Afrique du Sud : l’ANC fête ses 100 ans… Et après ?

Au pouvoir depuis la fin de l’apartheid, le Congrès national africain (ANC) a fêté, au début de janvier, son centième anniversaire. Une longévité exceptionnelle pour le plus vieux parti d’Afrique, miné pourtant par des divisions et des scandales depuis le départ de Mandela.

Célébration des 100 ans de l’ANC à Mangaung, en Afrique du Sud. © Alexander Joe/AFP

Célébration des 100 ans de l’ANC à Mangaung, en Afrique du Sud. © Alexander Joe/AFP

ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 30 janvier 2012 Lecture : 6 minutes.

« Amandla ! » s’exclame Jacob Zuma. « Awethu ! » lui répond la foule. (« Le pouvoir ! », « À nous ! »). Le 8 janvier, c’est avec un vieux slogan de la lutte contre l’apartheid que le chef de l’État et président du Congrès national africain (ANC) a une nouvelle fois galvanisé les masses, dans le stade bondé de Mangaung (autrefois appelé Bloemfontein). Ce jour-là, la plus ancienne organisation politique du continent fêtait ses 100 ans. Entre l’ANC et les Sud-Africains, les décennies de combat ont forgé un lien unique dont la force se confirme élection après élection depuis l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela, en 1994.

Fondé le 8 janvier 1912 à Bloemfontein, le Congrès national des natifs sud-africains (SANNC, le premier nom de l’ANC) est une réponse directe à la création, deux ans plus tôt, de l’Union de l’Afrique du Sud, qui consacrait le rassemblement de tous les Blancs après la guerre entre les Anglais et les Boers. Pendant plus de quatre-vingts ans, le parcours des leaders du parti, ignorés et méprisés, puis traqués et emprisonnés, s’est confondu avec l’histoire tragique des Noirs d’Afrique du Sud.

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Clandestinité

Mais l’ANC n’est plus le mouvement qui luttait dans la clandestinité ou l’exil. Il est au pouvoir depuis près de dix-huit ans, et son bilan est bien loin des espoirs immenses nés avec la fin de l’apartheid. « Après son élection, Mandela nous avait dit : "Tout ne peut pas changer d’un jour à l’autre. S’il vous plaît, essayez d’être patients", se souvient Paul Mashatile, ministre de la Culture et président de l’ANC dans la province du Gauteng, qui englobe Pretoria et Johannesburg. Maintenant, les gens commencent à nous dire : "On vous a donné assez de temps comme ça." »

À la place d’un régime raciste et liberticide, l’ANC a réussi à bâtir une démocratie où les droits des minorités sont respectés. En 1999, le rigide Thabo Mbeki remplace l’icône Mandela à la tête de l’État, mais est rapidement accusé d’autoritarisme au sein du parti. L’actuel président, Jacob Zuma, lui a succédé avec des promesses de changement pour les pauvres, les sans-emploi et les syndicats, mais les problèmes persistent. Dans la première puissance du continent, plus de 25 % de la population active est encore au chômage. Depuis 1994, les inégalités sociales se sont accrues, et des émeutes secouent régulièrement les bidonvilles.

L’ANC a réussi à bâtir une démocratie où les droits des minorités sont respectés.

Petite bourgeoisie

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En 1955, la Charte de la liberté, texte fondateur de l’ANC, annonçait pourtant des réformes ambitieuses. Le monument qui se dresse en son honneur à Soweto depuis 2005 témoigne du culte que le parti continue de lui vouer. Outre l’avènement d’une démocratie multiraciale, la charte prévoyait le transfert au peuple « des richesses du sous-sol, des banques et des monopoles industriels », ainsi que la « redistribution » des terres. Le parti, autrefois adepte d’un lobbying trop poli, avait fini par se convertir aux actions de masse sous l’impulsion de la Ligue de la jeunesse, cofondée par un jeune homme téméraire, Nelson Mandela, qui écrivait dans un article resté célèbre (« La liberté au cours de nos vies ») : « La réalisation de la charte est inconcevable […] sans que ces monopoles soient détruits et la richesse nationale du pays donnée au peuple. »

En 1961, c’est avec cet objectif que Mandela met fin au pacifisme de l’ANC en créant sa branche armée, Umkhonto we Sizwe. Mais, une fois arrivé au pouvoir, après vingt-sept années passées en prison, il adoptera un tout autre programme. Mandela, désormais, a d’autres priorités. Il lui faut redresser une économie en plein naufrage, éviter le bain de sang et apaiser les peurs blanches.

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Drum social histories/Baileys african history archive

Aujourd’hui, le président de la Ligue de la jeunesse de l’ANC, Julius Malema, très populaire parmi les jeunes et les chômeurs, a retrouvé la rhétorique des années 1950, et son programme – nationalisation des mines, saisie des grandes exploitations agricoles – rappelle la Charte de la liberté. Quant à son mot d’ordre (« La liberté économique au cours de nos vies »), il s’inspire directement de celui du jeune Mandela. Mais ses excès verbaux lui ont valu, en novembre dernier, une exclusion du parti (décision contre laquelle il a fait appel), qui peine à masquer les profondes divisions de l’ANC.

« Le parti a toujours été dirigé par la petite bourgeoisie noire qui défendait ses intérêts de classe, analyse Dale McKinley, auteur de The ANC and the Liberation Struggle : A Critical Political Biography. Ses leaders n’ont adopté un discours radical que pour séduire les masses. » « Ce n’est pas un manque de volonté mais c’est vrai : nous n’avons pas pu transformer l’économie et faire en sorte que notre peuple soit mieux représenté, reconnaît Essop Pahad, ministre à la Présidence de 1999 à 2008. Mais il faut rappeler les circonstances de notre arrivée au pouvoir : les économies soviétiques s’étaient effondrées et la mondialisation du capitalisme a créé un environnement très hostile aux politiques progressistes. » L’Afrique du Sud a aussi assisté à l’effondrement de son voisin zimbabwéen, qui, en appliquant brutalement les recettes simplistes prônées par Malema, a démontré qu’un simple transfert de la propriété des terres et des entreprises ne suffisait pas.

Les Sud-Africains auront-ils la patience de soutenir l’ANC jusqu’à ce que ces efforts portent leurs fruits ?

Jusqu’à maintenant, l’ANC a privilégié une autre voie : développer les qualifications et agir sur les fondements de la croissance économique. Le gouvernement affirme que 93 % des ménages ont accès à l’eau potable, contre 62 % en 1994 ; 84 % d’entre eux ont désormais l’électricité, contre 36 % en 1994. Un système de protection sociale a été mis sur pied et bénéficie à près de 15 millions de Sud-Africains. Enfin, le système éducatif, sciemment laminé par le régime d’apartheid, enregistre de lents progrès. La proportion de titulaires du baccalauréat est passée de 21 % à 26 % entre 2002 et 2010, et celle des diplômés du supérieur, de 9 % à 11 %. Mais les Sud-Africains auront-ils la patience de soutenir l’ANC jusqu’à ce que ces efforts portent leurs fruits ?

Malversations

À première vue, le parti reste vigoureux. « L’ANC a maintenant 1 027 389 membres », s’est enthousiasmé Zuma dans le stade de Mangaung. C’est 400 000 de plus qu’en 2007, mais, pour Essop Pahad, c’est surtout un énorme défi. « Nous avons sous-estimé le changement que représente le fait d’être au pouvoir, explique-t-il. Les gens n’adhèrent plus en étant prêts à sacrifier leur vie : ils le font en pensant que cela va leur permettre de s’enrichir. »

Il ne se passe plus une semaine sans qu’une affaire de malversation fasse la une des journaux, dessinant l’image d’une classe politique corrompue.

Les réussites spectaculaires de certains vétérans ne sont pas étrangères à cette idée. L’ancien syndicaliste Cyril Ramaphosa, secrétaire général de l’ANC après sa légalisation en 1990, figure au dernier classement Forbes des hommes les plus riches d’Afrique (avec 275 millions de dollars). Après avoir passé treize ans en prison aux côtés de Mandela (en photo ci-contre, © D.R.) à Robben Island, le ministre du Logement, Tokyo Sexwale, a bâti le groupe Mvelaphanda, dont les activités s’étendent de la finance aux mines, jusqu’en RDC et en Angola. Et si les plus grandes fortunes du pays restent aux mains des Blancs, la politique du Black Economic Empowerment (discrimination positive) a permis l’émergence d’une classe de grands propriétaires, qui conjuguent souvent fortune et influence politique. Comme un symbole, ce sont des accusations de corruption qui ont failli coûter à Jacob Zuma le fauteuil présidentiel lors des élections de 2009. « C’est au début des années 1990, quand beaucoup d’anciens combattants sans le sou ont commencé à rentrer d’exil, que la corruption a commencé à s’enraciner au sein de l’ANC », observe Heidi Holland, journaliste et auteure de 100 Years of Struggle, Mandela’s ANC. Aujourd’hui, il ne se passe plus une semaine sans qu’une affaire de malversation fasse la une des journaux, dessinant l’image d’une classe politique corrompue.

Ce n’est pas sans conséquences. L’ANC perd lentement mais sûrement des électeurs. Lors du scrutin municipal de mai, mis à part dans le KwaZulu-Natal, la région de Jacob Zuma, le parti est partout en perte de vitesse. En 2014, la génération des born free, qui n’a jamais connu l’apartheid, votera pour la première fois, et elle est sans doute moins sensible aux anciens faits d’armes de l’ANC. Le parti est à la croisée des chemins. En décembre, son avenir (et celui de son président, qui arrivera au terme de son mandat) se jouera lors d’un congrès décisif à Mangaung. Là où il avait débuté, il y a un siècle, son long chemin vers la liberté.

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