La France bombarde Sakiet Sidi Youssef

La première attaque militaire étrangère contre la toute jeune Tunisie indépendante a eu lieu en 1958, et ce sont les Français qui l’ont lancée. Motif : le soutien apporté par Tunis à l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne.

Gardes nationaux tunisiens à l’entrée du village en ruine de Sakiet Sidi Youssef, le 12 février 1958. © Montage JA; KEYSTONE-FRANCE/Gamma-Rapho

Publié le 7 avril 2023 Lecture : 4 minutes.

QUAND LA TUNISIE EST ATTAQUÉE (1/4) – Le 8 février 1958, la guerre d’Algérie s’invite sur le territoire tunisien. Les forces françaises en ont assez de devoir riposter aux accrochages avec l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne, qui utilise le territoire d’une Tunisie indépendante depuis 1956 comme base arrière et bénéficie d’une aide logistique appréciable de la part des autorités de Tunis.

L’armée française décide donc de monter une opération aérienne contre Sakiet Sidi Youssef, village tunisien à la frontière algérienne qui abrite une base de l’ALN. Pour Paris, il ne s’agit pas d’une violation de territoire mais d’« un droit de suite » : les militaires s’arrogent le droit de poursuivre leurs ennemis où qu’ils se trouvent, y compris sur le territoire tunisien. Le contexte est agité et la France veut en découdre.

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Mais la violence des « événements de Sakiet », comme on les appelle encore en Tunisie, va profondément marquer les relations entre Tunis et Paris, et renforcer la détermination tunisienne de récupérer l’intégralité de son territoire, opération qui s’achèvera en 1962 avec le départ du dernier soldat français de la base militaire de Bizerte.

Le 8 février 1958 était une journée d’hiver banale. Les gens allaient faire quelques emplettes au marché hebdomadaire, récupérer une pièce mécanique ou des chaussures chez le cordonnier ou tout simplement échanger des nouvelles au gré des rencontres. La vie quotidienne d’un bourg paisible, en apparence.

À Sakiet, tous savaient aussi que la présence de groupes de l’ALN irritait l’armée française. Les gradés étaient excédés par l’appui de la Tunisie aux combattants algériens et par la porosité des frontières entre les deux territoires.

À Tunis, Bourguiba n’avait pas voulu entendre le messager du président du Conseil français, Félix Gaillard, qui lui rappelait le devoir de neutralité de la Tunisie. Péremptoire, le président tunisien avait déclaré : « Si l’action continue, je demanderai l’installation d’un régiment de l’ONU aux frontières. » Internationaliser la guerre d’Algérie n’était pas l’intention de la France, qui campait sur ses positions sans mesurer la détermination des combattants algériens.

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Une longue série d’accrochages

Mais le feu couvait depuis le début de cette année 1958. Le 2 janvier, l’ALN avait capturé, à la faveur d’un accrochage, quatre soldats français qu’elle avait conduits dans la région du Kef. Le 11 janvier, l’attaque d’une patrouille de 19 soldats français par un groupe de l’ALN venu de Sakiet Sidi Youssef faisait 14 morts et 5 prisonniers dans les rangs français.

Les forces françaises assuraient que, lors de leur repli, les combattants algériens avaient été accueillis à la frontière par des véhicules de la garde nationale tunisienne. Le 28 janvier, un avion français touché par un tir de mitrailleuse venu de Sakiet Sidi Youssef, se posait en catastrophe à Tebessa. Pour Paris, c’était trop.

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C’est le général Edmond Jouhaud, commandant de la cinquième région aérienne, qui décide alors de lancer un raid sur Sakiet en représailles. Le ministre de la Défense, Jacques Chaban-Delmas, donne un accord oral et autorise l’utilisation de bombardiers lourds. Félix Gaillard, lui, ne sera pas informé de cette opération, qui engage 25 avions dont 11 bombardiers B-26, 6 chasseurs-bombardiers Corsair et 8 chasseurs Mistral.

À Sakiet Sidi Youssef, cette matinée du samedi 8 février, jour de marché, est particulièrement animée. La Croix-Rouge et le Croissant-Rouge effectuent une distribution de vivres et d’aide humanitaire aux familles algériennes réfugiées dans la zone.

Pour les habitants, dont beaucoup ont des liens familiaux avec les populations installées de l’autre côté de la frontière, la cause est juste. « Les frontières ont été imposées, relisez l’histoire, nous sommes tous berbères, un seul peuple depuis des siècles », répète encore Khmiss, qui a assisté au bombardement de son école primaire, vers 11 heures, ce 8 février 1958, et vu mourir plusieurs camarades et un enseignant. Il avait 7 ans, mais n’a oublié ni les images, ni les explosions, ni les cris qui interrompent encore son sommeil.

Le raid des avions français vise le campement de l’ALN, installé à proximité d’une ancienne mine de plomb à l’extérieur de la ville. Mais avertis par le caïd d’un village algérien, les combattants ont eu le temps de fuir dans les campagnes environnantes. Les équipages des bombardiers s’en aperçoivent et décident d’attaquer l’école voisine, dont certains enfants affolés ne parviendront pas à se mettre à l’abri dans la mine. Puis les avions visent la place du marché et la grande rue commerçante.

« La visibilité était bonne »

Les avions passent en plusieurs vagues : certains pilonnent, d’autres mitraillent. Tous sèment la mort. En une heure, il ne reste du centre de Sakiet Sidi Youssef que ruines et désolation, avec des corps fauchés dans une tentative de fuite désespérée. « La visibilité était bonne », commentera un gradé français à Alger, tandis que Sakiet enterre ses 76 morts et soigne ses 148 blessés. Quinze garçons et cinq fillettes, tous âgés de moins de 11 ans, sont au nombre des victimes.

Pour les autorités tunisiennes, la tragédie de Sakiet, qui a frappé de plein fouet des innocents, n’est pas un simple dommage collatéral du conflit algérien où s’est engluée aveuglément la France. C’est aussi une atteinte à la souveraineté d’un pays et de son peuple. Bourguiba rompt les relations diplomatiques avec la France, expulse cinq consuls, met sous blocus les casernes françaises et organise une visite du village pour la presse internationale.

L’affaire s’internationalise. La Tunisie porte plainte devant les Nations unies, qui diligentent une médiation confiée au diplomate américain Robert Murphy et à son homologue britannique Harold Beeley. Lesquels soutiendront la position de la Tunisie. À Paris, on continue à se justifier en évoquant « une provocation des rebelles ». Le 15 avril, le cabinet Gaillard est renversé par l’Assemblée et la crise politique se conclut par le retour aux commandes du général De Gaulle. Le 17 juin, un accord entre la Tunisie et la France prévoit « l’évacuation de toutes les troupes françaises du territoire tunisien à l’exception de Bizerte ».

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