira ajoute : « Seriati est en train de comploter. » Il est 18 h 30 quand un colonel de l’armée de l’air s’avance et invite Seriati à lui remettre son arme et son téléphone portable. Seriati : « Pourquoi ? Que se passe-t-il ? » L’officier : « J’ai reçu ordre de vous arrêter. » Seriati rend son arme et son portable immédiatement. « Dois-je comprendre que je suis prisonnier ? » Le colonel : « Ce sont les ordres. » Seriati : « Faites votre travail, mon fils. » Seriati déclarera que le colonel est revenu dix minutes après pour lui dire : « Le général Lajimi vous demande si vous voulez partir à l’étranger », et qu’il a répondu : « Non, rien ne m’oblige à quitter le pays. » Grira : « Mes instructions se sont limitées à arrêter l’intéressé, à l’isoler et à lui enlever son arme et ses téléphones mobiles. » Gardé dans le salon d’honneur, Seriati suit à la télévision la cérémonie pendant laquelle le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, prend les fonctions de président de la République. Sur son deuxième téléphone portable, qu’il avait conservé, il reçoit un appel de Rhaiem l’informant que le ministre d’État chef du cabinet présidentiel [Abdelaziz Ben Dhia] vient d’annoncer que le travail allait reprendre normalement le lendemain. Seriati : « Je suis en état d’arrestation. » La ligne est alors coupée. Un officier arrive et lui demande de lui remettre son second téléphone. Il est 19 heures, et Seriati est remis par l’armée de l’air à la sécurité militaire. Le dimanche 16 janvier, vers 16 heures, Seriati est transféré au tribunal de première instance de Tunis, où un juge lui annonce qu’il est accusé de « complot contre la sûreté de l’État » et délivre un mandat d’arrêt contre lui. Cinq agents civils de la présidence arrêtés après lui pour complicité seront relâchés. Seriati restera en prison, poursuivi avec plusieurs hauts responsables des services de sécurité dans l’affaire des martyrs de la révolution.
Mohamed Ghannouchi, lors de la présentation du gouvernement, à Tunis, le 17 janvier 2011. (Crédit : Fethi Belaid/AFP)
Après 18 heures. Mohamed Ghannouchi, au palais du gouvernement de la Casbah, reçoit un appel d’un monsieur qui se présente comme étant Sami Sik Salem : « Prenez vos responsabilités, monsieur le Premier ministre. Il nous faut éviter un bain de sang. Prenez la présidence, prenez la présidence. » Ghannouchi, qui n’a jamais entendu parler de son interlocuteur, lequel est le numéro trois de la sécurité présidentielle, nie être au courant du départ de Ben Ali et répond : « En cas de vacance à la présidence, c’est le président de la Chambre des députés qui est habilité à assurer l’intérim. » Sik Salem : « Et qui d’autre ? » Ghannouchi : « Le président de la Chambre des conseillers. » Sik Salem : « OK. » Fin de la communication. Ghannouchi trouve l’appel curieux et essaie de joindre Ben Ali. Le standardiste de la présidence répond qu’il n’est pas là. Il demande Seriati, mais c’est le même Sik Salem qui répond : « Je vous ai dit qu’ils sont sortis, ils sont sortis, ils ont tous pris la fuite. Le président a quitté le pays, Seriati est parti avec lui [c’est ce qu’il croyait, n’ayant pas réussi à le joindre], ils sont tous sortis et je suis resté seul au palais. » Sik Salem demande à nouveau à Ghannouchi de prendre ses responsabilités.
Le Premier ministre consulte la procédure constitutionnelle et rappelle Sik Salem pour l’en informer. Sik Salem : « Je vais vous envoyer une voiture qui vous conduira au palais. » En attendant, Ghannouchi se met à rédiger le mot qu’il va prononcer pour annoncer qu’il va assurer l’intérim du chef de l’État en vertu de l’article 56 relatif à l’absence provisoire du président. Avant de quitter la primature, il appelle Grira, qui lui confirme le départ de Ben Ali. Au palais, Fouad Mebazaa, président de la Chambre des députés, et Abdallah Kallel, président de la Chambre des conseillers, sont déjà là. Ghannouchi propose, pour commencer, de recourir à l’article 56 sur l’intérim provisoire et, s’adressant à Mebazaa, lui dit : « Vous, Si Fouad, serez président de la République demain », en vertu de l’article 57, relatif cette fois à l’absence définitive du président. Ce qui sera fait. Après avoir enregistré sa déclaration pour la télévision, Ghannouchi reçoit un appel de Ben Ali, dont on ignore qui l’a informé, sur le numéro d’un membre de la sécurité : « Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Démentez ce que vous avez dit, publiez un communiqué pour démentir ! » Ghannouchi : « Vous êtes parti sans prévenir alors qu’on est dans des circonstances extraordinaires. » Ben Ali : « J’accompagne la famille et je reviens le 15 janvier. » Ghannouchi : « On nous a invités au palais de Carthage et nous avons lu ce communiqué. » Ben Ali : « Démentez ! » Ghannouchi : « Je vous passe le président de la Chambre des conseillers. » Kallel tente de rassurer Ben Ali : « Quand vous reviendrez, nous vous accueillerons à l’aéroport, monsieur le président. »
19 h 30. Tarhouni livre le groupe des Trabelsi et des Ben Ali à l’armée, non sans avoir obtenu que la télévision vienne filmer le transfert. Les « otages libérés » rejoignent un autre petit groupe de Trabelsi à la base d’El-Aouina.
19 h 37. Grira à Ammar : « Êtes-vous avec moi ? Parlez d’homme à homme. » Ammar : « Avec vous. » Grira : « Kallel dit qu’il y a un complot contre lui, Ghannouchi et Mebazaa, et que vous êtes derrière ce complot. Ils sont prisonniers au palais de Carthage. » Ammar : « Laissez-moi tranquille, par Dieu ! Qu’ai-je donc fait pour que chaque fois que quelqu’un a un mal de tête il mette en cause Rachid Ammar ? »
Grira : « Avant d’entrer au palais de Carthage, le Premier ministre Mohamed Ghannouchi m’a demandé si j’avais confiance en l’armée. Je lui ai répondu : « L’armée, c’est moi. » Je suis resté en contact avec lui quand il est arrivé au palais afin de m’assurer que tout allait bien. À un certain moment, il a passé le téléphone à Abdallah Kallel, qui m’a demandé si j’avais confiance en l’armée, car il avait le sentiment qu’il y avait un complot. Après cela, j’ai contacté le général Ammar pour savoir quelle était sa position. Il est possible qu’il ait résumé ce que nous nous sommes dit, mais je ne me souviens pas précisément du contenu de notre échange. » Ammar : « J’ai ensuite pu contacter Kallel pour lui dire qu’il n’était pas prisonnier de l’armée ou de qui que ce soit et qu’il était libre de quitter [le palais présidentiel] à tout moment. »
20 h 20. Le général Ammar reçoit sur son portable un appel de Ben Ali : « C’est le président. Quelle est la situation dans le pays ? Est-ce que vous la contrôlez ? Pourrai-je revenir ce soir ou pas ? » Général Ammar : « Je ne peux rien vous dire pour l’instant, monsieur le président. La situation n’est pas claire. » Ben Ali : « Alors je vous rappellerai demain, mon général. » Ben Ali ne rappellera pas.
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